key: cord-0050774-9hm44y6d authors: Tudrej, B.V. title: De la gestion de l’incertitude à l’action de liberté: vivre, mourir ou survivre enchaîné date: 2020-09-29 journal: Ethics Med Public Health DOI: 10.1016/j.jemep.2020.100574 sha: 84f60bda7e8782bb190933734b5a6e911ca80752 doc_id: 50774 cord_uid: 9hm44y6d nan Reçu le 17 juillet 2020 ; accepté le 6 août 2020 À la façon d'une grosse pierre tombant lentement au fond de la mer, la crise de la COVID-19 est arrivée rapidement et lentement. Personne ne s'y attendait, mais tout le monde a eu le temps de la voir s'approcher. La grosse pierre a finalement frappé le fond de l'océan et fait voler les sédiments. La zone d'impact est toujours floue, les dépôts se dissipent progressivement, et permettent tout d'un coup de rendre visible l'invisible, d'observer à l'oeil nu ce qui était auparavant agrégé dans les tréfonds. Les crises ont donc aussi des vertus ! A la différence de nos confrères spécialistes, les patients ne consultent pas principalement pour résoudre un problème médical. Ils viennent consulter car quelque chose en eux les mobilisent suffisamment pour se confier à un médecin; ils viennent pour partager des inquiétudes, des difficultés, des souffrances, des surprises et aussi des joies. Les cabinets de médecine générale de France se sont brutalement vidés au moment du confinement. Toutes les personnes qui avaient l'habitude de prendre des rendezvous en urgence, parfois avec impériosité ont disparu de nos cabinets. La France n'avait plus besoin de médecins généralistes. Les autorités et les institutions s'en sont inquiétées et ont encouragé les patients à poursuivre les suivis des maladies chroniques et les vaccinations chez les enfants. Les médecins craignaient une augmentation de la morbi-mortalité par rupture des suivis médicaux. Pendant cette période, nous avons géré des suspicions d'infection à SARS-CoV2, et avons vu quelques patients pour des problèmes aigus. Une grande proportion des appels téléphoniques concernait des problématiques administratives, les arrêts de travail ou encore les certificats pour les patients à risque de formes graves nécessitant un maintien à domicile. Puis, progressivement, nous avons vu apparaître de plus en plus de patients avec des troubles anxieux en lien avec la pandémie, des insomnies, des crises d'angoisses. Certains patients à risque, âgés et/ou avec des multi-morbidités n'ouvraient plus la porte aux infirmières à domicile et aux aides ménagères. Le premier réflexe a été de se dire que les Français avaient peur, qu'ils se rendaient compte que la mort n'était pas uniquement un concept qui se concrétisait chez les autres. De nombreux philosophes, sociologues, médecins et éditorialistes ont défendu cette thèse sur les différents médias. L'idée était séduisante. Et si les Français redécouvraient leur finitude? La mort se rappelait soudainement à nous. Les patients ont commencé à revenir dans les cabinets. Toutefois, aucun de mes patients n'est décédé pendant cette période. Les maladies chroniques semblent globalement stabilisées et je ne suis pas certain que les patients chroniques aient souffert de l'absence de suivi pendant cette période. Bien sûr, il faudra confronter cette impression aux données épidémiologiques ultérieures. De nombreux patients fragiles décrivent des difficultés respiratoires; ils craignent les séquelles de la COVID, mais pour la plupart c'est le signe d'un déconditionnement à l'effort par le manque d'activité physique. Certains troubles psychiques semblables à des syndromes de stress posttraumatiques apparaissent. Des patients n'arrivent plus à sortir de chez eux, évitent certaines conduites, dorment dans le salon car leur chambre est contiguë avec le couloir de l'immeuble où le virus auraient plus de chance de circuler, ont des réminiscences des images des patients en réanimation vu sur les chaînes d'informations en continue, etc . . . « L'allumette qu'on allume dans le noir ne fait pas qu'éclairer un petit espace, elle révèle l'énorme obscurité qui nous entoure » [3] . Edgar Morin, Connaissance, ignorance, mystère Le fond de l'océan s'est donc troublé. Et les patients nous demandent de les aider à y voir un peu plus clair. L'allumette a mis en lumière la mort, et ce n'est pas ce qui fait peur aux patients. C'est bien l'obscurité qui l'entoure qui crée l'anxiété. Lorsque le Pr. Jérôme Salomon, comptable du nombre de morts et de cas avérés de la COVID, annonçait tous les soirs ces chiffres, la France s'est abonnée à une nouvelle messe: un décompte anxiogène qui allait changer le quotidien de beaucoup d'entre eux. Mettre en lumière ces chiffres à la façon d'un spectacle morbide pour justifier d'une action politique sous contrôle a renforcé l'abyssal contraste avec l'impuissance médicale face à la COVID; le dépistage clinique était rendu impossible par une symptomatologie polymorphe et des patients pauci-symptomatiques ou l'absence de tests disponibles. L'inexistence de traitement et l'absence de consensus scientifique a assombri les perspectives. Le clair-obscur est devenu le seul tableau à contempler. Les patients ont commencé à demander: « Vous avez vu des patients avec le virus? »; « Vous l'avez eu? »; « Comment vont-ils? »; « Et si jamais je l'avais eu? »; « Vous pensez que je peux visiter ma mère à l'EHPAD? »; « Et si je lui transmettais? » . . . Comme l'arlésienne dont tout le monde parle mais que personne n'a jamais vu, le risque de rencontrer ce nouveau virus fait plus peur que la mort qu'il pourrait annoncer. Mais où est ce virus? Comment éviter de rencontrer ce que l'on ne peut voir? Comment supporter l'omniprésence de l'invisible? L'anxiété a pris toute la place. La raison ne peut plus faire le poids. . . . le vent (dans certains pays) maltraite le crâne de celui qui vient de tomber et masse les pieds de celui qui se trouve au sommet » [4] . Gonçalo M Tavares, Un voyage en Inde À la différence de la peur qui est une émotion, l'anxiété répond à une appréhension d'un événement qui n'est pas encore arrivé. L'anxiété est une réaction à la gestion de notre incertitude. Dès lors, le rapport que chacun entretien avec l'incertitude est un indicateur de sa vulnérabilité. La médecine est souvent mobilisée dans la gestion des risques en santé. De la médecine préventive à la médecine prédictive, elle s'est organisée pour optimiser les ressources et capacités des patients pour faire face. Les médecins généralistes sont devenus des entraineurs personnalisés pour contrôler ces risques spécifiques. Mais cela ne suffit pas. Car paradoxalement, accumuler des ressources est insuffisant pour faire face à l'incertitude. Encore faut-il avoir l'assurance qu'on dispose du répondant nécessaire pour faire face. Accompagner les patients passe par l'affermissement de leur confiance en leurs capacités. En essayant d'aider les patients à contrôler leurs risques en santé, on véhicule l'idée qu'ils ont nécessairement en main toutes les clés pour réussir. Malheureusement, les plus vulnérables n'y arrivent pas et se sentent alors coupables et se dévalorisent. Ainsi, la médecine peut donc être amenée à renforcer les inégalités. Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir L'épidémiologie a permis d'établir une culture médicale du risque. Les médecins utilisent des chiffres, présentent des pourcentages, manipulent des risques relatifs et des valeurs prédictives de maladies. Ces données nous donnent l'impression de mieux informer les patients et de les aider à prendre des décisions en autonomie pour leur santé. Mais le plus souvent, ces données chiffrées ne conduisent pas la décision. Les raisons qui nous poussent à prendre des décisions sont rarement d'ordre rationnel pour notre santé. D'autres enjeux et influences sont en jeu. Nous savons tous qu'il faut manger 5 fruits et légumes par jour et faire au moins 30 minutes de marche rapide par jour. Pourtant, une minorité d'entre nous seulement le fait. Ainsi, lorsqu'un patient a pris une décision dans le domaine médical, il vient valider chez son médecin traitant s'il lui est tolérable d'assumer un risque en lien avec les chiffres que lui apporte la connaissance scientifique. Apporter encore plus de données ne permet pas de faire un meilleur choix, mais cela permet peut être d'améliorer la confiance en son propre choix. Les données de la science deviennent de ce fait des outils de gestion de l'intolérance à l'incertitude. La crise de la COVID a créé beaucoup d'anxiété car nous n'avions que très peu d'informations fiables à présenter à la population. Les données que nous avions se contre disaient d'une semaine à l'autre. Nous ne savions que très peu de choses. Sans chiffres, à quoi confronter nos prises de risques? Il n'y avait plus rien de tangible pour se rassurer et assumer ses choix. Entretenir l'espoir de contrôler un risque aidait moins les patients que d'entretenir l'espérance. Les personnes qui décident leur suicide assisté réveillent notre anxiété à attendre dans l'incertitude le moment imprévisible de notre mort. Ces personnes ont fait le choix de mettre fin à cette attente en choisissant le possible plutôt que la contingence. Mais attendre n'est pas un moment neutre, un moment suspendu dans l'existence. L'attente est un moment qu'on investit. Daniel Dreuil et Sabastian Moser rappelle les deux réactions d'échec face à l'attente: l'impatience et la résignation [7] . L'impatient cherche son salut par l'action, et le résigné se résout à la passivité. Nous pourrions rapidement considérer que le suicide assisté est l'expression d'une de ces deux formes d'échec. Mais à écouter nos patients qui nous disent, calmement et sans être atteints de troubles dépressifs, qu'ils souhaitent simplement mourir car ils considèrent que leur heure est venue, on sent bien qu'ils ne sont ni impatients ni résignés. Attendre est généralement perçu comme un temps imposé, rarement un temps choisi. Dès lors, il est l'exercice d'un pouvoir, celui de l'injonction d'attendre. Voir des personnes faire le choix de ne plus être contraint d'attendre est inconfortable pour la majorité d'entre nous qui attendons. Par cet acte de pure liberté, le suicide assisté nous renvoie aux chaines auxquelles nous tenons tant. Nous avons appris à survivre enchaîné, plutôt que de vivre libre. Investir l'attente comme un temps-choisi devient un enjeu existentiel. Parce qu'une demande de suicide assisté est difficile à entendre, elle ranime des tensions, dans la société et provoque des réactions violentes de toutes parts. C'est ainsi que les singularités des demandes de suicides assistés se font noyer par les intérêts de mouvement pro et contre qui brandissent des valeurs déclamatoires. Ces groupes ont oublié que « penser est une chose, exister dans ce qu'on pense est autre chose », comme le rappelait Kierkegaard. Les revendications idéologiques fragilisent toujours les personnes qu'on prétend défendre. Dans ces moments, aux médecins de faire preuve de discernement et de se confronter au réel plutôt qu'en arbitre d'un combat idéologique. Il convient de ne pas confondre la carte et le territoire. Notre devoir est d'accompagner les personnes sans les trahir en imposant nos valeurs. Et notre erreur serait de toujours médicaliser leurs choix. Sur une crête étroite, nous pouvons essayer de les aider à affermir leurs capacités à trouver leur chemin. « Le sens du politique, et non de sa fin, consiste ici en ce que les hommes libres, par-delà la violence, la contrainte et la domination, ont entre eux de relations d'égaux et ne sont appelés à commander ou à obéir que sous la pression de la contrainte [. . .]. Cela est difficile à comprendre pour nous, car nous associons à l'égalité le concept de justice et non pas celui de liberté.» [8] Hannah Arendt-La politique a-t-elle encore un sens? La gestion de la crise de la COVID par les médecins s'est faite par notre logiciel premier, celui de la gestion des risques. Alors que la première vague est passée, nous nous rendons compte des dégâts de cette pratique médicale. À vouloir à tout prix une médecine « scientifique », on en a oublié sa fonction humaine; celle qui permet de supporter notre finitude. Au moment de décider de sa propre mort, tout particulièrement quand l'allumette est allumée, et que l'obscurité ne fait plus peur, le suicide assisté nous apprend à réfléchir la vie en termes de liberté. Accompagner les patients à trouver les ressources pour investir l'attente et faire le choix de vivre ou mourir et non plus de survivre enchaîné, n'est-ce pas là le rôle de la médecine? Et sommes-nous prêts pour ce changement de paradigme? À mesure que les sédiments se dissipent, continuons d'observer ce qu'ils vont nous apprendre en retombant au fond de l'océan. Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d'intérêts. Le réel et son double: essai sur l'illusion. Nouv éd., revue et augmentée. Paris: Gallimard Dits et écrits. 1954-1988. Gallimard Un voyage en Inde: mélancolie contemporaine (un itinéraire) Le cygne noir: la puissance de l'imprévisible. 5e tirage. Les Belles Lettres Lied geht weiter: hundert Gedichte. 15. Aufl. München: Dt. Taschenbuch-Verl Prendre soin de l'attente. Une introduction au dossier La politique a-t-elle encore un sens? L'Herne