key: cord-0050773-ivmidi7c authors: Galichon, B. title: L’intolérable néant de la mort nue date: 2020-09-29 journal: Ethics Med Public Health DOI: 10.1016/j.jemep.2020.100573 sha: 6efdfdf9bf7a3ddd53ff6b5a8850e7b191cfe2a3 doc_id: 50773 cord_uid: ivmidi7c nan à travers ses larges lunettes de protection que Saïd est mort sans déranger personne. Mais son silence, des semaines plus tard, fait encore du bruit. . . Restera en mémoire le bruit des fermetures à glissières des deux sacs dans lesquels il a été enfermé. Cette épidémie de Covid-19 nous repousse tous dans nos retranchements. Par effet de loupe, elle met en exergue toute notre suffisance masquant depuis trop longtemps nos insuffisances, nos discours entendus, nos ostracismes, nos « y a qu'à » sans lendemain justifiés par la seule minute présente. Elle interroge nos pratiques qui par rigidité et accumulation de procédures nous ont fait perdre de vue l'essence de notre humanité et donc le sens de nos actions, le pourquoi de notre responsabilité donc de notre liberté. Comme si l'histoire se répétait sans que le regard de l'homme sur sa condition ne soit émondé, éduqué. La philosophie, la théologie ne sont pas non plus entendues. . . Et nous, nous sommes retrouvés durant ces mois de mars et d'avril confrontés à « l'irréprochable égalité de la mort », dénoncée par le Dr Rieux dans « La Peste » d'Albert Camus. Par les principes d'incertitude et de précaution, nous avons limité le soin aux traitements. L'homme ainsi mis à nu réduit à sa seule biologie a fait l'objet de nos attentions, bien souvent précipitées. Avonsnous traité des individus ou avons-nous soigné des personnes faites d'altérité, de spiritualité ? Nous n'avons pas répondu dans nombre d'hôpitaux aux nécessaires rituels funéraires. Ces morts n'ont pas pu être accompagnées, accomplies par les rituels familiaux et/ou religieux accomplissant une vie. Avons-nous accompli ce pourquoi nous nous étions engagés ? Cette période post-Covid déstabilisée nous pousse à nous reposer encore l'éternelle et essentielle question essentielle de notre humaine dignité. Comment devons-nous y répondre ? Comment avons-nous considéré cet homme ? L'avons-nous réduit à une biologie ? Voilà les interrogations qui animent nos discussions de couloir dans le service. Que nous disent ces questions sur les fondements de notre humanité, de notre dignité ? Quels sont nos prérequis, nos attendus, nos représentations ? À quelle symbolique, quelle spiritualité répondons-nous ? Nous devons pousser plus avant nos réflexions avec toute la pertinence de l'indispensable impertinence ? C'est par ces questions que je souhaite apporter mon point de vue dans cet échange épistolaire entre Christian Mormont et David Weisstub sur mort et mourir. Il est illusoire de porter notre regard sur la fin de vie de celui qui part sans tenir compte de sa vie elle-même, son déroulement, ce qui l'a construite minute après minute avec toutes ses ambivalences. La réflexion palliative pour accompagner un patient ne tient-elle pas compte de ce qui a fait cette vie dans toutes ses dimensions ? La mort ne définit pas notre vie mais elle doit venir l'accomplir, laisser advenir son essentiel. Ainsi, croyants comme non croyants nous devons aller sans faux-fuyants au bout de notre définition de la vie, de l'individu ou de la personne. La mort d'autrui ne nous appartient certes pas, mais nous en sommes responsables. Ainsi, s'explique l'âpreté fondamentale du débat qui ne cessera de nous animer autour de la mort de l'autre. Ne sommes-nous pas confrontés à notre propre mystère qui comme tout mystère n'a de raison d'être que de ne cesser de se laisser découvrir ? Ce mystère est vital. Il vit de nos ambivalences. Il nous construit. Il ouvre devant nous des possibles souvent indicibles qui sont autant de pneuma pour nos personnes les libérant de toute réduction matérielle, biologique. Ne sommes-nous pas obsédés par « la mort digne » ? Mais qu'est-ce à dire ? S'agirait-il d'une mort maîtrisée, en douceur, confortable qui ne vient pas déranger le monde des vivants ou tout au plus l'émouvoir ? Alors que nous sommes dans l'incapacité d'aller au bout de la définition de notre humanité que celle-ci soit anthropologique, philosophique ou religieuse. La polysémie du mot dignité n'en préserve-t-elle pas aussi tout le mystère de sa source ? Notre essence reste un indicible. . . Qu'est-ce qui différencie la sédation de l'euthanasie si ce n'est une vision différente de l'homme, de sa dignité. Notre vision de la mort ne s'inscrit que dans la suite de celle que nous avons de la vie elle-même. Cette quête du Graal de la mort douce maîtrisée, jugée comme digne n'est-elle pas encore plus mortifère que cette dernière ? Une vision trop univoque réduite de la définition de la vie humaine conduit à deux postures opposées et non ajustées. La première « moderniste » construite à partir d'un individualisme biologique considère qu'une vie digne passe in fine par la possession de toutes ses facultés, de son autonomie. On le constate avec l'eugénisme facilité par le Diagnostic Prénatal (DPN). La deuxième « spiritualiste » tend à réduire la vie à sa source divine, sans en considérer la liberté ontologique de l'homme, et donc sacralise jusqu'au dernier battement de coeur comme pour Vincent Lambert. Zygmunt Bauman dénonce, dans son livre « La vie liquide » [1], la volonté de notre société de contrôler l'individu tout en lui donnant le sentiment de maîtriser sa propre individualité en toute liberté flattant son narcissisme, mais le réduisant ainsi à une valeur économique. Nous le savons tous, l'individu est une illusion, une chimère. Nul ne se construit sans rapport à son environnement. Notre altérité nous construit à notre corps défendant. Toute la psychanalyse est là pour nous le dire. Notre vie ne se définit pas uniquement par la partie visible de l'iceberg. L'invisible et l'indicible en sont les fondations. Néanmoins, l'individualisme qui est lié à la notion d'individu, n'est-il pas l'habit socialement acceptable de l'égoïsme, les individus étant par essence traités de façon égalitaire ? Ainsi les volontés auto justifiées, autocontrôlées de précaution, de maîtrise s'expriment sans tenir compte de l'autre dans un climat de tolérance confinant à l'indifférence. Cette illusion de maîtrise individualiste conditionne néanmoins nos esprits. Ainsi, l'individu que nous pensons être conduit sa vie avec rationalité pour le meilleur bénéfice dans une quête jamais assouvie d'un bonheur narcissique source de confort. Sa dignité d'individu ne se jugeant que par l'autonomie de ses capacités fonctionnelles, l'inutilité devient le premier critère de perte de dignité. Tout événement potentiellement indésirable doit être prévu et contrôlé, mieux éliminé. Ainsi, la mort doit être maîtrisée. Ainsi, libéré de toute contingence altéritaire, je n'en suis responsable que devant moi-même. Ma mort tout comme ma vie m'appartient donc. Et je peux en être maître jusqu'à en imposer à l'autre sa « réalisation ». Nous savons tous que la dimension incarnée, l'inscription sociale de nos vies viennent contredire cette aspiration à la maîtrise de soi, quintessence de notre liberté. Mais naissance et mort sont des faits sociaux, couchés dans nos actes d'état civil et accomplis grâce à des rituels religieux ou non. Ainsi, ma mort ne m'appartient plus pleinement et exclusivement. Pour Saïd, nous avons répondu à toutes nos obligations professionnelles, légales, aux injonctions des principes sécuritaires. Nous avons coché toutes les cases prescrites par la loi. Nous sommes allés au bout de l'arborescence de l'algorithme décisionnel dans le confort du raisonnement binaire. Mais nous avons gommé la vie de Saïd, elle n'a même pas été interrogée. Mais la loi ne supprime pas l'inconfort de la réflexion éthique sur une situation précise et très incarnée. N'y avait-il pas quelque chose d'autre à faire pour que cette mort ne fût pas aussi glaciale mais accomplie ? C'est bien la mise à distance légalement sécuritaire de cette « mort nue » qui est violente. De la même manière, la gestion toute sanitaire de la vie en EHPAD n'a-t-elle pas montré ses limites, ses effets délétères ? Les critères sanitaires ne sont-ils pas venus refouler les critères de vie. Ces pensionnaires âgés ne sont pas des individus mais des personnes portées par leur seul besoin d'altérité. Céder au « sanitarisme » permet de mettre de côté l'inconfort voulu par l'indicible de nos vies et nos morts. La loi appliquée au pied de la lettre ne nous permet-elle pas de passer à côté de l'autre ? Nous ne sommes définitivement pas des individus, mais des personnes douées d'autonomie pour le bénéfice du bien commun. Enfin, les injonctions dictées par les principes de précaution et de sécurité sont-elles vraiment là pour protéger les personnes ? Pourquoi notre société médicalise autant la fin de vie ? Pourquoi les cultes ne sont pas partie prenante du soin ? Ils ont bien été considérés comme non indispensables durant cette épidémie. De la même manière, des affaires récentes ayant défrayé la chronique ont montré les oppositions entre les chrétiens quant aux réponses à apporter. La foi n'est pas une règle. Elle est une question, un doute devant une relation à Dieu jamais acquise. L'homme en a voulu faire une règle, une religiosité avec une réduction simpliste rassurante au « tu ne tueras point ». Le rituel est fait pour nous faire vivre de l'esprit de la loi en mettant la lettre de celle-ci à distance, rendant possible son dialogue avec notre éthique de la responsabilité. L'Église doit-elle encore s'arrêter, s'arcbouter au « tu ne tueras point » inconditionnel ? Protéger le sacré de la vie se réduit-il à augmenter des jours à une « vie » ayant perdu irrévocablement toute altérité ? Toute posture légaliste, « cléricaliste » est théologiquement en contradiction avec la dimension incarnée de la foi chrétienne. Les Chrétiens ont la responsabilité pour le monde d'aller au bout de la dimension incarnée de leur foi. Quelle est la dimension sacrée de nos vies ? Les Chrétiens doivent encore méditer cet indicible de nos vies et de nos morts. Vouloir maîtriser pour ne pas faire d'erreur, pour ne pas être légalement pris en défaut c'est accepter de réduire notre réflexion à un cadre normatif. C'est faire abstraction de nos ambivalences. Elles sont autant de brèches ouvertes fragilisant le rationalisme normatif ambiant. Elles nous évitent d'y nous trouvés enfermés pour nous permettre de penser d'autres possibles. L'ambivalence est une constante et ce jusqu'à notre dernier souffle. Elle est au coeur de notre condition humaine. Elle est l'expression vitale du « et » qui nous pousse toujours à chercher, à tenir les inconciliables. Notre altérité vit de ce « et », du tout et de son contraire. Les choses seraient plus simples si elles étaient binaires, régies par le « ou » rationnel de l'algorithme. Ce « ou » ne formate-t-il pas insidieusement mos modes de penser ? L'ambivalence jetant un voile rend difficile d'approcher la ou les raisons avant-premières de vouloir mourir. Préservant ainsi un lieu de liberté, elle est aussi l'expression de notre dignité. L'accompagnement en est la seule réponse. N'est-ce pas la réflexion poursuivie par le Dr. Corinne Van Oost dans son livre « Médecin catholique, pourquoi je pratique l'euthanasie » [2] . La responsabilité première du médecin et du chrétien : la fidélité. Je ne t'abandonnerai pas. Ne doit-il pas aussi faire sienne la réflexion d'Emmanuel Levinas : « Je me dois à toi » ? Cet accompagnement exige que ma volonté ne puisse s'exprimer indépendamment de celle de l'autre. Notre dignité d'hommes et de soignants se vit bien au niveau de cette fidélité. Ma liberté se construit dans ma responsabilité à l'autre. Les textes du Pape Pie XII sur la fin de vie ne nous disent pas autre chose, tout comme la loi Léonetti de 2005. Cette injonction de responsabilité et donc de liberté n'a-t-elle pas été l'apport fondamental de cette loi ? Elle dessine un cadre pour l'accompagnement de cet ultime moment de liberté qu'est la mort. Ne fallait-il pas en rester là ? Cette fidélité responsable ne justifie-t-elle pas une éthique de la transgression ? Pourquoi vouloir le contingenter plus avant si ce n'est pour plus de sécurité au risque de vider la loi de son essence ? Notre formation est-elle à la hauteur de ces enjeux premiers ? Cette volonté forcenée de maîtrise nous éloigne de l'incontournable et vital inconfort éthique. Notre dignité se vit dans cet inconfort, dans la réponse que nous pouvons y apporter honnêtement à la merci de nos ambivalences. La loi ne donne pas toute la réponse et nous ne sommes que des hommes. Nous arrivons à une époque où l'autorité de notre humanité risque de se trouver concurrencée par celle de la technicité que nous générons. Certains d'entre nous ne considèrent-ils pas que cette dernière puisse être avec le transhumanisme la source profuse des réponses à nos questions et la fin de notre inconfort éthique ? Nous croyons au contraire avec le philosophe et protestant Jacques Ellul que notre responsabilité, notre liberté donc ne peuvent se réaliser que dans l'acceptation de nos limites débarrassées du mirage de l'illimité. Nous ne trouverons notre humanité qu'au coeur de nos limites. L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts. Hachette Pluriel Editions Médecin catholique, pourquoi je pratique l'euthanasie. Presse Renaissance