Miranda, 20 | 2020 Miranda Revue pluridisciplinaire du monde anglophone / Multidisciplinary peer-reviewed journal on the English- speaking world  20 | 2020 Staging American Nights Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire, Marine Paquereau et Judite Rodrigues Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/miranda/24086 DOI : 10.4000/miranda.24086 ISSN : 2108-6559 Éditeur Université Toulouse - Jean Jaurès Référence électronique David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire, Marine Paquereau et Judite Rodrigues, « Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques », Miranda [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 02 avril 2020, consulté le 16 février 2021. URL : http:// journals.openedition.org/miranda/24086 ; DOI : https://doi.org/10.4000/miranda.24086 Ce document a été généré automatiquement le 16 février 2021. Miranda is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International License. http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org/miranda/24086 http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques David Bousquet, Nathalie Galland, Candice Lemaire, Marine Paquereau et Judite Rodrigues 1 Aux rêveurs noctambules de tout temps, aux « dériveurs »1 nocturnes, la nuit est réservoir de symboles, éveil d’un monde intérieur, souvenirs et obsessions intimes, révélation de l’inconscient, autre jubilation dionysiaque. Rêve d’encre aussi, veille des créateurs dans la nuit théophanique quand mystique de la nature et mystique intime s’y lovent : c’est la nuit obscure de St-Jean de la Croix, ténèbres de l’âme abandonnée, et la Sainte pénombre des pré-romantiques et romantiques allemands (Goëthe, Hölderlin, Novalis…) qui porte au sublime. Désirée, désirante, dialectique en clair-obscur, la nuit se lie à l’empreinte lumineuse, éclat crépusculaire des nuances pourpres2 et arcs-en-ciel noirs de Jean Paul, ainsi qu’à la lumière artificielle : flash, néon, filtration ou halo, éclairage des projecteurs prolongeant celui des astres. On la perçoit mais elle nous absorbe et parfois nous regarde, tel l’inquiétant jardín de ojos d’Octavio Paz. 2 « Choc noir »3 qui perturbe les processus rationnels et bouleverse la perception, elle défait toute certitude, toute clôture, invite à l’effraction de l’ouvert, à la violence de l’informe. Cette nuit engouffre à son tour chaque partie du monde, dans le ballet circulatoire des astres, lissant dans l’obscur la référentialité. La nuit aux Amériques, aussi, est-elle d’abord substance enveloppante4, qui invite d’autres constellations de l’imagination en venant infléchir le visible et liquider les frontières. 3 À la fois toile de sce◌́nographies immersives et puissance d’ombres traversées, ces nuits américaines sont ici explorées dans la diversité des enjeux, des esthétiques et des langues qui les portent. Issus du colloque international Staging American Nights, Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques organisé en mars 2019 par les axes « Intime » et « Image et critique » du Centre Interlangues (Texte-Image- Langage) — EA 4182 de l’Université de Bourgogne, dans le cadre du cycle Staging Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 1 America, les neuf articles réunis ici disent le propre de la nuit dans les œuvres poétiques et picturales d’artistes américains (anglophones et hispanophones) d’aujourd’hui. 4 À partir d’une perspective multilingue et transdisciplinaire, ces travaux explorent ainsi les territoires et imaginaires de la nuit, tout un régime nocturne d’images et de mots qui se déclinent comme art(s) de l’obscur en prise avec les représentations de l’intimité. Ces textes qui prolongent les travaux critiques du séminaire « L’intime », aspirent au- delà à contribuer à la connaissance d’une socio-poétique de la nuit non circonscrite à l’envers du jour mais ouverte aux multiples « leçons de la nocturnité ». 5 C’est parce qu’une définition astronomique s’avère insuffisante à dire la richesse, la complexité de la nuit et ses effets et irradiations, que le concept de « nocturnité » s’impose aujourd’hui dans les travaux critiques. Le terme dit d’abord l’intense qualité du nocturne5, mais s’applique aussi à l’ensemble des éléments qui peuvent se produire de jour et dont les caractéristiques relèvent de la nuit6. 6 Si la nuit a toujours constitué une source d’inspiration pour l’art, elle fait pourtant encore office de terra incognita aux confins de la vacuité mais « vivante et vorace »7, objet polymorphe et dérivant, semblant résister à l’attention théorique diverse voire éclatée qui lui est consacrée. Du chaos antique dont elle émerge et ses représentations cosmogoniques ancestrales8, à l’explosion lumineuse du tournant de la Modernité et le noctambulisme festif d’un nouveau « mode d’être à la ville »9, elle interroge sans cesse notre condition et notre manière d’habiter l’espace. Aussi, se trouve-t-elle toujours au cœur des débats scientifiques, sociopolitiques et écologiques10 d’aujourd’hui qui en saisissent les normes éthiques, l’imaginaire des lieux et des temporalités, l’ontologie des êtres qui l’habitent, ses intrusions dans le jour, ou à l’inverse la nocturnisation d’activités urbaines vers la nuit blanche, les formes de réappropriation sociale du nocturne, le remodelage des centres urbains et autres fabriques de la nuit, valeurs esthétiques, bougé tremblé du monde, ombres, figures… De ces nouvelles configurations et problématiques, l’espace américain ne fait pas l’économie. La nuit aux Amériques est aussi ouvroir de formes et de sens. Quelques voix continentales, poétiques, rythmiques, musicales, du jazz des premières heures du Harlem Renaissance à la scène théâtrale contemporaine, mais aussi des images, des regards, de la pellicule aimantée par la nuit, montrent ici l’actualité des préoccupations artistiques et culturelles pour les expressions nocturnes, le « chromatisme nuital », « invu »11, luisance et profondeur en divers points du continent. 7 Dans la nuit, « noir de l’invisible lieu »12, les plis intimes se réinventent. La nuit est d’abord un « mode d’accès privilégié à l’intériorité du sujet »13, quête du noir14 dans la découpe de la chambre, qui permet repli sur soi, « temps stupéfié » de douloureuses ténèbres (on pensera avec Dominique Rabaté au Roubaud endeuillé de Quelque chose noir15) ou réconfortante clôture d’un monde. Mais l’intime se consume autrement en puissance de l’éros et du fantasme : « plaisirs du ventre »16, intimité des substances alors, lieu du toucher et émerveillement des corps. L’élan du geste créateur, profondément singulier, au plus près de soi fait ainsi affleurer les failles grinçantes du sensible aux heures crépusculaires, la liminalité d’intermondes et autres entre-deux. La nuit s’écoute, (se) dévoile, bouscule. 8 Qu’elle soit intime ou bien cosmique, touchant aux antipodes du tout proche et du lointain infini, la nuit rassemble, étirée et profonde, les formes du faire artistique et culturel. Et cette vertu souvent présente à l’œuvre d’art n’a de cesse de faire naviguer et dialoguer des traditions culturelles, des poétiques, des dispositifs et autres gestes Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 2 plastiques d’un univers à l’autre. Comme toile immatérielle, elle diffuse, infuse partout, invite aux passerelles, au divers, aux flux polysémiques. On ne sera pas surpris, aussi, de voir surgir au détour d’un vers, dans l’embrasure de la nuit de Mexico, celle des Night Windows d’Hopper, de voir jouer sur fond nocturne des palimpsestes cinéphiles, d’entendre dans la rythmique du Red Power les accents du Harlem Renaissance. La nuit avant tout est libertaire, circulatoire, sonore. C’est l’argument bien connu de Bachelard citant Lawrence pour qui « l’oreille révèle des transcendances tout au-delà de ce qu’on peut toucher et voir […]. L’oreille peut entendre plus profondément que les yeux ne peuvent voir. L’oreille est alors le sens de la nuit »17. L’obscur, amplification du bruit, résonance, « dynamisation paroxystique de toute agitation. La noirceur, c’est l’activité même, et toute une infinité de mouvements est déclenchée par l’illimitation des ténèbres »18. 9 Que fait dès lors la nuit à l’œuvre ? À quelles nouvelles architectures de la sensation convie-t-elle ? Et que dit la nuit des espaces américains, mégapoles cosmopolites endormies et désertes, routes crépusculaires traçant vers l’ouest, rumeurs des villes, signe des luttes dans la révolution des astres ? Que dit-elle encore des corps rebelles et insurgés, corps nomades aimants, mémoriels, furtifs ? Comme mode nouveau de la sensibilité et de la présence au monde, qu’imprègne la nuit dans l’objet et le geste poétique, pictural ou filmique ? Quelles métamorphoses, quels échos, quels vertiges produit-elle ? Quels mondes fait-elle se lever ? 10 À la sécrétion du noir et ce qu’il diffuse d’obscurité, répond la création d’esthétiques de la nuit, la possibilité d’une « esthétique noire »19 porteuse du sentiment nocturne… Que fait alors l’œuvre à la nuit ? Quelles sont ces fabriques du nocturne américain ? Quelles constructions, quelles théâtralisations pour ces ordres de la nuit ? Depuis la page ou l’image picturale ou filmique, comment et pourquoi faire nuit ? 11 Ouvrir des fenêtres sur l’obscur, embrasures vers la profondeur, au-dedans et au- dehors… C’est la réponse inaugurale que propose Alain Montandon aux questionnements de la nuit. Dans une exploration large portée par la perspective comparatiste qui réunit ici littérature, peinture, cinéma et musique, il s’attache à la «  duplicité » de la nuit, tour à tour harmonieuse, maternelle, profonde, aux confins de l’abîme pourtant, suspendue dans le vide et l’absence, incommunicable. À partir d’une re ́flexion sur l’intimite ́ au fil du romantisme et sur la subjectivite ́ exacerbée des nuits citadines mortifères et aliénantes de l’époque industrielle, il s’attache notamment à L’arbre de nuit, une nouvelle de Truman Capote, ainsi qu’au motif singulier de la fene ̂tre et à ses nombreux traitements dans le croisement des arts. Rectangle de nuit ouvert sur l’impénétrable : là, le travail d’Edward Hopper est incontournable, qui porte à leurs limites intimité et identité. 12 L’oreille toutefois est aussi à la nuit. Et le rectangle du poème matière nocturne, espace de circulation et de porosité d’images faites pour être dites ou chantées, circulation de sens et sensations, matière vibrante des sons. Une nuit pour l’oreille, connective et syncrétique, capable de fondre mots, rythmes, lignes musicales distinctes : c’est cette fenêtre sur la nuit américaine de la poésie jazz qu’entrebâille Audrey Goodman. En explorant ses lieux d’émergence et en analysant les acceptions de l’obscurité qui lui sont liées, les connexions profondes et peut-être inattendues entre les traditions musicales des artistes afro-américains et amérindiens se révèlent. Alors que la musique populaire est depuis longtemps reconnue comme essentielle au mouvement Black Power et à ses écrivains, le jazz sert aussi de mode de pensée décoloniale aux auteurs du Red Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 3 Power. Des poèmes fondateurs de Langston Hughes aux compositions plus récentes de Yosef Komunyakaa et Joy Harjo, Audrey Goodman montre comment le jazz traverse les frontières ethno-culturelles porté par la puissance symbolique et politique de la nuit, comment se réinvente ainsi le lien entre texte poétique et performance orale. Dans le tissu de la nuit, la poésie jazz ouvre de nouveaux espaces de résistance active, transformant l’enveloppe nocturne en matière du politique. 13 Comme le fond d’obscurité propre à cette politique du poème, il est d’autres promesses nocturnes où se théâtralise le politique : se tenir dans la nuit en attente de l’inflammation de l’aube, tenir la nuit, y résister. Dans ces plis intimes sont libres de germer les luttes au service de l’histoire sociale et politique américaine, des gestes qui mêlent art et résistance, nuit et « esprit de révolte »20. 14 Ainsi en va-t-il du musical nocturne Caroline, or Change (2004), du dramaturge Tony Kushner, sur une musique de la compositrice Jeanine Tesori, que propose d’analyser Anouk Bottero. La pièce, qui s’inscrit dans le contexte de la lutte pour les droits civiques des noirs dans la Louisiane de 1963, met en scène Caroline, domestique noire au service d’une riche famille juive, et ses interactions avec Noah, l’enfant de la famille. La polysémie du titre (Change) joue sur la superposition sémantique mêlant l’anecdote (les pièces de monnaie) à l’idéologie (l’émancipation des Noirs) et distribue ces axes sémantiques dans divers espaces scéniques, favorisant « l’avènement d’un entre-deux spatial et temporel ». Souvent placées sous la figure tutélaire de la lune, « sorte de chœur antique sur fond de blues et de Motown », les scènes nocturnes font entrer en collision la temporalité individuelle des personnages et celle, implacable, des événements politiques et historiques qui ont façonné l’Amérique d’aujourd’hui. 15 Irréductibles à une simple toile de fond, ces productions mettent en scène la nuit comme matière épiphanique, diffraction de lumière noire où se révèlent enjeux politiques, travers et valeurs de la société américaine contemporaine, où se questionne inévitablement aussi la vitalité du rêve américain. C’est précisément le cas des nouvelles nocturnes de Raymond Carver, où l’auteur s’attache à déconstruire les cliche ́s géne ́ralement associés au confort de l’intimite ́ nocturne et du lit conjugal. Marine Paquereau montre ici combien l’insomnie qui frappe certains de ses personnages les renvoie au contraire à leur comple ̀te solitude ainsi qu’à leur condition de mortels. La nuit blanche carvérienne aux jeux de lumières irréelles et autres effets visuels de nuit américaine, se fait ainsi métaphore de l’angoisse de personnages souvent peu expansifs, qui veulent leur part de l’American dream mais se retrouvent pris au pie ̀ge d’un cauchemar existentiel. 16 Avec la série Moonlighting en revanche, c’est le segment nocturne du rêve qui est exploré. Sous l’éclairage lunaire se décline une série de fantasmes où les protagonistes érotisent à l’envi leur relation, jouant à être soi ou multipliant les avatars dans des situations parfois burlesques. Essentielle à l’histoire de la photographie comme du cinéma, la nuit est bien le matériau des métamorphoses et transfigurations. Shannon Wells-Lassagne s’attache ici précisément à la déconstruction de séquences de rêves qui donnent lieu à innovation, qu’elle soit esthétique, narrative, ou bien générique lorsque David et Maddie se retrouvent projetés dans des séquences de comédie musicale ou de film noir où ils sont libres de devenir le couple que la série ne cesse d’éluder. Moonlighting offre ainsi la performance de réalisation du fantasme, codée par le jeu de différents genres et styles, et jouant avec les attentes du spectateur. Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 4 17 De la tradition platonicienne à Emerson ou Thoreau, en passant par la Divine Comédie, le topos de la nuit se saisit par l’opposition nycthémérale. À l’image du couple antagonique que forment rêve et cauchemar, les deux segments du cycle déploient d’une part les sombres ténèbres où règnent obscurité et sommeil, de l’autre l’éclat, l’éveil, la lumière du jour qui dit la proximité du divin. Knight of Cups de Terrence Malick semble assumer cette tradition en réinventant une nuit urbaine contemporaine. Dans le film, et plus largement dans toute la trilogie dont celui-ci constitue le troisième volet, la ville est lieu de perdition, d’exil, d’exode ou◌̀ en l’absence de la nature s’évanouit le sens du divin et de l’ordre du monde. Là tout plonge dans l’obscur. Guilain Chaussard s’attache ici à une se ́quence particulie ̀re du film où, sur fond de La Mort d’Âse du compositeur romantique Edvard Grieg, le héros déambule parmi une sombre fore ̂t de buildings sous des e ́clairages e ́lectriques, qui rappellent en les singeant les espaces verdoyants et la lumière verticale de la nature. Le dispositif reconstruit ainsi le symbolisme d’une nuit et d’un monde modernes qui n’excluent plus la lumière mais la révèlent, l’exhortent, renversant le regard et faisant ainsi de la sortie symbolique de la nuit, un véritable mouvement intérieur. 18 Si le film en mode nocturne déploie dispositifs d’ombre, longs travellings d’obscur, renversements ou rêverie, il le doit avant tout au directeur de la photographie. « Qui pour se rappeler que c’est moins Stanley Kubrick que John Alcott qui permit aux sce ̀nes de nuit de Barry Lyndon (1975) de n’e ̂tre e ́clairées qu’à la bougie ? », interroge Jocelyn Dupont. Et c’est précisément l’un des enjeux de l’étude à laquelle il se consacre : dévoiler mécanique technique, élan esthétique, l’élaboration d’une plastique de la nuit singulière tout en extrayant le directeur de la photographie de l’étrange contagion du noir qui souvent l’efface. À travers des variations sur le paradigme cinématographique de la nuit américaine, c’est le travail du roumain Mihail Malamaire, directeur de la photographie de trois longs-métrages récents de l’emblématique re ́alisateur Francis Ford Coppola — Youth Without Youth (2007), Tetro (2009) et Twixt (2011) — qui est présenté ici. Entre écoulement et séquençages, effets d’effroi en « chiaroscuro ou ̀ fluctuent liminalite ́ et indirection », explorations chromatiques du bleu profond, et autres fabriques de l’obscur, les inquiétantes étrangetés du noir de Malamaire rendent à la nuit sa condition hypnotique. 19 À la solitude du corps tendu vers la lumière depuis l’espace nocturne qui force à la métaphysique, à la divagation ombreuse aux confins du réel, s’agrège ailleurs l’intensité de la présence physique, tactile, sensuelle de la nuit amoureuse. L’un erre dans la ville américaine chez Malick, puis s’en extrait, ou bien dans la forêt insituée de Malamaire ; deux au contraire plongent ensemble dans l’obscur, et s’y ensauvagent chez Segovia. Hypnose de la peau alors, la nuit. C’est la diversité du régime nocturne de l’image poétique que prolonge cette dernière section critique. 20 À la faveur de la nuit, les corps amants se donnent tout entier à la bouche de l’ombre. C’est précisément cette caresse nocturne qu’interroge Judite Rodriguès-Balbuena en explorant les Sonnets votifs du poète hispano-mexicain Tomás Segovia, pièces poétiques « entre ciel et chair », à la mécanique parfaite autant qu’à l’érotique sulfureuse. Par un flamboyant déploiement de l’éros nocturne, c’est le pouvoir cosmogénétique de la nuit qui se dit, tout entier lié à la caresse, à l’étreinte, à la saisie « sangsuelle », contact désirant qui enjoint et rejoint l’obscurité de l’être désiré. L’intimité semble s’épaissir entre les corps, nouée par « l’anxiété de l’alter ». La langue des poèmes chorégraphie, là, des ébats sans ambages : langue à la fois nue et riche, défaite de toute pudeur Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 5 bourgeoise, sans autres oripeaux que désir et plaisir partagés, vers une voluptueuse communion d’outrenuit. Le sonnet dans cette occasion fait de son propre corset rythmique l’espace d’une réinvention libertaire du jouir. 21 Mais il est d’autres désirs de nuit. Comme source, comme traversée du corps vers la langue, outrenoir encore : « matérialité sourde et violente, et tout à la fois “’immatière”’ changeante et vibrante »21. Chez Fabio Morábito, dont on saisira la proximité avec Tomás Segovia—proximité de poète nomade au moins—les poèmes semblent cernés de nuit, pris dans une matière ombreuse propice à l’inflammation poétique, mais toujours bordée d’abîme. S’il y a infusion du noir, c’est que les vers s’originent singulièrement dans l’épaisseur nocturne : encre, rumeurs, silence, solitude, halos d’ailleurs lointains, regards voyeurs ou palpitations intimes d’un bilinguisme labile, sensibilité où s’éveille le geste lyrique. Nathalie Galland convie ainsi à la découverte d’une double nuit à l’œuvre chez le poète italo-mexicain : nuit de l’écriture comme temporalité du geste créateur et nuit d’une langue qui se débat avec sa part d’obscurité. La tension cosmopolite dessine bien à son tour, dans le retournement d’une voix sans cesse reconquise à l’étrangeté, une nouvelle poétique d’outrenuit : la fabrique d’un « poème- effaçonnement », aux résonances acousmatiques qui font se lever, entre deux langues— l’espagnol, l’italien—, tout un monde de nuit. NOTES 1. Alain Montandon, Promenades nocturnes (Paris : L’Harmattan, 2009, 8) 2. « Vert et violet ‘’couleurs d’abîme’’, essence même de la nuit et des ténèbres » pour Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Paris : Dunod, 1992 [1969], 252) 3. Gilbert Durand (97) 4. « La nuit n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle péne ̀tre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle […] elle est une profondeur pure sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi. », écrit Merleau-Ponty dans Phénome◌́nologie de la perception (Paris : Gallimard, 1945, 328) 5. Chez Valère Novarina par exemple : « LE VEILLEUR. Où en est la nuit? / L’AUTRE VEILLEUR. Loin. Totale. Profonde. Pas encore dans /sa pleine nocturnité. » L’Acte inconnu (Paris : POL, 2007, 11) 6. Depuis une dizaine d’années, le séminaire de recherche « Anthropologie de la nuit », (du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative - LESC-CNRS, Nanterre) interroge la « nocturnité » comme espace de captation multisensorielle et polysémique, rappelant que la nuit sociale (entendue comme l’ensemble des pratiques, dispositifs, attitudes, comportements sociaux propres à toutes les sociétés, mais aussi comme l’expression de tensions et conflits de la nuit urbaine, inhibitions, violences et insécurités, périphéries des non-droits) est irréductible à la nuit solaire. http://lesc-cnrs.fr/agenda/445/oublier-le-jour,-jacques-galinier-et-aurore-monod- becquelin?lang=fr (consulté le 28 mars 2020) 7. Gilbert Durand (99) 8. « Cette imagination des ténèbres néfastes semble être une donnée première, doublant l’imagination de la lumière et du jour. Les ténèbres nocturnes constituent le premier symbole du Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 6 http://lesc-cnrs.fr/agenda/445/oublier-le-jour,-jacques-galinier-et-aurore-monod-becquelin?lang=fr http://lesc-cnrs.fr/agenda/445/oublier-le-jour,-jacques-galinier-et-aurore-monod-becquelin?lang=fr temps. Survivance dans nos fêtes nocturnes (St-Jean, Noël et Pâques) des premiers calendriers nocturnes… La nuit noire apparaît donc comme la première substance du temps. Kala (temps) / Kali (noir, sombre), notre ère séculaire Kali-Yuga (l’âge des ténèbres). C’est également pourquoi la nuit est sacralisée. La Nyx hellénique comme la Nôtt scandinave, traînées dans un char par des coursiers sombres, ne sont pas de vaines allégories mais de redoutables réalités mythiques », Durand (98-99) 9. Samuel Challéat, https://media.afastronomie.fr/Protectionduciel/Fichiers/Intervention- CHALLEAT.pdf (consulté le 28 mars 2020) 10. Pour exemples, Luc Gwiazdzinski : La Ville 24 heures sur 24. Regards croisés sur la société en continu (Paris : Editions de l’Aube, 2003); La nuit, dernière frontière de la ville (Paris : Editions de l’Aube, 2005) ; ou encore Nuits d’Europe. Pour des villes accessibles et hospitalières (Belfort : UTBM, 2007). Challéat S., « Sauver la nuit ». Empreinte lumineuse, urbanisme et gouvernance des territoires. Thèse de doctorat de géographie. Université de Bourgogne : 2010 ; Mallet S., « Paysage-lumière et environnement urbain nocturne » in Espaces et Sociétés, n° 14, 2011 (35-52). Challéat S., Lapostolle D., Benos R., « Consider the darkness. From an environmental and sociotechnical controversy to innovation in urban lighting » in Journal of Urban Research, n°11, 2015, http://articulo.revues.org/ 3064 (consulté le 28 mars 2020) 11. Baldine St Girons, « Acte pictural et acte poétique : la nuit entre Delacroix et Baudelaire », Montandon (109) 12. Alain Badiou. Le noir. Éclats d’une non-couleur (Paris : Autrement, 2015, 17) 13. Badiou (111) 14. Gaston Bachelard : « Les grands rêveurs du noir voudront même découvrir [...] ‘’le noir dans la noirceur’’, ce noir aigre qui travaille sous la noirceur émoussée, ce noir de la substance produisant sa couleur d’abîme. Ainsi le poète moderne retrouve l’ancienne rêverie du noir des alchimistes qui cherchaient le noir plus noir que le noir: ‘’Nigrum nigrius nigro’’ » (35-36) 15. Jacques Roubaud, Quelque chose noir (Paris : Gallimard, 1986) : « Quand je me réveille il fait noir : toujours. / Dans les centaines de matins noirs je me suis réfugié. /C’est le noir qui est devenu réel. / […] Quelque chose noir qui se referme. et se boucle. une déposition pure, inaccomplie. » (76) 16. Gilbert Durand (98) 17. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos. Essai sur les images de l’intimité. (Paris : José Corti, [1948] 2004, 194) 18. Gilbert Durand (99) 19. L’expression est d’Isabel Capeloa Gil, « Le voyeur dans la nuit. L’esthétique noire chez Edgar Allan Poe », in Alain Montandon (61) 20. Michaël Fœssel. La Nuit. Vivre sans témoin (Paris : Autrement, 2017), et l’émission qui lui est consacrée : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/la-nuit- vivre-sans-temoin-de-michael-foessel (consulté le 28 mars 2020) 21. Cité par Benos R., Challéat S., « “Outrenuit” : penser les ressources environnementales nocturnes avec Pierre Soulages », Carnets du Collectif RENOIR – Ressources Environnementales Nocturnes, tOurisme, territoIRes [carnet de recherche], 30 juillet 2014 in https:// renoir.hypotheses.org/655 (consulté le 28 mars 2020). Voir aussi Pierre Soulages. Outrenoir, Entretiens avec Françoise Jaunin (Lausanne : La Bibliothèque des Arts, 2012) Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 7 http://articulo http://articulo http://articulo http://revues.org/3064 http://revues.org/3064 http://revues.org/3064 http://revues.org/3064 https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/la-nuit-vivre-sans-temoin-de-michael-foessel https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/la-nuit-vivre-sans-temoin-de-michael-foessel INDEX Mots-clés : nuit, intime, mise en scène, Amériques, espace, images Keywords : night, intimacy, staging, Americas, space, images AUTEURS DAVID BOUSQUET Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL David.Bousquet@u-bourgogne.fr NATHALIE GALLAND Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL nathalieboudon@hotmail.com CANDICE LEMAIRE Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL Candice.Lemaire@u-bourgogne.fr MARINE PAQUEREAU Professeur agrégée Université de Bourgogne-Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL Marine.Paquereau@u-bourgogne.fr JUDITE RODRIGUES Maître de conférences Université de Bourgogne Franche-Comté EA 4182, Centre Interlangues TIL Judite.Rodrigues-Balbuena@u-bourgogne.fr Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la... Miranda, 20 | 2020 8 Staging American Nights : Représentations de l’intime et mises en scène de la nuit aux Amériques