key: cord-0017216-ge9s42i0 authors: Sharda, Saroo; Dhara, Aruna; Alam, Fahad title: L’antiracisme comme compétence professionnelle: quand la neutralité ne suffit plus date: 2021-03-22 journal: CMAJ DOI: 10.1503/cmaj.201684-f sha: 25d0aa848493647b4592a6833278b40c799ec70d doc_id: 17216 cord_uid: ge9s42i0 nan L 'enjeu de la justice raciale a occupé une place prépon dérante en 2020. Des événements fortement médiatisés ont poussé les établissements de santé à reconnaître leurs obligations en matière d'antiracisme, un développement encou rageant étant donné la longue histoire d'injustice raciale asso ciée au domaine médical. Certains médecins ont manifesté avec Black Lives Matter ou ont pris part à des mouvements antira cistes, mais d'autres ont peutêtre hésité, inquiets à l'idée que leur hôpital ou leur université considère cet activisme comme un manque de professionnalisme. Voilà qui met au jour une contra diction dans le référentiel CanMEDS : selon ce cadre, un médecin joue un rôle de professionnel qui « reflète les attentes de la société […] y compris […] la promotion de l'intérêt public […] et des valeurs telles […] l'humilité, le respect de la diversité […] ». En tant que promoteurs de la santé, les médecins sont en outre appelés à améliorer la santé des collectivités qu'ils servent 1 . Si la défense des droits des minorités racisées concorde avec nos valeurs professionnelles, pourquoi hésiter à se mobiliser? C'est qu'en pratique, le rôle de professionnel fait parfois ombrage à celui de promoteur de la santé, car notre vision actuelle du pro fessionnalisme n'est pas neutre sur le plan racial. Dans le présent article, nous analysons la manière dont ces enjeux influencent les échanges interprofessionnels et les soins aux patients hospi talisés, et faisons valoir qu'une transformation de notre vision actuelle du professionnalisme s'impose si nous voulons concré tiser les récents engagements des hôpitaux et des universités en matière d'antiracisme. Depuis longtemps, le modèle du « professionnel » est celui d'un homme blanc cisgenre apolitique, hétéronormé et sans handicap, conformément au système centré sur « une série de caractéristiques qui établissent tout ce qui est blanc et occiden tal comme normal et supérieur aux autres identités et coutumes ethniques, raciales et régionales 2 ». Pourtant, cet état de fait ne cadre pas avec les valeurs établies de la profession médicale 1 . C'est par leur professionnalisme que les médecins assument leur responsabilité à l'égard des patients et de la société. Il est donc impératif que ces représentants du corps médical prennent part à des conversations à grande échelle sur ce qui constitue un comportement professionnel 2 . Nous avançons en fait que la responsabilisation professionnelle devant la société demande des médecins une volonté affirmée de bâtir une société plus juste, et conséquemment plus en santé. Dans un récent article de débat, Suzanne Boroumand et ses collaborateurs qualifiaient de « modeste 3 » le niveau d'adhésion des étudiants de médecine au rôle de promoteurs de la santé, situation qu'ils attribuaient à un manque de « modèles à émuler 3 »; autrement dit, les étudiants ne voient pas leurs profes seurs incarner leur rôle de promoteurs de la santé. En revanche, le rôle de « professionnel » est une constante inébranlable des études de médecine. Selon la théorie de la socialisation, la formation professionnelle ne sert pas qu'à l'acquisition de connaissances, elle joue aussi un rôle dans la for mation de l'identité 4 ; les étudiants en médecine ont ainsi inter nalisé l'importance de devenir des médecins « neutres » qui occulteraient leur propre identité dans l'espoir d'atteindre le statut d'« initié impartial 5 ». Bien que ce concept de profession nalisme respecte la diversité, il n'encourage pas, tel qu'il est • La vision actuelle du professionnalisme en médecine n'encourage pas la participation à des mouvements progressistes ni l'essentielle remise en question du racisme au sein même de la profession. • L'heure est venue de remettre en question la vision traditionnelle du professionnalisme en médecine afin que les médecins soient outillés pour militer en faveur d'une société où la santé de tous est importante. • Bien qu'il existe des outils pour l'intégration de l'antiracisme aux programmes de médecine, il reste beaucoup de travail à faire dans les établissements d'enseignement canadiens pour que ce concept fasse partie intégrante des études de médecine. JAMC | 22 MARS, 2021 | VOLUME 193 | NUMÉRO 12 E437 conçu, la participation à des mouvements progressistes, et encore moins la remise en question critique du racisme au sein même de la profession médicale. Au Canada, les études de médecine sont essentiellement constituées de cours magistraux durant les années précliniques, puis de stages de formation clinique. Pour les étudiants, la cul ture du « professionnalisme » en médecine est donc fortement influencée par les comportements du personnel et des supé rieurs 6 . Les comportements appris par imitation forment une part non négligeable du programme occulte 7 . Le profession nalisme dont les apprenants font l'expérience dans les pro grammes de formation n'est cependant pas neutre sur plan de la race. Au Canada, les médecins résidents racisés des pro grammes de chirurgie indiquent que leurs compétences sont remises en question plus souvent que celles de leurs pairs de même genre, et ils ont moins confiance de voir appliquer des mesures adéquates s'ils signalent de la discrimination (ce qui, en soi, est souvent considéré comme un geste non profession nel) 8 . Les conclusions d'une récente étude qualitative menée auprès d'étudiants américains appartenant à des groupes sous représentés dans la profession médicale montrent également que les étudiants racisés doivent travailler activement à déman teler les stéréotypes nuisibles pour réussir à faire correspondre leurs identités professionnelle (comme médecin) et raciale 9 . Il ne fait aucun doute que les programmes d'études de médecine placent la race et le racisme parmi les déterminants de la santé, mais rien n'indique clairement qu'ils préparent adéquatement les étudiants à être solidaires des groupes tou chés par ces enjeux ni à promouvoir des améliorations struc turelles dans l'intérêt de ces groupes. De récents événements ont donné à nos établissements des raisons de s'interroger sur leur complicité dans les systèmes d'injustice : pensons à la dif fusion des commentaires de professionnels de la santé à l'égard de Joyce Echaquan, une femme autochtone décédée dans un hôpital du Québec, ou encore aux nouvelles données qui montrent la complexité et la disproportion des effets de la pandémie de maladie à coronavirus 2019 sur la vie des per sonnes racisées 10 . Beaucoup d'établissements ont publié des déclarations condamnant le racisme en médecine 11 , mais s'ils ont à coeur l'intérêt public, ces établissements doivent égale ment être prêts à soutenir les médecins qui s'engagent poli tiquement dans la promotion de l'antiracisme en tant que professionnels. Manifestations publiques, organisation commu nautaire, prise de parole dans les milieux intellectuels : toutes ces formes de militantisme ont leur place dans l'identité d'un médecin. L'une des difficultés, lorsqu'on tente d'élargir le concept du professionnalisme en médecine, c'est peutêtre que la profes sion hésite à s'attaquer au racisme qui sévit dans ses rangs. Au lieu de reconnaître qu'il s'agit d'un problème de taille, les établissements parlent de favoriser la diversité 12, 13 . La Fédéra tion des étudiants et des étudiantes en médecine du Canada a d'ailleurs une définition très large de cette notion -« diversité de culture, d'origine ethnique, de genre, d'orientation sexuelle, de capacité physique, de lieu géographique, de religion et de statut socioéconomique 13 » -, preuve s'il en est de la difficulté à nommer et à combattre spécifiquement l'injustice raciale dans la profession. En se contentant d'améliorer la diversité en général, un établissement peut prétendre, sans même s'être attaqué au racisme, avoir résolu le problème, ce qui risque d'exacerber l'oppression raciale. L'éducation antiraciste n'est pas encore ancrée dans les études de médecine au Canada, mais beaucoup d'établis sements ont commencé à travailler activement en ce sens. Par exemple, la Faculté des sciences de la santé Rady de l'Université du Manitoba offre un programme en santé autochtone qui parle entre autres d'antiracisme, et la Faculté de médecine Temerty de l'Université de Toronto a récemment annoncé son plan d'« étendre l'éducation antiraciste dans ses espaces d'appren tissage, de recherche et de soins cliniques et de miser sur la sécurité culturelle pour les étudiants noirs et autochtones de tout l'établissement ». Les initiatives de ce genre viennent ren forcer l'idée selon laquelle l'antiracisme doit faire partie inté grante des études de médecine. Il serait notamment possible d'élargir les programmes d'apprentissage communautaire pour y inclure explicitement la justice sociale, et ce, afin de nor maliser la défense de ces enjeux dans la pratique de tous les médecins, racisés ou non. L'universalisation et la normalisation d'une approche de jus tice raciale en santé produiront des soins de plus grande qualité pour les patients. Le rôle du professionnel doit englober celui de promoteur de la santé. Bien que les professionnels du milieu soient parfois en désaccord avec leurs collègues ou leurs établis sements, ils sont unis dans leurs obligations de défense de l'intérêt public. Il est donc impératif d'encourager les médecins à se défaire de leur vision étroite du professionnalisme pour mieux se consacrer à la promotion de la justice raciale. Nous ne pou vons pas rester neutres devant des enjeux aussi considérables que la santé et le bienêtre de nos patients. Intérêts concurrents : Aucun déclaré. Cet article a été révisé par des pairs. Collaborateurs : Tous les auteurs ont con tribué à l'élaboration et à la conception de l'étude, ont rédigé le manuscrit et en ont révisé de façon critique le contenu intellec tuel important; ils ont donné leur approba tion finale pour la version destinée à être publiée et assument l'entière responsabi lité de tous les aspects du travail. Propriété intellectuelle du contenu : Il s'agit d'un article en libre accès distribué conformément aux modalités de la licence Creative Commons Attribution (CC BYNCND 4.0), qui permet l'utilisation, la diffusion et la reproduction dans tout médium à la condition que la publication originale soit adéquatement citée, que l'utilisation se fasse à des fins non commerciales (c.àd., recherche ou éducation) et qu'aucune modification ni adaptation n'y soit apportée. Voir : https://creativecommons. org/licenses/byncnd/4.0/deed.fr. Correspondance : Saroo Sharda, ssharda@haltonhealthcare.com Ottawa: Royal College of Physicians and Surgeons of Canada The bias of "professionalism" standards. Palo Alto (CA): Stanford Social Innovation Review Addressing the health advocate role in medical education Professionalism and the socialization of medical students Neutralizing differences: producing neutral doctors for (almost) neutral patients Socialization to professionalism in medical schools: a Canadian experience Professionalism and Human Rights Committee. Hidden curricula, ethics, and professionalism: optimizing clinical learning environments in becoming and being a physician: a position paper of the American College of Physicians Intersectionality of gender and visible minority status among general surgery residents in Canada What does context have to do with anything? A study of professional identity formation in physiciantrainees considered underrepresented in medicine COVID19 and racial/ethnic disparities Canadian Federation of Medical Students statement in response to the death of Joyce Echaquan The need for antiracism training in medical school curricula Moving toward antiracism Accessible ici : medicine. utoronto .ca/news/tahsnstatementantiracism (consulté le