key: cord-0078242-ge3nwfv8 authors: ANNER, Mark title: Fournisseurs et travailleurs de l'habillement: les grands oubliés de la pandémie? Dynamique des rapports de force et répartition du coût des crises au sein des chaînes d'approvisionnement mondiales date: 2022-03-11 journal: nan DOI: 10.1111/ilrf.12231 sha: bc1f7cc7c9152e833eeaea4cc94e1b0ffbfd23ab doc_id: 78242 cord_uid: ge3nwfv8 Début 2020, les marques et enseignes de l'habillement ont annulé pour 40 milliards de dollars É.‐U. de commandes, aux dépens des fournisseurs et des travailleurs. Pour comprendre ce comportement, qui signale un rapport de force déséquilibré et une répartition inéquitable du coût des crises au sein des chaînes d'approvisionnement mondiales, l'auteur confronte plusieurs sources de données (enquêtes originales, entretiens, questionnaires aux fournisseurs, frise chronologique et statistiques commerciales). Il conclut que la puissance des acheteurs n'est pas absolue, comme le montre le succès de la campagne #PayUp. L'adoption d'accords contraignants n'en demeure pas moins indispensable pour protéger les fournisseurs et les travailleurs des pressions des clients. Pour les chercheurs qui travaillent sur les chaînes d'approvisionnement mondiales, la pandémie de COVID-19 doit conduire à poser cette question fondamentale: le comportement des donneurs d'ordres, des fournisseurs, de la main-d'oeuvre et des militants, et la dynamique de leur relation, tels qu'on a pu les observer pendant cette crise particulière, nous disent-ils quelque chose de nouveau sur les rapports de force au sein des systèmes considérés? Si, à l'issue de leur observation, ils établissent que ce sont les marques et les enseignes de la grande distribution qui ont assumé l'essentiel des coûts de production, alors nous pourrons conclure que les fournisseurs ont gagné en puissance par rapport à leurs clients. Si, au contraire, ce sont les fournisseurs, et partant la maind'oeuvre, qui ont assumé le gros de ce coût, alors nous pourrons affirmer que les donneurs d'ordres sont toujours en position dominante par rapport à leurs sous-traitants et qu'ils conservent donc leur statut d'entreprises «cheffes de file» (lead firm) au sein de chaînes d'approvisionnement «captives». Une autre question doit être posée ensuite: dans cette configuration, les travailleurs et les organisations qui défendent leurs intérêts peuvent-ils faire évoluer cette asymétrie aux conséquences néfastes, en mobilisant d'autres formes de pouvoir, à savoir, notamment, un pouvoir normatif ou symbolique? Ce sont ces questions que nous examinerons ici, en procédant en trois temps. Pour commencer, nous décrirons le comportement des acheteurs au tout début de la pandémie, quand les autorités nationales ont ordonné la fermeture des magasins. Ensuite, nous présenterons la campagne #PayUp lancée pour protester contre ces annulations de commandes, en décrivant l'effet qu'elle a eu sur les marques et les enseignes de la grande distribution. Enfin, nous évoquerons certaines nouvelles pratiques d'achat apparues alors que la pandémie se prolongeait, au deuxième semestre de 2020 puis en 2021. Dans notre analyse, nous utilisons les conclusions d'études précédentes, qui ont établi que le déséquilibre entre acheteurs et fournisseurs s'est encore accentué avec le retrait progressif de l'Accord multifibres (à partir de 2005) et la multiplication du nombre de fournisseurs engendrée par l'adhésion de la Chine et du Viet Nam à l'Organisation mondiale du commerce (Anner, 2019 (Anner, et 2020c . Quand on se place dans cette perspective, on s'attend naturellement à ce que les acheteurs, confrontés aux conséquences de la pandémie, cherchent à faire retomber les coûts de la crise sur leurs fournisseurs, et que ces mêmes fournisseurs tentent de répercuter cette charge, en partie du moins, sur une main-d'oeuvre qu'ils dominent. Cependant, d'autres études sur les droits au travail au sein des chaînes d'approvisionnement ont montré que les travailleurs et leurs défenseurs peuvent utiliser un moyen symbolique, celui de la dénonciation publique, pour faire pression sur les marques et les amener à renoncer à leurs pratiques (Bartley et Child, 2014; Chun, 2009) . Cela étant, certains facteurs, comme le contexte institutionnel, la structure de la société et le segment sur le marché, jouent sur l'efficacité de ce type de pressions (Ahlquist et Mosley, 2021) . Pour voir ce qu'il en était dans la pratique, nous avons mené une enquête auprès des fournisseurs bangladais, analysé les données relatives aux annulations de commandes, étudié la réaction des militants, retracé la chronologie précise des faits pour savoir à quel moment les marques avaient (parfois) fini par respecter leurs engagements, mené des entretiens structurés avec des fournisseurs au Bangladesh et dans d'autres grands pays exportateurs de vêtements, et suivi l'évolution des prix dans plusieurs pays de consommation et de production, en consultant des statistiques commerciales. Nous organiserons la suite de notre démonstration de la façon suivante. Tout d'abord, nous ferons la synthèse des études consacrées à la dynamique des rapports de force au sein des chaînes d'approvisionnement mondiales (titre 2), avant de présenter nos méthodes et nos sources de données (titre 3). Ensuite, nous décrirons la situation au tout début de la crise du COVID-19 et l'effet immédiat des annulations de commandes sur l'industrie du vêtement (titre 4), les pressions exercées sur les clients dans le cadre de la campagne #PayUp (titre 5) et les nouvelles pratiques d'achat apparues par la suite, ainsi que leurs effets sur les travailleurs (titre 6). Dans une dernière partie (titre 7), nous commenterons les enseignements tirés de notre recherche, en ouvrant la discussion sur les stratégies nécessaires pour insuffler plus d'équité dans les rapports entre partenaires au sein des chaînes d'approvisionnement de l'habillement. Très tôt, les spécialistes des chaînes d'approvisionnement mondiales 1 ont cherché à savoir pourquoi la valeur se répartissait aussi inéquitablement entre les différents niveaux du système, soit entre les producteurs, les distributeurs et les consommateurs (Bair, 2009; Dicken, 2015; Hopkins et Wallerstein, 1986) . C'est dans le cadre de ces analyses qu'est apparu le terme «entreprise cheffe de file» (lead firm), proposé par Gereffi (1994) pour montrer qui, parmi les partenaires, détenait le plus de pouvoir. Selon Gereffi, c'est parce que les donneurs d'ordres sont en position dominante qu'ils parviennent à s'approprier la plus grande partie de la valeur créée aux différents niveaux de la chaîne (ibid.). Talbot (2009, p. 103 ) précise à cet égard: «Les partenaires qui exercent la gouvernance sur un segment de la chaîne fixent les règles du jeu, et celles-ci ont une incidence sur les flux de marchandises et de valeur dans le segment en question et, par conséquent, sur la répartition de l'argent en son sein». Les pratiques d'achat sont par conséquent conditionnées par le pouvoir des donneurs d'ordres en tant qu'acheteurs, une situation que Sturgeon (2009, p. 129 ) décrit en ces termes: «Même si les entreprises cheffes de file n'en abusent pas systématiquement, leur emprise en tant qu'acheteur leur permet d'organiser l'ensemble des activités au sein de leur chaîne d'approvisionnement et de contraindre leurs partenaires à baisser leurs tarifs, élever le niveau de qualité, utiliser des équipements et des méthodes de gestion spécifiques, se fournir auprès d'entreprises données et investir sur des sites qui leur sont imposés». La recherche sur les chaînes d'approvisionnement de l'habillement montre que les acheteurs ont réussi à accroître leurs profits en exerçant une pression constante sur les prix, mais aussi en raccourcissant les délais de production et en retardant les échéances de paiement (Anner, 2019 (Anner, et 2020c . Il a été établi aussi que les fournisseurs répercutaient ces pressions sur leur personnel, là aussi en associant plusieurs pratiques: des salaires faibles, ne permettant pas aux travailleurs de subvenir à leurs besoins fondamentaux, un temps de travail excessif, des cadences toujours plus élevées et des atteintes au droit de s'organiser en syndicat et de négocier collectivement (ibid.). Nous savons encore que les femmes sont davantage touchées par ces problèmes que les hommes (Barrientos, 2019; Barrientos, Dolan et Tallontire, 2003) . Barrientos (2013, p. 44) affirme à cet égard que les pratiques d'achat agressives «s'inscrivent souvent dans des problématiques de genre, si bien que les travailleuses en sont les premières victimes». Un rapport de force est rarement définitif. Depuis le début des années 2000, les auteurs ont cherché à savoir si les déséquilibres observés au sein des chaînes de l'habillement tendaient à s'accroître ou à diminuer. Kumar (2020) fait une observation intéressante à cet égard, en indiquant que, du côté des fournisseurs, des entreprises un peu plus importantes ont réussi à gagner en puissance, justement parce que les petites structures étaient évincées du marché, faute de parvenir à faire face à la pression sur les coûts. Mais, du côté des clients, on observe aussi une tendance à la consolidation, et dans des proportions autrement plus prononcées, si l'on considère des cas comme Amazon ou Walmart. Depuis plusieurs décennies, les marques, et les enseignes de la grande distribution plus encore, tendent en effet à changer de gabarit, à la fois sous l'effet de nombreuses fusions et acquisitions, mais aussi grâce aux nouvelles possibilités offertes par l'exploitation des données et par certains dispositifs financiers. La consolidation qui a suivi a été spectaculaire, de même que la montée en puissance de plusieurs sociétés de la grande distribution (Abernathy et al., 1999) . Dans les années 2000, l'essor de plateformes de commerce électronique développées par des tiers a permis aux grandes sociétés de vente en ligne de collecter des données en temps réel sur les utilisateurs et de les exploiter pour lancer des marques ciblées et grignoter des parts de marché. Cela leur a permis de consolider leur emprise en tant qu'acheteurs (Khan, 2017) . La pandémie de COVID-19 a encore renforcé l'emprise des principales enseignes et sociétés de vente en ligne, qui ont été autorisées à poursuivre leurs activités pendant la pandémie et ont parfois enregistré une hausse de leur chiffre d'affaires. L'une des méthodes envisageables pour analyser l'évolution du rapport de force entre acheteurs et fournisseurs consiste à observer si la répartition de la valeur ajoutée entre les uns et les autres se modifie avec le temps. Pour Talbot (2009, p. 104) , «les fluctuations de la répartition du profit dans le temps donnent des indications clés sur l'évolution de l'organisation de la chaîne et de l'équilibre des pouvoirs en son sein». Une étude portant sur une période de vingt-huit ans a montré que les tarifs payés par les acheteurs aux fournisseurs (tarifs unitaires, exprimés en valeur réelle) avaient reculé très fortement après le retrait de l'Accord multifibres (Anner, 2020c) . Le poids respectif des acteurs des chaînes d'approvisionnement dépend en effet aussi de l'évolution de la flexibilité et du domaine d'intervention géographique et territorial des différents acteurs (Dicken, 2015) . Le retrait progressif de l'Accord multifibres a multiplié les possibilités de délocalisation pour les acheteurs et accru par conséquent leurs moyens de pression sur leurs fournisseurs. Si la répartition des profits donne des clés sur l'évolution du rapport de force au sein des chaînes d'approvisionnement, la répartition des coûts engendrés par les crises est également riche d'enseignements. La pandémie de COVID-19 permet une telle analyse. Ainsi, si ce sont les fournisseurs qui ont gagné en puissance, alors ils devraient être en mesure d'exiger de leurs clients un versement immédiat et total des montants dus au titre des commandes passées. En outre, puisque la pandémie a renchéri les facteurs de production de fabrication chinoise, ils devraient aussi être en mesure d'indiquer à leurs clients qu'ils ont dû revoir les prix convenus précédemment à la hausse pour répercuter le surcoût. De même, dans les pays où ils ont dû fermer leurs usines sur ordre des autorités locales, ils devraient pouvoir invoquer les clauses de force majeure inscrites dans leur contrat pour modifier les délais de livraison, sans pénalité, en indiquant que la production a pris du retard pour des raisons indépendantes de leur volonté. Prenons maintenant l'hypothèse inverse, à savoir celle où la pandémie aurait renforcé la position des clients. Dans ce cas (et c'est cette hypothèse que nous tenons pour vraie), les acheteurs devraient avoir été en mesure de retarder le paiement des commandes, voire d'invoquer les clauses de force majeure pour les annuler entièrement. Ensuite, au lieu d'accepter une hausse des tarifs (liés au renchérissement de certains biens), ils devraient avoir été en mesure de faire baisser les tarifs encore davantage en tirant profit de leur position dominante. Si les fournisseurs sont dans une position de faiblesse structurelle par rapport à leurs clients, pour les raisons énoncées ci-dessus, la position des travailleurs par rapport à leurs patrons est encore plus défavorable. En effet, dans l'habillement, la production se fait principalement dans des économies où la main-d'oeuvre est excédentaire, et où le chômage et le sous-emploi sont très répandus. Les employeurs peuvent donc se permettre de verser des salaires faibles, qui ne permettent pas un niveau de vie convenable, et d'avoir de grandes exigences vis-à-vis de leurs salariés, qui ont peur du chômage (Nathan, Tewari et Sarkar, 2016) . Les travailleurs sont d'autant plus vulnérables que l'essentiel de la production se fait dans des pays peu respectueux des droits au travail, où les patrons savent que l'État réprimera les mouvements de protestation éventuels et contrôlera la main-d'oeuvre (Anner, 2015) . Un autre élément intervient encore en la matière, à savoir les fonctionnements de genre et le rôle dévolu au travail des femmes dans la société en question (Barrientos, 2019; Singh, 2016) . Généralement, les femmes souffrent plus que les hommes des difficultés économiques et sociales découlant des crises économiques (Tejani et Fukuda-Parr, 2021) . D'autres facteurs tels que l'origine ethnique (Bank Muñoz, 2008), la caste (Mezzadri, 2017) ou le statut migratoire (Ford, 2019) renforcent encore l'exploitation à leur dépens dans l'industrie de l'habillement, et les plus vulnérables parmi elles sont souvent cantonnées aux emplois informels, mal payés et précaires (Agarwala, 2013; Benería et Roldán, 1987) . Pourtant, même en position de faiblesse sur le plan économique, les fournisseurs et les ouvriers peuvent tirer profit d'un pouvoir symbolique, celui que leur donne un discours «axé sur des valeurs morales» destiné à leur attirer le soutien de la société civile (Chun, 2009, p. 4) . Effectivement, nous observons que l'un des éléments qui ont vraiment joué en faveur des travailleurs au tout début de la pandémie, c'est la collaboration entre les fabricants et des organisations de défense des droits au travail, qui se sont coordonnés pour faire pression sur les marques et les convaincre d'honorer leurs engagements. Cette alliance découlait de deux prises de conscience, celle des industriels locaux, qui ont compris qu'ils avaient besoin de la légitimité morale des défenseurs des droits des travailleurs, et celle de ces mêmes militants, qui ont bien vu que, si les usines faisaient faillite, des millions de travailleurs se retrouveraient sans emploi. En outre, c'était les fabricants qui disposaient des données sur les annulations, données dont les militants avaient besoin pour leur campagne. Il faut préciser encore que les moyens offerts par les médias sociaux ont été exploités de façon très efficace grâce au mot-dièse «#PayUp» (payez vos commandes). Cependant, on ne peut pas s'attendre à ce que toutes les entreprises réagissent de la même façon aux pressions des mouvements sociaux. Les chercheurs ont montré que la législation nationale influait sur l'attitude des entreprises face aux initiatives transnationales (Schuessler, Frenkel et Wright, 2019) . Dans l'industrie de l'habillement, le fonctionnement des entreprises dépend effectivement du contexte institutionnel du lieu d'implantation, étant entendu que certains pays relèvent plutôt du modèle des économies de marché libérales, comme l'Australie, les États-Unis ou le Royaume-Uni, et d'autres plutôt du modèle des économies de marché coordonnées, par exemple l'Allemagne, le Japon et la Suède (Hall et Soskice, 2001) . Ainsi, dans les mêmes circonstances, les sociétés multinationales pourront adopter des comportement différents, dictés par les normes et la réglementation de leur pays d'origine (Edwards, Marginson et Ferner, 2013) . Dans une étude sur la réaction des acheteurs face aux initiatives lancées pour renforcer les mesures de sécurité, après l'effondrement du bâtiment du Rana Plaza, au Bangladesh, en 2013, Donaghey et Reinecke (2018) observent que les entreprises d'Europe continentale affichant des taux de syndicalisation élevés ont été plus nombreuses à adhérer au premier des deux accords adoptés à l'époque, un dispositif à caractère contraignant, qui devait être codirigé par le mouvement syndical local. En revanche, les entreprises implantées en Amérique du Nord ont plutôt choisi l'autre programme, un accord non contraignant, qui ne prévoyait pas de cogestion avec les syndicats. Le comportement des clients varie aussi en fonction des particularités de l'entreprise et du segment sur le marché. Certains auteurs estiment ainsi que les enseignes générales ou qui se situent sur des segments à prix cassés sont moins sensibles aux pressions des organisations non gouvernementales et des consommateurs soucieux du respect des normes sociales (Bartley et Child, 2014) . Ahlquist et Mosley (2021) établissent que, parmi les facteurs qui ont joué sur la décision des marques d'adhérer plutôt à celui des deux accords mentionnés plus haut qui prévoyait une cogestion avec les syndicats ou à l'autre qui n'en prévoyait pas, il faut inclure le fait que la marque soit connue directement du consommateur (les atteintes à la réputation représentant un risque plus important dans ce cas), le fait qu'elle appartienne à une société cotée en Bourse et le fait qu'elle importe des volumes particulièrement important depuis le Bangladesh. Selon ces auteurs, les entreprises connues du public sont celles qui courent les risques d'atteinte à la réputation les plus élevés si un comportement répréhensible est porté à la connaissance du public. Les entreprises cotées en Bourse sont très fortement exposées également. Un non-respect des droits des travailleurs peut nuire au rendement de leurs titres sur les marchés boursiers (Marx, 2008) . Finalement, lorsque le client est très dépendant de la production au Bangladesh, il semble plus conscient de sa responsabilité en cas d'atteinte aux droits de l'homme lié à des comportements indus (Ahlquist et Mosley, 2021) . Un dernier élément peut aussi avoir un poids important, à savoir la capacité de production du pays en question (Gereffi et Frederick, 2010) . Ainsi, Gereffi, Humphrey et Sturgeon (2005) ont montré que, quand la capacité de production est plus importante, le fournisseur a plus de poids face aux acheteurs, qui ont plus de mal à rompre le contrat sans préavis et trouver d'autres fournisseurs. Dans cette perspective, on devrait s'attendre à ce que l'effet économique du COVID-19 soit légèrement plus modéré pour les fabricants situés dans un pays ayant une forte capacité de production, comme la Chine, que pour ceux qui sont situés dans des pays qui ont cherché à attirer les clients non pas en renforçant cette capacité, mais en abaissant leurs coûts de production, comme le Bangladesh. Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, la capacité de production dépend aussi de la rapidité d'accès au marché. En effet, la proximité géographique du lieu de production -nous pensons à la Turquie, par exemple, pour les acheteurs européens -ou la capacité de fabriquer à petite échelle -comme dans le cas de l'Inde -peuvent jouer un rôle en la matière (Mezzadri, 2017) . Les relations au sein des chaînes d'approvisionnement mondiales évoluent très rapidement. Une fois que la crise est apparue, et que la campagne #PayUp a été lancée, il semblait logique de penser que les clients allaient chercher de nouveaux moyens de réduire leurs coûts sans forcément résilier leurs contrats, par exemple en limitant le volume des commandes, en réduisant les délais de livraison, en exigeant des baisses de tarifs ou en retardant l'échéance des paiements. On pouvait imaginer aussi que ces nouvelles pratiques soulèveraient moins de réactions, étant donné la complexité de tous ces aspects. De même, on pouvait compter que les fournisseurs allaient conclure de la suite des événements qu'ils n'avaient plus intérêt à communiquer des données aux militants et devaient concentrer leurs efforts sur le rétablissement de la relation commerciale avec le client, pour insatisfaisante qu'elle soit, s'ils voulaient éviter la faillite. Ces différentes évolutions ne devraient pas faciliter les choses pour les organisations de défense des travailleurs. Dans notre analyse, nous avons associé plusieurs sources de données. Pour commencer, nous avons utilisé des renseignements compilés par l'Association bangladaise des fabricants et exportateurs de vêtements (Bangladesh Garment Manufacturers and Exporters Association -BGMEA) sur les annulations de commandes. Lorsque cet organisme a eu vent de ces comportements, elle a invité ses membres à remplir un formulaire en ligne en indiquant le nom de l'entreprise, le montant perdu et la date de l'annulation. Cette base de données a été actualisée régulièrement. Lorsque nous l'avons consultée (en date du 28 mars 2020), elle comptait 6 615 entrées, et le montant total des commandes annulées atteignait 3,15 milliards de dollars des États-Unis (dollars dans la suite du texte) 2 . Nous avons ventilé ces montants par acheteur, puis par pays, pour comprendre ce qui s'était passé au début de la pandémie de COVID-19 3 . Nous avons utilisé ensuite des données issues d'une enquête personnelle, menée auprès des fabricants bangladais entre le 21 mars et le 21 avril 2020, au moyen d'un questionnaire en ligne, qui devait mettre en évidence les effets des annulations de commandes sur les fournisseurs et leur personnel. Au moment de l'enquête, on dénombrait au Bangladesh quelque 3 000 usines de vêtements produisant pour l'exportation (Huq, 2020, p. 119) . Sur l'ensemble des fournisseurs du pays, 40 pour cent environ possédaient une usine seulement, et les 60 pour cent restants deux ou plus. On peut donc estimer le nombre des fournisseurs en activité à 2 000 environ. Sur ce chiffre, 376 ont répondu à notre enquête, ce qui donne un taux de réponse tout à fait acceptable dans un cas comme celuici (18,8 pour cent). Parmi les entreprises qui ont répondu, 27 géraient des établissements de petite taille (250 travailleurs ou moins), 128 des établissements de taille intermédiaire (entre 251 et 750 travailleurs), et 221 des grands établissements (751 travailleurs ou plus). Les clients de ces fabricants avaient leur siège social dans un pays de l'Union européenne (UE) pour la plupart (68 pour cent). Les États-Unis venaient ensuite (15 pour cent), puis l'Asie (4,6 pour cent). Nous avons classé les autres pays dans une catégorie «autre» englobant aussi les clients implantés dans les trois premiers lieux à la fois. 29 réponses supplémentaires. Ces réponses provenaient des 12 pays pour 20 d'entre elles: Cambodge (1), Égypte (1), El Salvador (2), Éthiopie (1), Guatemala (5), Honduras (1), Inde (1), Indonésie (2), Kenya (1), Nicaragua (1), Pakistan (2), Viet Nam (2). Pour les 9 dernières, le pays n'est pas connu, le répondant ayant retourné le questionnaire sans faire figurer cette indication. Enfin, nous avons utilisé des statistiques commerciales états-uniennes et européennes pour vérifier si l'intensité des pressions sur les prix consécutives à la pandémie variait selon le lieu de consommation et de production. Nous avons examiné notamment l'évolution du prix par volume, pour les exportations de vêtements en provenance du Bangladesh, de Chine, d'Inde et de Turquie et à destination de l'Allemagne, de la Suède et des États-Unis. Le 31 décembre 2019, la Chine signalait à l'Organisation mondiale de la santé une situation d'urgence sanitaire à Wuhan, une ville située dans la province du Hubei. Un peu plus de trois semaines plus tard, les autorités chinoises confinaient les 11 millions d'habitants de Wuhan. Peu après, d'autres villes de la province étaient également soumises au confinement. Ces décisions ont perturbé à la fois le flux des exportations de produits finis en provenance de Chine, mais aussi, et dans des proportions considérables, l'accès aux facteurs de production (tissus notamment) produits en Chine et nécessaires aux activités de confection dans d'autres pays exportateurs. Lorsque l'épidémie de COVID-19 s'est propagée dans les principaux marchés de consommation, notamment en Europe et aux États-Unis, ce qui n'était à l'origine que la perturbation d'un système de production au niveau régional s'est transformé en une crise mondiale. En effet, partout dans le monde, des marques et distributeurs se sont mis à annuler les commandes passées auprès de leurs fournisseurs, en refusant de payer les montants convenus. Cette décision catastrophique a créé une situation de crise immédiate, car les fabricants de vêtements ne peuvent pas se passer de l'afflux d'argent frais. En effet, le plus souvent, ce sont eux qui paient tout le matériel nécessaire à la fabrication (notamment les tissus) ainsi que les coûts de production. En outre, le paiement n'intervient généralement qu'entre trente et quatre-vingt-dix jours après la date de l'expédition de la commande (Anner, 2019) . En cas d'annulation tardive, le fournisseur a donc déjà déboursé des sommes importantes et il a absolument besoin de liquidités pour pouvoir acquérir le matériel nécessaire à la fabrication des nouvelles commandes, mais également pour obtenir de nouveaux crédits auprès des banques. De nombreux acheteurs ont justifié leur décision de ne pas payer des commandes pourtant en cours de production (ce qu'ils n'ont pas le droit de faire en principe) en invoquant la force majeure. Cette notion, habituelle en droit international dans les pays de la Common Law comme dans les pays de droit civil, est souvent mentionnée dans les contrats. Un cas de force majeure se présente lorsqu'un événement exceptionnel et imprévisible survient, libérant les parties de leurs obligations contractuelles (ECCHR, ILAW et WRC, 2020, p. 8). Pour citer un exemple, nous reproduisons la mention suivante, inscrite sur tous les contrats et bons de commandes de la société Primark: «Le client pourra mettre fin au présent contrat ou bon de commande, ou annuler tout autre contrat ou bon de commande émis par l'acheteur (qu'il s'agisse du client lui-même ou d'une société de son groupe), immédiatement, et sur simple notification au vendeur, envers qui il sera alors exonéré de toute responsabilité» (cité dans ECCHR, ILAW et WRC, 2020, p. 6). On trouve une formule similaire dans cette note, envoyée par la société Arcadia (qui détient les marques Topshop et Topman) à ses fournisseurs en mars 2020: «Veuillez noter que nous nous réservons le droit d'annuler toute commande, indépendamment de son état d'avancement (y compris si la production ou la livraison sont déjà en cours). […] En cas d'annulation ou de suspension de commandes, nous n'acceptons aucune responsabilité quant à d'éventuels dommages ou pertes découlant directement ou indirectement de cette décision et encourus par le fournisseur» (cité dans ECCHR, ILAW et WRC, 2020, p. 6). Kohl's, une enseigne implantée aux États-Unis, a fait le même type d'annonce à ses fournisseurs, en mars 2020 également, avec la note suivante: «Nous nous réservons le droit d'annuler la présente commande, dans sa totalité ou en partie, même sans votre accord et à notre entière discrétion, dans les situations suivantes: […] en cas de force majeure (catastrophe naturelle, incendie, inondation, tremblement de terre et épidémie notamment). […] Dans ces situations, nous considérerons que l'annulation de la commande est justifiée par un motif valable. Nous serons exonérés de toute responsabilité et ne devrons assumer aucun coût ni frais» (cité dans ECCHR, ILAW et WRC, p. 5). Ces clauses contractuelles, qui permettent d'annuler des commandes sans préavis, signalent un rapport de force extrêmement déséquilibré entre clients et fournisseurs, et elles expliquent pourquoi les coûts de la pandémie n'ont pas été répartis équitablement. Il importe de préciser à ce stade que la décision d'annuler les commandes n'émane pas des responsables des achats ou des questions de responsabilité sociale des entreprises au niveau régional. Il ressort en effet de nos entretiens avec plusieurs acheteurs qu'elle a été prise par les directions d'entreprises au plus haut niveau, y compris les directeurs financiers dans de nombreux cas. Un grand titre de la presse spécialisée du secteur a rendu compte de cette situation: «Dans les mois qui ont suivi l'apparition de la crise sanitaire mondiale, de nombreuses sociétés ont laissé leurs responsables des finances prendre des décisions difficiles et parfois douloureuses pour protéger leur entreprise» (McDonald, 2021). Cette façon de faire montre que les acheteurs ont pris la pandémie de COVID-19 très au sérieux, et qu'ils étaient prêts à prendre des mesures radicales pour protéger leurs intérêts économiques. En outre, elle explique pourquoi les fabricants et les travailleurs ont été touchés dans de telles proportions. En effet, les directeurs financiers ont agi de la même façon, et tenu le même discours, pour tous les fournisseurs, où qu'ils soient situés dans le monde. Mais les acheteurs ont fait une erreur de jugement majeure en n'imaginant pas que leurs fournisseurs allaient ébruiter les choses et encore moins qu'ils donneraient toutes sortes de détails sur les commandes annulées. Car les fournisseurs bangladais ont parlé haut et fort, par l'intermédiaire de leur association professionnelle, la BGMEA, et de sa présidente, Rubana Huq, qui a adressé un vibrant plaidoyer aux acheteurs dans un enregistrement vidéo très remarqué sur YouTube 5 . M me Huq a également fait un geste inédit en proposant à Scott Nova, directeur général du WRC et militant des droits des travailleurs de la première heure, et à nous-même, de nous communiquer les données sur les annulations de commandes collectées par son association auprès des fournisseurs bangladais et en faisant passer à l'ensemble de son fichier de membres un questionnaire rédigé par nos soins. 5 Voir à l'adresse https://www.youtube.com/watch?v=xIS3iRDYBJw. Ce sont les données de la BGMEA que nous présentons dans le tableau 1, telles qu'elles nous ont été communiquées le 28 mars 2020. Plusieurs conclusions s'en dégagent. Tout d'abord, les clients qui ont annulé des commandes sont aussi bien des enseignes de la grande distribution que des marques de la fast fashion, et autant des sociétés en mains privées que des sociétés cotées en Bourse. En outre, ils sont implantés à la fois dans des économies de marché libérales du monde anglosaxon et dans des économies de marché coordonnées d'Europe continentale, qui affichent des taux de syndicalisation élevés. Nous observons encore que le montant des annulations est particulièrement important pour certaines grandes marques telles que Primark, H&M et C&A (avec 312, 173 et 170 millions de dollars environ, respectivement). Ainsi, les 25 premiers acheteurs du marché comptent pour quelque 1,9 milliard de dollars de commandes annulées, soit 61 pour cent du total selon les informations disponibles. Pour mesurer l'effet des annulations de commandes sur les fabricants et leur main-d'oeuvre, nous avons adressé un questionnaire à un échantillon de fournisseurs bangladais, envoyé entre le 21 mars et le 21 avril 2020. Nous avons demandé à nos interlocuteurs de nous donner le volume des annulations de commandes qu'ils avaient enregistrées depuis le début de la pandémie par rapport au total des commandes en cours. Seules devaient être mentionnées les commandes en cours de production, mais encore non expédiées. Sur l'ensemble des répondants, plus de 50 pour cent nous ont dit que les commandes annulées représentaient une «partie importante» (entre 26 et 50 pour cent), «la majeure partie» (plus de 50 pour cent) ou «la totalité» (100 pour cent) des commandes en cours. Les chiffres varient selon le lieu du siège de l'entreprise acheteuse, puisque 40 pour cent des clients implantés aux États-Unis ont annulé la plupart ou toutes leurs commandes contre 23 pour cent des acheteurs de l'UE (voir tableau 2). Il apparaît en outre que, la plupart du temps, les acheteurs ont refusé de prendre en charge les frais liés à l'achat du matériel nécessaire à la commande annulée (voir tableau 3). Ainsi, 73,1 pour cent des répondants indiquent qu'aucun de leurs clients n'a accepté de rembourser ces frais. Le refus est un peu plus Note: L' enregistrement tient compte uniquement des annulations portant sur des commandes déjà en cours de production mais encore non expédiées. Source: Enquête de l'auteur auprès des fournisseurs au Bangladesh, mars-avril 2020. fréquent pour les acheteurs de l'UE que pour les acheteurs des États-Unis, mais l'écart est faible. Nous soulignons que ce refus de prise en charge a des conséquences financières très lourdes, car le tissu représente parfois jusqu'à 70 pour cent du coût de fabrication dans l'habillement. En outre, les acheteurs ont souvent refusé de payer les coûts de production déjà engagés, ce par quoi il faut entendre, notamment, les opérations de coupe et d'assemblage déjà réalisées au moment où l'annulation tombe (voir tableau 4). Pour 91,1 pour cent des répondants, aucun client n'a accepté de prendre ces coûts à sa charge. L'écart selon le lieu du siège est ici négligeable. Les données commentées ci-dessus ne portent que sur un échantillon de fournisseurs bangladais. Cependant, on a observé des annulations de commandes sans compensation dans tous les autres pays de production, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque les décisions en question avaient été prises généralement, comme nous l'avons vu, par les directions financières des sociétés acheteuses et devaient s'appliquer à l'ensemble du réseau de sous-traitants. Nous nous sommes entretenus avec plusieurs dizaines de fournisseurs d'autres pays, situés en Asie, en Afrique ou en Amérique latine, et tous ont fait état de pratiques similaires. Nous avons même pu constater, en lisant les courriers électroniques envoyés par les clients, qui nous ont été communiqués par les sous-traitants, qu'il s'agissait de messages types, adressés à tous les fournisseurs. Les annulations de commandes ont eu des répercussions importantes sur l'activité des sous-traitants (tableau 5). Parmi les répondants au Bangladesh, 53,5 pour cent indiquent qu'ils ont été contraints de stopper la plupart des Le formulaire contenait aussi des questions ouvertes. Nous avons pu ainsi recueillir des témoignages de fournisseurs sur cet aspect de la question, comme celui-ci: «Pour l'instant, il n'y a aucun dialogue avec les acheteurs. On ne nous a même pas demandé dans quelle mesure on avait des difficultés. C'est vrai que nos clients ont aussi leurs problèmes, mais on s'attendait à ce qu'ils soient plus responsables en tant que partenaires»; ou encore: «Nos clients suspendent ou annulent les commandes sans sourciller»; mais aussi: «Toutes les parties prenantes au Bangladesh sont en danger si les acheteurs ne changent pas d'attitude [et ne paient pas leurs commandes]. Pendant des années, nous avons tout fait pour eux. Le moment est venu pour eux de montrer que nous sommes vraiment partenaires». De nombreux autres fournisseurs avancent la même idée, à savoir que les acheteurs parlaient beaucoup de «partenariat» avant la crise, mais qu'une fois celle-ci arrivée ils avaient rompu la relation sans se soucier des conséquences de cette décision sur leurs «partenaires» ni se demander s'il ne fallait pas répartir les coûts de la crise plus équitablement. Un fournisseur indique à ce propos: «La crise nous a mis dans une situation vraiment très difficile. En fait, tous les clients ont décidé de suspendre ou d'annuler leurs commandes, mais sans se poser la question des conséquences de leur décision à plus long terme». Plusieurs fournisseurs qualifient le comportement des acheteurs de «tout à fait irresponsable» et se demandent comment ils vont pouvoir payer leurs salariés. Car la décision d'annuler des commandes sans compensation a eu des répercussions considérables sur les ouvriers (voir figure 1) . Ainsi, parmi les fournisseurs lésés qui ont répondu à notre enquête, 71,8 pour cent déclarent qu'ils n'avaient pas les moyens de maintenir le salaire (ou une partie du salaire) des salariés qu'ils ont dû mettre au chômage technique et renvoyer chez eux pour un temps. De même 81,3 pour cent des répondants indiquent ne pas avoir été en mesure de verser une indemnité aux travailleurs qu'ils ont dû licencier Ce que nous retiendrons de l'analyse qui précède, c'est que, en cas de crise dans les chaînes d'approvisionnement mondiales de l'habillement, les conditions faites par les acheteurs internationaux à leurs fournisseurs se dégradent, et que, pour ne pas faire faillite, ces fournisseurs répercutent la pression sur leurs salariés, dont les conditions de travail et d'emploi se détériorent également. Remake, une organisation non gouvernementale états-unienne axée sur le monde de la mode, qui avait imaginé le mot dièse #PayUp. En juillet 2020, quelque 241 000 personnes avaient signé la pétition #PayUp mise en ligne par Remake 6 . En outre, les stories sur l'appel #PayUp qui ont été postées par l'organisation sur Instagram à l'époque ont été vues par 46 000 personnes par jour (Cline, 2020) . Un peu plus tard, alors que les fournisseurs protestaient toujours contre les annulations, le mécontentement a commencé à grandir dans les rangs des travailleurs, et les médias ont continué de couvrir le sujet. Ces pressions ont déclenché une «tempête parfaite», qui a acculé bon nombre des grands acheteurs, sous l'effet de ce que Chun (2009) a appelé le «pouvoir symbolique». Ainsi, H&M et PVH ont cédé le lendemain même de la parution d'un article dans le New York Times. Le groupe de mode Inditex leur a emboîté le pas sans tarder lorsque son nom a été mentionné dans un rapport de recherche (Anner, 2020a) dont Remake et la campagne #PayUp ont parlé sur les réseaux sociaux. Pendant cette période, la coordination entre la campagne et les fabricants au Bangladesh a été absolument déterminante. En effet, c'est grâce aux informations des fournisseurs que les militants ont pu évaluer l'ampleur du problème, mais aussi savoir si les déclarations d'intention des acheteurs se concrétisaient ou non. Grâce aux données publiées, et après vérification auprès des fournisseurs, le WRC a créé un outil de suivi en ligne, qui permettait de savoir quelles marques s'étaient engagées à verser l'intégralité des sommes dues pour les commandes prêtes à livrer ou en cours de production et quelles marques ne l'avaient pas fait 7 . Cet outil a joué un rôle essentiel: il a permis aux militants de savoir sur quelles sociétés ils devaient concentrer leurs efforts tout en contribuant à convaincre bon nombre de clients d'honorer leurs engagements pour faire passer leur nom du bon côté de la liste. Certaines marques de mode, pour qui la réputation représentait un enjeu important, ont réagi rapidement, notamment plusieurs sociétés européennes qui avaient signé des accords-cadres avec des fédérations syndicales internationales (H&M et Inditex par exemple). Aux États-Unis, d'autres marques de mode également très soucieuses de leur réputation, comme PVH, Gap et VF, ont aussi fait marche arrière, alors même qu'elles traversaient une période particulièrement difficile du point de vue économique. Dans la grande distribution, certaines enseignes, comme Target, a priori moins sensibles aux problèmes de réputation, ont aussi accepté de payer pour finir. Dans ce cas, c'est une autre dynamique qui était en jeu: l'activité de ces sociétés avait été assimilée aux services essentiels (puisqu'elles distribuaient aussi des produits alimentaires), et elles ont pu rester ouvertes pendant la pandémie. Leur situation financière plus favorable leur permettait d'honorer facilement leurs obligations. Mais toutes les marques et enseignes n'ont pas réagi aussi positivement aux appels qui leur étaient lancés. Par ailleurs, nous observons que les entreprises qui ont accepté d'honorer leurs engagements étaient souvent des sociétés cotées en Bourse (par exemple Début de la campagne #PayUp; annonce sur les annulations de commandes. Mise à jour du rapport sur les annulations de commandes (avec liste des clients). Le WRC lance un outil de suivi des paiements encore attendus. Pour finir, la campagne #PayUp a pris une décision stratégique: elle a choisi de concentrer son action d'abord sur les très grandes entreprises qui avaient annulé des commandes pour des montants particulièrement élevés, ainsi que sur les sociétés jugées plus sensibles aux atteintes à la réputation, plus susceptibles de céder. C'est ainsi que 7 des 10 entreprises qui avaient annulé des montants records ont finalement accepté de les payer dans leur intégralité. Inversement, on dénombre, parmi les 19 grandes entreprises qui n'avaient toujours pas accepté de payer tous les montants dus au moment où nous rédigeons ces lignes, 15 qui n'étaient pas visées par la campagne initiale (voir figure 2) . En juillet 2020, 21 milliards de dollars avaient été versés au total, selon les estimations, sur les 40 milliards de dollars de commandes annulées. Cet afflux d'argent a sauvé les établissements de la faillite et protégé des millions d'emplois dans le secteur. Le directeur exécutif du WRC, Scott Nova, indique sur ce point: «Si l'on considère ses retombées financières directes sur la main-d'oeuvre, c'est très certainement la campagne la plus réussie jamais lancée en faveur des travailleurs de l'habillement» (Cline, 2020). 6. Deuxième étape de la crise 6.1. Baisse du volume des commandes et pressions sur les prix À l'été 2020, après le succès de la campagne #PayUp, et alors que la pandémie suivait son cours, de nouveaux problèmes sont apparus. En effet, à cette période, la vente au détail a repris, mais pas dans les mêmes proportions qu'auparavant, aussi bien au sein de l'UE qu'aux États-Unis. Les distributeurs et les marques, qui étaient déjà en situation de surstock pour beaucoup, n'ont donc pas eu besoin de se réapprovisionner autant qu'avant la crise. Cette situation ressort clairement des informations que nous avons recueillies en juillet et août 2020 auprès de fournisseurs implantés dans une grande variété de pays (Bangladesh, mais aussi Cambodge, Égypte, El Salvador, Éthiopie, Guatemala, Honduras, Inde, Indonésie, Kenya, Nicaragua, Pakistan et Viet Nam). Sur les 75 fournisseurs qui ont retourné notre questionnaire, 52 pour cent déclarent que le volume des commandes a diminué de plus de 50 pour cent par rapport à la même période de 2019, et 33 pour cent qu'il représente entre 51 et 75 pour cent des chiffres précédents; quant aux 1 pour cent qui font état d'une hausse des commandes, ce sont essentiellement des fabricants qui se sont réorientés vers la fabrication de masques et autres équipements de protection individuelle. Un autre élément montre bien que le coût de cette deuxième étape de la crise ne se répartit pas équitablement entre les acteurs de la chaîne, à savoir l'apparition de nouvelles pressions sur les prix (voir figure 3) : 64,7 pour cent des répondants indiquent avoir dû accepter d'offrir à leurs clients des ristournes supérieures à ce dont ils avaient l'habitude, et 56,2 pour cent disent qu'ils ont dû accepter des tarifs qui ne leur permettaient pas de couvrir leurs coûts (voir figure 3) 8 . Notre enquête permet de préciser que la baisse de tarif a atteint 12,3 pour cent en moyenne par rapport à l'année précédente. Nous avons confronté ce chiffre avec des statistiques officielles sur le volume et la valeur des exportations de vêtements vers les États-Unis pour la période en question (juillet-août 2020) et la période de référence (juillet-août 2019). Ces chiffres sont disponibles pour l'ensemble des exportateurs de vêtements vers les États-Unis, dont les principaux étaient la Chine, suivie du Viet Nam et du Bangladesh à l'époque. Ils montrent qu'en juillet-août 2019 les États-Unis ont importé 5,6 milliards d'unités (en équivalents mètres carrés, ou EMC) pour une valeur totale de 17,2 milliards de dollars, ce qui situe le prix unitaire à 3,09 dollars. En juillet-août 2020, les États-Unis ont importé 4,6 milliards d'unités pour une valeur totale de 12,5 milliards de dollars, ce qui donne un prix unitaire de 2,72 dollars par unité. Sur la base de ces chiffres, nous pouvons donc conclure à une variation moyenne des prix de -12,1 pour cent entre 2019 et 2020, ce qui correspond à peu près à la baisse annoncée par nos fournisseurs en réponse à notre questionnaire. La proximité de ces chiffres confirme la fiabilité de notre enquête. Les statistiques commerciales compilées par les États-Unis nous donnent des indications sur un autre aspect, à 8 Un fournisseur peut accepter un tarif inférieur au prix de revient s'il pense qu'il ne recevra pas de proposition plus intéressante. La commande lui permet au moins de payer une partie de ses frais fixes (loyer notamment) et d'avoir un peu de liquidités pour acheter le matériel nécessaire aux commandes à venir. Source: Enquête de l' auteur auprès des fournisseurs de 13 pays, juillet-août 2020. savoir la réduction du volume des commandes, qui passe de 5,6 à 4,6 milliards d'unités entre juillet-août 2019 et la même période de 2020, soit une baisse de 17,6 pour cent (voir tableau 6). Pour mieux comprendre les mécanismes qui poussent les acheteurs à exercer une telle pression sur les prix, nous avons consulté les informations et commentaires que les sociétés cotées en Bourse sont tenues de communiquer chaque trimestre à la Security and Exchange Commission (SEC), l'organe chargé aux États-Unis de contrôler l'activité de ces sociétés. Nous reproduirons ci-dessous les observations de Michael D. Casey, président-directeur général de la société Carter, qui nous donnent des indications parfaitement claires sur les raisons qui ont permis aux marques et distributeurs d'obtenir de telles baisses des prix: «Heureusement, deux éléments favorables -la baisse du coût des matières premières et des capacités de production excédentaires en Asie -devraient nous permettre de produire pour moins cher au printemps 2021. [...] Les coûts de production devraient donc diminuer, mais nous ne prévoyons pas de réduire nos prix de vente au printemps. [...] Nous devrions enregistrer une hausse de notre marge bénéficiaire brute» (Carter's, Inc., 2020). Ce que cet extrait nous montre, c'est que maintenant que les fournisseurs asiatiques, qui sont déjà très nombreux, sont frappés par la crise et reçoivent moins de commandes, les acheteurs savent que la capacité de production de la région est encore plus excédentaire que d'habitude. Les fournisseurs sont donc placés en concurrence et doivent se battre pour attirer des commandes plus rares et moins importantes en volume. Les acheteurs sont donc très bien placés pour obtenir des rabais encore plus importants que les années précédentes. Nous observons aussi que la société n'a pas l'intention de faire profiter le consommateur de ces économies. Elle envisage plutôt de maintenir ses prix de vente (tout en abaissant ses prix d'achat) et annonce donc une hausse de sa marge bénéficiaire pour le printemps 2021. Ce pronostic se confirmera en effet: dans des informations fournies par la suite sur les résultats du premier trimestre 2021, Carter fait état d'une marge brute de 49,8 pour cent, contre 34,9 pour cent au premier trimestre de 2020 et 42,6 pour cent au premier trimestre de 2019. Les statistiques commerciales présentées ci-dessus nous permettent de faire des observations sur l'évolution des relations avec les clients aux États-Unis. Cependant, nous avons des raisons de penser que la dynamique des importations de vêtements pourrait être différente dans d'autres grands pays de consommation. Comme Schuessler, Frenkel et Wright (2019) des entreprises dépend aussi du cadre législatif national. Et il semble évident que les caractéristiques du pays de fabrication (notamment la capacité de production et la rapidité de mise sur le marché) peuvent influer sur les pratiques d'achat. Nous avons donc cherché à retracer la dynamique des prix dans quatre grands pays produisant des vêtements pour l'exportation (le Bangladesh, la Chine, l'Inde et la Turquie) et deux grands importateurs européens (l'Allemagne et la Suède) en exploitant des données sur le commerce international de biens de l'UE 9 . Notre comparaison porte sur la valeur, en euros par kilogramme, des importations de vêtements et accessoires en bonneterie (code 61 du Système harmonisé) enregistrée en décembre 2019 -soit avant la pandémie et les confinements -puis en décembre 2020 -toujours pendant la pandémie, mais bien après les annulations de commandes de mars 2020. D'après ces données, le prix moyen d'un kilo de vêtements et accessoires en bonneterie importés passe de 17,70 euros en décembre 2019 à 16,17 euros en décembre 2020, ce qui représente une baisse de 8,63 pour cent. Le recul est plus marqué au Bangladesh (avec -13,5 pour cent pour les exportations vers l'Allemagne et -12,86 pour cent pour les exportations vers la Suède). Pour la Chine et l'Inde, l'écart est compris entre 7,53 et 8,81 pour cent pour les deux pays. Pour la Turquie, troisième exportateur de vêtements en maille vers les deux pays pris en compte, la baisse atteint -5,65 pour cent pour l'Allemagne et -1,11 pour cent pour la Suède. Si ces résultats sont moins défavorables que pour les autres grands pays de production, c'est sans doute à cause de la proximité géographique de la Turquie avec les marchés de consommation, un facteur qui a pris de l'importance avec le COVID-19. Nous notons aussi que le recul des prix d'achat est moins marqué en Suède qu'en Allemagne (voir tableau 7). En dehors de ces baisses de tarif, les fournisseurs signalent une autre nouvelle pratique, relativement répandue, à savoir l'allongement des délais de paiement de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, après expédition de la marchandise. En 2019, la plupart des fournisseurs que nous avions interrogés (65 pour cent) nous avaient dit qu'ils étaient payés 30 ou 45 jours après l'expédition de la commande. En 2020, 61 pour cent des répondants indiquent que ce délai est de 60, 90, voire 120 jours. Et, si l'on observe le délai de paiement moyen après expédition, on constate que celui-ci est de 43 jours en 2019, mais de 77 jours en juillet-août 2020 (voir figure 4) . Ces résultats, qui indiquent que les coûts de la crise ne sont pas répartis équitablement, sont confirmés par les commentaires formulés par les fournisseurs en réponse aux questions ouvertes. L'un d'entre eux indique ainsi: «Pour la plupart des articles, nos acheteurs nous demandent des ristournes, sans fournir de raisons liées au coût, mais en expliquant que leurs ventes ont baissé. Si on refuse de céder, ils nous menacent de ne plus rien nous commander. Et, en plus, ils retardent le paiement des commandes livrées». Un fournisseur ajoute qu'on lui laisse parfois le choix entre un paiement à très long terme ou alors un paiement plus rapide, mais avec rabais obligatoire. Il précise: «Tous les acheteurs [n'exigent pas de remise], mais la plupart demandent à retarder le paiement jusqu'à 150 ou 180 jours après livraison. Dans ce cas, nous savons que nous devrons peut-être baisser le prix de 5 pour cent pour être payés plus vite». Nous avons ensuite demandé aux fournisseurs s'ils pensaient que la poursuite de ces pratiques d'achat (soit la baisse du volume des commandes, la baisse des tarifs et l'allongement des délais de paiement) risquait de les conduire à la faillite; 32 pour cent ont répondu que c'était «assez probable» et 25 pour cent que c'était «extrêmement probable». Les obligations de distanciation sociale imposées aux entreprises dans bien des cas n'ont pas arrangé les choses. En effet, il leur a fallu pour les respecter limiter la taille des équipes, avec les conséquences que l'on peut imaginer sur les délais de production. Pourtant, les fournisseurs indiquent que 15 pour cent seulement de leurs clients ont accepté l'intégralité de leurs demandes d'aménagements liées à ces nouvelles règles de sécurité, alors que 33 pour cent d'entre eux n'en ont accepté aucune. Dans ce dernier cas, les Source: Enquête de l' auteur auprès des fournisseurs de 13 pays, juillet-août 2020. Nombre de jours clients ont parfois imposé des pénalités, ou alors annulé leurs commandes dès qu'un retard était annoncé, quels que soient les motifs avancés pour le justifier. Un fournisseur indien nous a dit son désarroi face à la situation générale, qu'il a résumée ainsi: «Des prix plus bas, des remises obligatoires, des commandes qui rétrécissent, des délais de paiement plus longs. Tous les clients nous imposent ça. Et, en plus, tous veulent recevoir leur marchandise rapidement». Un autre fabricant ajoute: «La commande n'engage pas la marque. Si elle veut, elle annule. Ça ne peut plus durer. Les fournisseurs sont obligés d'envoyer les marchandises par avion si la production a pris du retard. S'ils ne le font pas, le client baisse le prix. Mais aucune loi n'oblige le client à payer ce qu'il a commandé. En plus, on attend des acheteurs qu'ils fassent preuve de diligence pour vérifier que les installations sont conformes aux règles de sécurité, mais il n'y a pas d'obligation de diligence pour leur propre comportement». Ces quelques observations montrent que les fournisseurs ont bien compris que le coût de la crise n'a pas été réparti équitablement, et que cette injustice découle d'une asymétrie entre partenaires, inhérente au système. Les pratiques d'achat que nous venons de décrire ont eu des conséquences importantes sur la main-d'oeuvre. D'après nos enquêtes, la plupart des établissements n'ont pas repris leur activité à 100 pour cent après la levée des confinements. Près de la moitié des répondants disent avoir réduit la durée du travail «modérément» (ce par quoi nous entendions une réduction de 10 à 25 pour cent du temps de travail), «de façon importante» (entre 26 et 50 pour cent) ou «de façon très importante» (plus de 50 pour cent). En outre, de nombreux fournisseurs indiquent avoir dû licencier au moment de la fermeture. En effet, quand on compare les effectifs de janvier et juin 2020 déclarés dans nos enquêtes, on constate que ceux-ci ont baissé pour 62 pour cent des fournisseurs, qu'ils sont restés stables pour 26 pour cent d'entre eux et qu'ils ont augmenté pour les 12 pour cent restants (le plus souvent des entreprises qui se sont mises à fabriquer des équipements de protection individuelle). D'après nos enquêtes, la baisse des effectifs atteint 10,1 pour cent en moyenne entre janvier et juin 2020. Nos répondants indiquent en outre que, si la baisse des commandes se maintient, ils devront réduire leurs effectifs de 35 pour cent. Un fournisseur précise à ce sujet: «Les dirigeants [des marques et sociétés de distribution] qui s'occupent des achats sont impitoyables. Quand ils nous font ces demandes, ils ne tiennent plus du tout compte du bien-être des travailleurs». Une organisation militante a estimé que les travailleurs de l'habillement avaient perdu entre 3,19 et 5,79 milliards de dollars de salaire entre mars et mai 2020 (CCC, 2020). Au cours de cette même période, des problèmes de malnutrition ont été signalés. Une travailleuse indique que, pendant un mois, elle-même et sa famille ont vécu sur un seul sac de riz. Elle explique: «On avait des loyers en retard. On achetait toute la nourriture à crédit, mais ils [le magasin] ne voulaient plus rien nous donner tant qu'on n'avait pas payé notre dette. Alors notre propriétaire a réussi à avoir un sac de riz pour nous, et c'est tout ce qu'on a eu à manger» (voir Kelly et Ahmed, 2020) . Dans une enquête menée en août et septembre 2020 auprès de 396 ouvriers travaillant pour 158 usines de l'habillement de 9 pays, 77 pour cent des répondants déclarent avoir souffert de la faim, ou alors un membre de leur famille, depuis le début de la pandémie, principalement en raison de la baisse de leur revenu (Kyritsis, LeBaron et Nova, 2020) . Parallèlement, certains fabricants qui gèrent plusieurs établissements ont profité de la crise pour fermer les structures où un syndicat était implanté, tout en poursuivant la production dans les autres (BHRRC, 2020). Ces observations montrent que la répartition inégale du coût de la pandémie a eu des conséquences particulièrement fâcheuses pour les travailleurs situés à l'échelon inférieur des chaînes d'approvisionnement mondiales de l'habillement. L'affirmation semble plus vraie encore pour les femmes (Tejani et Fukuda-Parr, 2021) . Dans la présente étude, nous avons imaginé ainsi le déroulement des événements dans les chaînes d'approvisionnement mondiales de l'habillement, après l'arrivée de la crise du COVID-19. Nous avons pensé que, dans ces circonstances particulières, les acheteurs conserveraient leur position dominante par rapport aux fournisseurs; et ces mêmes fournisseurs, leur emprise sur la relation de travail. Sur la base de cette représentation, nous avons fait plusieurs hypothèses. Tout d'abord, nous avons postulé que les acheteurs feraient retomber la plus grande partie des coûts de la crise du COVID-19 sur leurs fournisseurs et, par leur intermédiaire, sur les travailleurs à la base de la chaîne. Nous avons imaginé en outre que les conséquences désastreuses des annulations de commandes se traduiraient par des rapprochements inédits et variés entre des acteurs déterminés à faire payer les acheteurs. Cependant, nous avons estimé que les fluctuations de la demande, qui restait très aléatoire, pousseraient les acheteurs à demander de nouvelles baisses de tarifs ou avoir d'autres exigences qui auraient pour conséquence de détériorer encore la situation des travailleurs. Enfin, nous avons imaginé que ces dynamiques varieraient d'un lieu à l'autre, en fonction du contexte institutionnel national et des caractéristiques des entreprises en présence. Nous avons ensuite cherché à vérifier le bien-fondé de ces hypothèses en examinant plusieurs sources de données: des chiffres sur les commandes annulées, compilés par les fournisseurs; les résultats d'une enquête adressée aux employeurs au Bangladesh; une frise chronologique détaillée, établie par nos soins et rendant compte du moment où les marques et les enseignes de la distribution s'étaient finalement engagées à payer; un questionnaire envoyé aux fournisseurs de 13 pays (dont le Bangladesh); des statistiques commerciales et des entretiens avec différentes parties prenantes. L'analyse a confirmé la plupart de nos projections initiales, à quelques éléments près. Sur un autre plan, l'observation du comportement des acheteurs confirme les limites des programmes non contraignants. Une initiative lancée sous la tutelle de l'OIT, sous le titre Call to Action (appel à l'action), en fournit une bonne illustration. Ce programme fixait un certain nombre de priorités immédiates et visait à mobiliser l'ensemble des acteurs de l'industrie de l'habillement dans le monde pour protéger la structure de production des effets économiques de la pandémie, ainsi que le revenu, la santé et l'emploi des travailleurs du secteur 10 . En définitive, l'initiative n'a eu que des effets limités. Ainsi, en avril 2021, un an après son lancement, le nombre des travailleurs qui avaient bénéficié directement d'un appui dans ce cadre était toujours très faible: seuls 6 031 ouvriers sur les 4,1 millions que compte la branche au Bangladesh avaient reçu une aide financière, en l'espèce trois versements de 36 dollars environ chacun (BIT, 2021) . La campagne #PayUp a été autrement plus efficace. Dans ce cas, le mouvement émanait de toute une palette d'acteurs: des organisations militant pour la défense des droits des travailleurs, des fournisseurs, prêts à parler ouvertement de leur situation et à communiquer des données précises aux militants et aux chercheurs, des travailleurs qui n'ont cessé de se manifester, les médias traditionnels, qui ont couvert la situation régulièrement, et les médias sociaux enfin, qui se sont mobilisés d'une façon extrêmement efficace, grâce au motdièse #PayUp. Tout cela a fini par convaincre les acheteurs de revenir sur leur décision et d'honorer pour 21 milliards de dollars de commandes dus à leurs fournisseurs. La campagne #PayUp a donc prouvé que le pouvoir des acheteurs n'était pas sans limites. Pourtant, comme nous l'avons démontré, l'emprise des acheteurs est redevenue visible dans le courant de l'année 2020. À cette période, on observe en effet que les fournisseurs sont à nouveau mis sous pression, par une action sur les tarifs, sur les volumes des commandes et sur les échéances de paiement. Ces nouvelles politiques ont eu des conséquences catastrophiques pour les fournisseurs et, encore plus, pour les travailleurs, qui ont perdu leur emploi et leur source de revenu par millions, sans être indemnisés. En outre, 77 pour cent des travailleurs approchés dans l'une de nos enquêtes déclarent qu'eux-mêmes ou un membre de leur ménage n'a pas toujours mangé à sa faim depuis le début de la pandémie, une situation directement imputable à la baisse de leur revenu. Certains fabricants qui gèrent plusieurs usines ont profité de la crise pour fermer les établissements dotés de syndicats ou pour prendre d'autres mesures antisyndicales. Notre étude met en évidence certaines pratiques récurrentes au sein des entreprises, mais aussi des différences de comportement notables sur d'autres aspects. Ainsi, dans le secteur de la mode, les entreprises implantées en Europe, plus sensibles aux atteintes à leur réputation, ont réagi rapidement à la campagne #PayUp; quelques entreprises états-uniennes ont fait de même. Dans le secteur de la grande distribution, plusieurs sociétés ont certes accepté d'honorer une partie de leurs engagements, mais uniquement parce que leur activité avait été rangée dans la catégorie des services essentiels et qu'elles pouvaient se le permettre financièrement. L'un des éléments qui a le plus joué sur la décision des entreprises, c'est le choix des organisateurs de la campagne #PayUp de concentrer les efforts sur les sociétés les plus importantes et les plus connues. Parmi les dix entreprises ayant annulé un volume de commandes record, sept se sont engagées à payer l'intégralité des montants dus. Les chaînes d'approvisionnement mondiales de l'habillement sont régies par un système de relations complexe et dynamique entre acteurs sociaux et acteurs économiques. Pour démêler l'écheveau des rapports de domination et de dépendance qui y ont cours, il faut observer comment l'argent circule, c'est-à-dire examiner la répartition des profits entre partenaires, mais aussi, comme nous l'avons vu ici, la répartition des coûts en cas de crise. À la fin de l'année 2020, alors que les employeurs et les syndicats bangladais s'affrontaient sur un projet de revalorisation du salaire journalier des ouvriers, qu'il était question d'augmenter de 0,16 dollar (Hossain Ovi, 2020), les acheteurs -qui avaient refusé de payer pour beaucoup -ont renoué avec les chiffres noirs 11 . Au moment où nous rédigeons ces lignes, 200 organisations ont réagi à cette injustice en lançant une nouvelle campagne, par laquelle elles demandent aux acheteurs de se lier par un accord contraignant visant à instaurer des systèmes d'indemnité de licenciement et des garanties de salaire et assurer le respect des droits au travail pendant la pandémie 12 . Ce qu'il faudrait maintenant, c'est parvenir à exploiter l'apport de ce type de mouvements de vaste portée et le pouvoir normatif qu'ils représentent pour limiter les conséquences néfastes du rapport de force tout à fait déséquilibré qui caractérise les chaînes d'approvisionnement mondiales de l'habillement depuis trop longtemps. A Stitch in Time: Lean Retailing and the Transformation of Manufacturing -Lessons from the Apparel and Textile Industries Informal Labor, Formal Politics, and Dignified Discontent in India «Firm Participation in Voluntary Regulatory Initiatives: The Accord, Alliance, and US Garment Importers from Bangladesh 2019. «Les pratiques d'achat prédatrices dans les chaînes d'approvisionnement mondiales de la confection: effet sur les conditions de travail et d'emploi en Inde Catherine Dolan et Anne Tallontire. 2003. «A Gendered Value Chain Approach to Codes of Conduct in African Horticulture «Shaming the Corporation: The Social Production of Targets and the Anti-sweatshop Movement The Crossroads of Class and Gender: Industrial Homework Subcontracting, and Household Dynamics in Mexico City BHRRC (Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l'homme). 2020. «Union Busting and Unfair Dismissals: Garment Workers during COVID-19 Call to Action Progresses at the National Level «Q2 2020 Carter's, Inc. 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