key: cord-0055594-r08tmpki authors: Debout, Christophe title: Pandémie de Covid-19 et pénurie infirmière en France : un phénomène prévisible date: 2020-11-06 journal: nan DOI: 10.1016/j.refiri.2020.100200 sha: 1eb44542567b14dcf87d4460e38411ee8febb29f doc_id: 55594 cord_uid: r08tmpki nan Les chaînes d'information en continu, à grands renforts « d'experts » médicaux, ne cessent d'adresser un message à la population : « Nous avons les équipements mais nous devons fermer des lits de réanimation par manque d'infirmières. » Tentant de minimiser le phénomène plutôt que d'en reconnaître les étiologies, le président de la République a amplifié le mécontentement des professionnels de santé en déclarant en octobre dernier que « c'est davantage un problème d'organisation qui touchait les établissements de santé plutôt qu'un manque d'effectifs » 4 . On entend également qu'il faut du temps pour former une infirmière compétente et que la contribution infirmière est cruciale au chevet des patients vulnérabilisés. Ce discours traduit toutefois une évolution si on le compare à celui du printemps dernier quand certains considéraient qu'un étudiant en médecine pouvait sans problème remplacer une infirmière au pied levé. Autorités sanitaires et directions d'établissement tentent de trouver des solutions dans l'urgence afin de remédier à une situation que leurs modes de management ont contribué à générer depuis des années. On arrête la formation des infirmiers en cours de spécialisation ou en formation cadre pour combler le tonneau des danaïdes en faisant fi de l'impact des retards d'obtention de diplômes que cette décision implique sur les organisations alors que ces métiers sont déjà en tension. Des incitations financières sont proposées aux professionnels afin d'augmenter leur temps de travail. . . Le gouvernement et les directions d'établissement devront-ils être encore plus créatifs afin de trouver des stratégies efficaces dans le but d'attirer et de fidéliser les soignants ou le professionnalisme traditionnellement teinté d'abnégation des infirmières les conduira-t-il à dépasser une nouvelle fois leur insatisfaction pour continuer à assumer leurs missions auprès des patients dans des conditions de plus en plus difficiles ? Cette situation peut être considérée comme la conséquence d'un système qui est resté sourd pendant de nombreuses années aux difficultés exprimées par les soignants et qui s'est obstiné à ignorer les données probantes relatives aux déterminants de la qualité des soins infirmiers, de la sécurité du patient et de la qualité de vie au travail des professionnels. La recherche est pourtant féconde sur ces sujets. On ne peut manquer d'évoquer dans ce domaine les travaux de Linda Aiken [1] ou encore ceux du consortium RN4CAST 5 . Les enseignements dégagés du programme magnet hospitals ont également eu peu d'échos dans le 1 https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dossier de presse -conclusions segur de la sante.pdf, consulté le 30 octobre 2020. 2 https://dictionary.apa.org/fight-or-flight-response, consulté le 30 octobre 2020. 3 https://www.ordre-infirmiers.fr/assets/files/000/pdf/CP%20 Consultation%20COVID%2060%20000%20répondants%20Ordre%20 National%20des%20Infirmiers.pdf, consulté le 30 octobre 2020. 4 Déplacement du chef de l'État à l'hôpital Rothschild à Paris le 6 octobre 2020. 5 http://www.rn4cast.eu/research-spotlight.html, consulté le 30 octobre 2020. contexte français 6 . Il en va de même des préconisations des récents rapports internationaux qui incitent pourtant les gouvernements à investir dans les ressources humaines infirmières 7 . Hermétiques à ces préconisations et fidèles aux principes du nouveau management public (NMP), les décideurs ont préféré conserver leur doctrine jusqu'au-boutiste en privilégiant la recherche constante de gains de productivité et en multipliant les plans de retour à l'équilibre. Ancré dans le courant néolibéral, le NMP prône la transposition dans les différentes composantes de la fonction publique des méthodes de management utilisées dans le secteur privé afin d'en accroître l'efficience sans nécessairement prendre en compte ses spécificités. Maintenir la couverture de santé universelle que nous envient de nombreux pays doit certes être une priorité mais pas à n'importe quel prix. On ne peut accroître sans cesse les charges de travail sans nuire à la qualité des soins, voire menacer la sécurité des patients. De nombreuses études montrent que cette tendance à fixer des objectifs toujours plus ambitieux aux équipes et à réduire les moyens mis à leur disposition oblige les soignants à prioriser et donc à renoncer à la mise en oeuvre de certains soins pourtant identifiés comme nécessaires au patient [2, 3] . Parfois, c'est même la compassion des soignants qui s'en trouve altérée 8 . Nombre d'auteurs soulignent également que la mise en oeuvre du NMP abouti à terme à une modification des caractéristiques du professionnalisme [4] en valorisant davantage les compétences techniques aisément quantifiables aux dépens des compétences émotionnelles pourtant essentielles à l'accompagnement du patient. Manifestement, cette mutation n'a pas encore affecté les professionnels infirmiers exerçant en France. Un nombre croissant d'infirmières ne supportent plus d'être soumises en permanence à des injonctions paradoxales qui, d'une part, les exhortent à conserver une approche centrée sur le patient mettant en avant la qualité et la gestion des risques mais qui, d'autre part, exigent d'elles plus de productivité, d'efficience et de performance. Cette tension les confronte à des dilemmes éthiques de plus en plus fréquents. Ces facteurs contribuent à altérer leur qualité de vie au travail et les conduisent à devoir parfois exercer à l'encontre de leurs valeurs. Alors que le concept de démocratie sanitaire est désormais érigé en principe directeur dans notre système de santé, il serait souhaitable que la population soit davantage informée de l'impact des décisions relatives aux effectifs infirmiers et au ratio infirmière-patients sur la qualité et sur la sécurité des soins. En matière de santé, opter pour des stratégies visant la rationalisation ou aller jusqu'au rationnement des soins devraient relever d'un choix de société. La situation actuelle est également révélatrice des attentes paradoxales de notre société à l'égard des infirmières. . . appréciées 9 , admirées mais n'ayant que très rarement voix au chapitre en matière de gouvernance clinique et restant de surcroît insuffisamment rémunérées. Comme l'ont souligné nombres de philosophes [5] et d'infirmières chercheuses [6, 7] , care et caring sont certes indispensables à la pérennité de l'espèce humaine mais ces activités et celles et ceux qui les exercent demeurent invisibles et peu valorisés dans nos sociétés postmodernes. L'invisibilité est flagrante sur les plateaux de télévision : s'ils sont nombreux à parler des infirmières, force est de constater que les rédactions invitent toujours peu les principaux intéressés à exposer leur vision de la situation et à proposer leurs stratégies pour dépasser les difficultés auxquelles le système de santé est confronté. L'invisibilité du groupe professionnel s'en trouve ainsi confortée tout comme le paternalisme médical qui teinte fortement les représentations sociales associées à l'infirmière. Cette invisibilité amène la société à sous-évaluer la plus-value apportée par le groupe professionnel infirmier et, par voie de conséquence, à ne pas leur octroyer une rémunération à la hauteur de la contribution qu'il apporte. Les résultats des négociations relatives à la rémunération des infirmiers de pratique avancée dans les différents modes d'exercice ou encore l'absence d'attribution de la « prime Covid » aux soignants du domicile en sont des exemples emblématiques. En outre, les comparaisons internationales relatives à la rémunération des infirmières récemment publiées montrent que la France figure en fin de classement des pays tant elle paye mal ses infirmières 10 . Lorsque le ministre de la Santé, lors de la conférence de presse du 22 octobre, incitait la société à « prendre soins des soignants », il est dommage que cette injonction se limite à mettre en oeuvre les mesures barrière dans le but d'éviter l'augmentation exponentielle du nombre de patients que ces professionnels auront à soigner. Prendre soins de ceux qui soignent impose d'aborder cette problématique de manière beaucoup plus systémique, il s'agit avant tout leur donner des environnements de pratique qui leur permet d'exercer conformément à leur niveau de compétences, à leur déontologie mais aussi de leur proposer une rémunération à la hauteur du service qu'ils rendent à la société. Face à cette crise et à la pénurie infirmière, les décideurs sont donc contraints à être réactifs dans le très court terme faute d'avoir abordé efficacement ces questions en amont de la pandémie, mais il est nécessaire d'envisager l'impact potentiel que ces décisions prises dans l'urgence auront à moyen et à long terme sur la démographie infirmière. Si l'attractivité et la fidélisation des infirmières focalisent l'attention en cette fin d'année 2020, il en sera de même dans le futur si l'on en croit les conclusions de l'étude prospective réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques en mai 2018, qui estime qu'une augmentation des effectifs infirmiers de 53 % sera nécessaire afin de répondre efficacement à l'évolution de la demande en soins en 2040 11 . En matière d'attractivité, les résultats de la première campagne de sélection via Parcoursup peuvent paraître rassurants mais ils doivent toutefois être abordés avec prudence 12 . On ignore encore quel sera le taux d'attrition des étudiants durant leur parcours de formation, notamment ceux qui ont dû s'orienter vers la formation infirmière par dépit, n'ayant pas obtenu satisfaction dans leurs premiers choix. On peut également s'interroger sur le choix que fera le professionnel infirmier nouvellement diplômé au regard des conditions d'exercice qui lui seront proposées à sa sortie de l'institut de formation en soins infirmiers : exercer en qualité d'infirmier ou bénéficier des passerelles vers d'autres orientations que les organisations étudiantes et même parfois le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et Innovation n'ont de cesse de mettre en avant ? La situation actuelle constituera probablement un point tournant. Les conséquences à court moyen et à long terme des choix nationaux opérés en matière d'organisation de l'offre de soins et de leur déclinaison régionale et locale seront déterminantes pour la santé de la population, la pérennité du système de santé mais aussi pour l'avenir du groupe professionnel infirmier. Formons l'espoir que ces processus de prise de décisions soient à l'avenir moins hermétiques aux données probantes pertinentes et qu'ils aboutissent à une gouvernance qui associe davantage les infirmières. L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts. Austerity, new public management and missed nursing care in Australia and New Zealand Medical surgical nurses describe missed nursing care tasks -Evaluating our work environment New professionalism and new public management: changes, continuities and consequences Du care Concepts of caring and caring as a concept A philosophical analysis of caring in nursing Chaire Santé Sciences-Po/IDS, Inserm UMR 1145 Adresse e-mail : deboutc@aol