La culture urbaine au Canada et les formes de la culture de l’imprimé aux XVIIIe et XIXe siècles All Rights Reserved © Urban History Review / Revue d'histoire urbaine, 2004 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 5 avr. 2021 20:59 Urban History Review Revue d'histoire urbaine La culture urbaine au Canada et les formes de la culture de l’imprimé aux XVIIIe et XIXe siècles Yvan Lamonde Volume 33, numéro 1, fall 2004 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1015674ar DOI : https://doi.org/10.7202/1015674ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Urban History Review / Revue d'histoire urbaine ISSN 0703-0428 (imprimé) 1918-5138 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Lamonde, Y. (2004). La culture urbaine au Canada et les formes de la culture de l’imprimé aux XVIIIe et XIXe siècles. Urban History Review / Revue d'histoire urbaine, 33(1), 46–50. https://doi.org/10.7202/1015674ar https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ https://www.erudit.org/fr/ https://www.erudit.org/fr/ https://www.erudit.org/fr/revues/uhr/ https://id.erudit.org/iderudit/1015674ar https://doi.org/10.7202/1015674ar https://www.erudit.org/fr/revues/uhr/2004-v33-n1-uhr0580/ https://www.erudit.org/fr/revues/uhr/ La culture urbaine au Canada et les formes de la culture de l'imprimé aux XVIIIe et XIX* siècles Yvan Lamonde La culture de l'imprimé constitue une des formes d'expression et de communication de l'homme. Faisant appel à l'instruction et à l'alphabétisation, elle présuppose une possibilité écono- mique d'accès à ce médium qu'est le livre ou le journal. Avoir, savoir et pouvoir allant souvent de pair, la culture de l'imprimé fut longtemps celle d'un segment social privilégié, d'une élite faite de marchands, de gens de professions libérales, de mili- taires et de membres du clergé. L'imprimé ne représente donc qu'un pan de la culture, celui de l'expression des idées et des représentations. La culture ou l'expression peut aussi être orale, celle des légendes, des contes, des chansons; elle peut être gestuelle, utiliser le corps et prendre des formes variées de ma- nifestations; la culture matérielle recourt aux artefacts comme moyens d'expression tandis que la culture médiatique passe par les médias de communication de masse, elle-même portée par la technologie et les industries culturelles. Chacune de ces formes d'expression n'est évidemment pas cloisonnée et peut entretenir un rapport à une autre forme, le cas de figure le plus exploré étant celui des rapports entre la culture de l'oralité et la culture de l'imprimé. Les travaux d'Elizabeth Eisenstein, de Roger Chartier et de Robert Darnton l'ont montré : les modes d'appropriation populaire de l'imprimé prennent les formes les plus variées et l'accès permanent à l'imprimé est une activité avec des allers et retours. L'approche analytique la plus usuelle de l'imprimé est celle de son système ou du « circuit de la communication1 » , c'est-à- dire la production, la diffusion, la consommation ou réception de l'imprimé. L'agglomération et la ville sont la plupart du temps présentes dans les travaux sur la culture de l'imprimé, consti- tuant le présupposé des études sur l'école et l'alphabétisation, sur une entreprise d'imprimerie, sur un commerce de librairie, sur l'implantation d'un cabinet de lecture ou sur la fondation d'une bibliothèque. Mais ce présupposé est très rarement thé- matisé, considéré pour lui-même, comme on s'en convaincra en consultant la bibliographie internationale d'histoire du livre et de l'imprimé « Book History Online >>. Un certain nombre d'indicateurs culturels suggèrent d'entrée de jeu des corrélations entre le développement de la culture de l'imprimé et le fait de vivre en milieu aggloméré. Comme l'a montré Michel Verrette, par exemple, le lieu de résidence constitue l'une des variables décisives du taux d'alphabétisa- tion dans une société, à côté de l'occupation professionnelle, de la religion, de la langue et du sexe2. Cette prise en compte du lieu de résidence permet de comprendre le taux d'alphabé- tisation plus élevé des anglophones du Canada colonial, qui vivent essentiellement dans les villes. La densité démographi- que explique aussi la mise sur pied d'écoles privées ou publi- ques dont la création est souvent retardée en milieu rural par l'éloignement, la dispersion des populations et les distances à franchir. C'est encore la densité démographique, jointe aux fonctions commerciale et politique de la vie en société, qui rend intelligibles l'implantation en un lieu d'une imprimerie et la publi- cation d'une « gazette ». La même corrélation prévaudra le jour où l'on voudra électrifier le Québec et le Canada et implanter un réseau téléphonique : il ne sera d'abord rentable de le faire que dans des lieux où l'on pourra multiplier les « poteaux » dans un périmètre spatial donné. L'implantation du téléphone, de la radiophonie et la possession d'un récepteur radiophoni- que seront fonction des mêmes variables3. Dans le cadre des travaux sur l'histoire du livre et de l'imprimé au Canada4, le propos de ce texte sera double : explorer d'abord, de façon non quantitative, les « coefficients de corréla- tion » possibles entre, d'une part, ce qui relève de la culture de l'imprimé—le circuit complet de sa production, de sa diffusion et de sa consommation/réception—et, d'autre part, les diffé- rentes fonctions généralement attribuées à l'agglomération et à la ville : fonctions commerciale et industrielle, administrative et judiciaire, civile/politique et religieuse, militaire et commu- nicationnelle, autant de « variables » qui viennent qualifier la variable démographique au centre de la réalité urbaine5, puis, ce faisant, de proposer des pistes de recherche dont l'une vise- rait l'analyse quantitative des diverses institutions associées à la culture urbaine. La culture urbaine dont il est ici question est celle des villes en formation à la fin du XVIIIe siècle (l'imprimerie au Canada date de 1752) et pendant la première moitié du XIXe. L'accent est mis sur le processus de formation de la culture urbaine plutôt que sur son accomplissement. Population On aurait tendance à déclarer prioritaire la variable démogra- phique, à tout miser sur la densité et à penser qu'il y a un seuil de population au-dessus duquel le décollage culturel est non seulement possible, mais inévitable sinon mécanique. Cette vision ne résiste évidemment pas à l'analyse, qui doit ajouter au nombre et à la quantité, la spécificité de la population con- cernée. L'importance des Loyalistes dans l'implantation d'une culture de l'imprimé et de ses institutions dans les colonies atlantiques d'Amérique du Nord au XVIIIe siècle témoigne de la présence significative d'une certaine immigration, à la fois britannique et/ou étatsunienne, arrivant avec une connaissance des conditions d'existence requises à la création et à la survie d'une imprimerie et d'une gazette en milieu colonial américain. De même, après 1763 et 1815, l'immigration anglo-écossaise dans la « Province of Quebec » et au Bas-Canada est consti- tuée d'administrateurs et de marchands instruits sinon lettrés, qui s'installent le plus souvent dans les villes, y fondent des écoles et se donnent des institutions coloniales sur le mo- dèle de celles qu'ils ont connues en métropole, que ce soit la bibliothèque par souscription—faussement appelée « publi- que » - , la Quebec Literary and Historical Society (1824), la Natural History Society of Montreal (1827) ou le mouvement (1828) des Mechanics' Institutes. Chez ces Anglo-écossais, le statut de l'immigration joue un rôle décisif comme en témoigne le développement de la presse : alors qu'ils ne représentent ja- mais plus de 22 pour cent de la population de 1764 à 1859, ils 46 Urban History Review /Revue d'histoire urbaine Vol. XXXIII, No. I (Fall 2004 automne) La culture urbaine au Canada fondent 58 pour cent des journaux. Dès la décennie 1810-1819, le nombre de journaux anglophones dépasse celui des titres francophones à Montréal (6 contre 3) et à Québec (4 contre 1) puis au total (10 contre 5)6. La population franco-catholi- que passée sous une nouvelle allégeance anglo-protestante (monarchie constitutionnelle et non plus absolue), coupée pour l'essentiel de sa métropole politique et culturelle, supplantée dans les fonctions économique, commerciale et administrative par les « anciens sujets », majoritairement rurale et agricole, ne pouvait pas ne pas avoir avec la culture de l'imprimé un rapport différent. La centralité des villes et la structure spatiale des villes moyennes La ville elle-même tient son importance de son environnement, selon qu'elle sert de relais entre deux grands centres, selon qu'elle joue sur sa centralité entre des villages prospères et qu'elle dispose d'un pouvoir d'attraction utile à sa fonction com- merciale et culturelle. J.-P. Bernard a proposé avec raison de comparer Saint- Hyacinthe avec Sorel, Nicolet et Saint-Jean pour explorer cette notion de « centralité » et voir ce qu'un lieu central tient d'autres lieux périphériques. Villages, gros bourgs et notabilité locale expliquent, par exemple, la présence d'agents d'abonnements à des journaux et celle d'abonnés, qui s'ajoutent au bassin même des lecteurs possibles d'un lieu principal. L'analyse at- tentive des agents des journaux identifiés dans chaque numéro d'un journal donné fournirait un indicateur supplémentaire de l'importance spécifique du lieu de son impression. La détermination des villes moyennes peut évidemment se faire par la prise en compte de la population. Mais à nouveau les corrélations avec la culture de l'alphabétisation et de l'imprimé sont multiples. La distribution spatiale des imprimeries, des journaux ou des bureaux de poste montre clairement la struc- ture urbaine spécifique du Haut-Canada7. Le maître de poste est un agent central de la culture de l'écrit et de l'imprimé, étant même souvent l'agent d'abonnement aux journaux dans des localités. L'analyse des corrélations entre population et présence d'un ou de périodiques en un lieu donné pourrait être poussée en utilisant les répertoires de la presse de Meikle (1858), Wood (1876) et McKim (1892). Sans faire ici la critique interne de cette source documentaire, le répertoire de Meikle indique que, pour le Québec, hors Montréal avec 75 000 habitants et Québec avec 60 000, la population d'agglomérations ayant un journal varie de 400 habitants (Granby) à 7 000 (Trois- Rivières), la moyenne se situant à 2 825 habitants pour Aylmer, Drummondville, Granby, Sherbrooke, Sorel, Saint-Hyacinthe Standstead etTrois-Rivières8. Outre le fait qu'il existe une corrélation entre l'essor de la presse et celui des instituts d'artisans (Mechanics' Institutes), le dé- veloppement de ceux-ci constitue un autre indicateur possible de l'analyse comparée de la démographie et de la culture de l'imprimé et de la centralité des agglomérations, l'institut d'arti- sans mettant à contribution l'enseignement, la bibliothèque et la salle de périodiques. Il se fonde dans les colonies d'Amérique du nord britannique, entre 1828 et 1851, année de la passation d'une loi au Canada-Uni sur les instituts d'artisans, 69 institu- tions de ce type : 15 avant 1840 dont sept au Haut-Canada, 54 entre 1840 et 1851 dont 20 au Haut-Canada. Il faudrait pour ces agglomérations pondérer la population, la présence d'une école ou d'un collège et d'autres institutions liées aux diverses fonctions de la ville; on pourrait commencer à le faire grâce à l'enquête de Samuel May qui remet en 1881 son rapport sur l'implantation et l'évolution des instituts d'artisans en Ontario. De surcroît, la superposition de la carte des instituts d'artisans ainsi obtenue avec celle des lieux possédant à partir de 1901 une bibliothèque Carnegie ferait sans doute ressortir une dynamique structurelle entre la démographie et la culture de l'imprimé en Ontario au XIXe siècle9. L'exercice pourrait évidem- ment être répété là où des sources similaires le permettent. La répartition des villes moyennes peut tenir à l'installation d'une entreprise nouvelle qui génère une activité commerciale et culturelle. On pense ici à la World Publishing10 installée à Guelph qui va voir essaimer les colporteurs et agents de sous- cription à des livres religieux et pratiques dans l'ensemble de la région. L'expérience canadienne, singulière mouture d'espace et de temps, permet d'observer cette notion de centralité quasi in vitro lorsqu'on porte attention au développement de l'Ouest canadien après 1870, et particulièrement à la reprise sinon à la répétition des modèles d'évolution de l'imprimé. L'établissement d'une imprimerie et d'un journal à la « frontière », dans les Prairies—la « mission press » du révérend James Evans en 1840, le Nor'Wester à Fort Garry en 1859—permet à nouveau d'observer autrement les variables qui jouent dans la mise en place d'une culture de l'imprimé. Ces variables—l'administra- tion, l'évangélisation en général et celle des Amérindiens en particulier—répètent souvent le scénario de développement de l'imprimé dans les provinces Atlantiques, au Bas-Canada ou au Haut-Canada. Gens de papier, gens de verbe, gens de comptoir Si la variable démographique n'est pas si impérialiste qu'il n'y paraît au premier abord, qu'en est-il de la fonction politique de la ville dans l'émergence d'une culture de l'imprimé? Les fonctions civiles et administratives de l'État et des diverses ins- tances de gouvernance paraissent bien être les déterminants majeurs de la production de l'imprimé. Pour que nul n'ignore la loi, il faut la publier, la rendre publique et en assurer l'archivage. « No taxation without representation », « no administration / no representation without printing », pourrait-on dire. Ce sont les capitales législatives qui inaugurent la culture de l'imprimé au Canada : dis-moi où il y a un parlement, je te dirai là où il y a une imprimerie, un journal, une bibliothèque. L'appareil exé- cutif, législatif et judiciaire post-Gutenberg ne peut se passer de l'imprimé, d'un journal des débats, du corpus des lois et règlements que cet appareil dépose dans la bibliothèque qu'il se donne et qui, au Canada-Uni, se déplace même avec le 41 Urban History Review / Revue d'histoire urbaine Vol. XXXIII, No. 1 (Fall 2004 automne) La culture urbaine au Canada Parlement de Québec, à Kingston, à Montréal, à Toronto puis à Bytown-Ottawa. La ville législative avec ses empilages d'ar- chives, de registres et d'imprimés témoigne à la fois de l'im- portance de la variable démographique, de la variable civique et de la variable sociale, nommément la population instruite et lettrée qui s'y trouve immanquablement. S'il y a une centrante urbaine créée par la culture de l'imprimé, c'est bien celle des villes législatives d'Halifax à Victoria. C'est la capitale politique qui crée l'imprimé colonial, qui le rend nécessaire et omnipré- sent. L'étude comparée du développement des villes de Québec et de Montréal durant la première moitié du XIXe siècle révèle de façon inédite les variables autres que démographique qui assu- rent le décollage de Montréal. Maurice Lemire a bien vu com- ment pour Québec « l'hégémonie culturelle est plus attachée à la capitale qu'à la ville11 >>. Formellement, Québec, capitale, lieu de résidence du gouverneur de la colonie, ville de garnison et siège jusqu'en 1836 du seul diocèse catholique, garde une suprématie sur Montréal jusqu'en 1840, alors qu'à la suite du régime d'Union et de mobilité de la capitale, la ville de l'histo- rien Garneau voit décliner ses fonctions politiques et culturelles. Mais déjà depuis 1810, on l'a vu, le nombre de périodiques publiés à Montréal dépasse celui de Québec : neuf contre cinq pour la décennie 1810, 36 contre 10 pour la décennie 1830. Au début de la décennie 1830, Montréal supplante Québec en re- gard de la population, au moment précisément où la population anglophone devient pour trois décennies légèrement mino- ritaire12. Montréal bénéficie du passage de l'économie de la fourrure à l'économie du bois, de l'activité de l'import-export, de la politique de canalisation en amont des rapides de Lachine, des échanges avec les États-Unis via le Richelieu que le premier chemin de fer Laprairie-Saint-Jean relie en 1836. C'est aussi à Montréal et dans la grande région montréalaise que la politisation et l'agitation patriote s'expriment par le Parti Patriote et La Minerve (1826). C'est à Montréal enfin que se développe le phénomène associatif francophone (Institut canadien), qui prend modèle sur les institutions anglophones déjà établies13. À d'autres instances, la fonction administrative et judiciaire de la ville se donne pignon sur rue dans un bureau d'enregistrement de district—qui rappelle précisément la centrante du lieu au milieu de divers comtés électoraux - , dans le siège d'une Cour de circuit et dans un palais de justice. Notaires, protonotaires, avocats, juges, greffiers et shérifs sont gens d'écriture et de pa- pier et leurs écrits restent (scripta marient), sur des formulaires imprimés par milliers chez les Neilson, chez Ludger Duvernay ou chez George Maclean Rose. La vie publique naît avec le mot publication et le mot publicité; l'espace public naît de cette racine linguistique commune14. Mais pas plus que la variable démographique, la fonction politique et administrative ne doit faire illusion. Si les gazettes paraissent d'abord dans les capitales politiques des territoires coloniaux, la fonction commerciale des principales agglomé- rations prend rapidement le relais dans la création et la survie des journaux. L'activité commerciale d'un lieu devient vite la variable décisive de la presse. La rapide prédominance de Montréal l'a indiqué. La survie de journaux hors des grands centres le rappelle : des 46 journaux publiés dans 22 agglo- mérations autres que Montréal et Québec au Bas-Canada entre 1764 et 1859, 15 sont publiés à Trois-Rivières et, parmi ces 15 titres, deux seulement franchissent le cap des cinq ans d'existence. Et si la survie dépend de la fonction commerciale exprimée par l'inclusion de publicité dans le journal, la Gazette de Trois-Rivières ne parvient qu'une seule fois à se donner une surface publicitaire de 15 pour cent; alors que la Gazette de Québec/Québec Gazette présente une surface consacrée à la publicité de plus de 20 pour cent jusqu'en 1800, de plus de 50 pour cent en 1842 et de 60 pour cent en 1855, et que Le Canadien compte un tiers de publicité entre 1843 et 1846 et deux tiers une décennie plus tard15. Le cas de la librairie est particulièrement évocateur des rapports entre la démographie, la fonction commerciale et la culture de l'imprimé, la librairie étant au départ un commerce, celui du livre et des périodiques. L'émergence du commerce de l'imprimé ne peut se comprendre que comme spécialisa- tion progressive du commerce d'import-export, du commerce général : la librairie commence comme « Book-Store » et décrit à sa façon le processus d'autonomisation, dans la ville, des mé- tiers du livre (imprimeur/libraire/éditeur), de spécialisation de la marchandise dans les commerces et de lente canadianisation des effectifs et des inventaires. La librairie peut vivre de la ville commerçante, tout comme l'encan vit de la présence d'une notabilité : l'encan de livres et les catalogues de bibliothèques privées et de livres mis à l'enchère ne sont possibles que par l'existence d'une certaine masse critique de juges, d'avocats, de notaires, de médecins et de membres du clergé. L'analyse détaillée des lieux où existe un commerce de livres avant 1840 devrait en outre permettre de voir que, si la ville commerçante et une notabilité locale en rendent l'existence possible, la librai- rie et le libraire sont dans la ville des agents socio-culturels et socio-politiques16. La fonction économique de la ville apparaît là où on ne l'attend pas habituellement, dans l'association volontaire à projet cul- turel, par exemple. L'Institut canadien de Montréal (ICM, 1844), synthèse de l'association « littéraire » ou, mieux, culturelle qui traverse l'Union, de la « mercantile library » et du « mechanics' institute », remplit quatre fonctions liées d'une façon ou d'une autre à la culture de l'imprimé ; il met à la disposition de ses membres et abonnés une bibliothèque, une salle de périodi- ques, organise des débats entre membres et des conférences publiques, mettant exceptionnellement sur pied un musée où l'estampe est présente. Si l'on s'en tient aux figures et aux activités les plus visibles de l'ICM, on y voit d'abord et avant tout une association de gens de Droit éloquents, occupés à faire un apprentissage de la parole publique et à se faire un nom. La disponibilité d'archives permet toutefois de se frayer un chemin parmi les membres de l'Institut et de voir jusqu'où la réalité économique—commerciale et industrielle—constitue vraiment le nerf de la guerre de l'institution. Durant la période 48 Urban History Review / Revue d'histoire urbaine Vol. XXXIII, No. 1 (Fall 2004 automne) La culture urbaine au Canada archivistiquement observable (1855-1883), période donc où Montréal connaît une activité commerciale intense et un décollage industriel, où les gens du comptoir se multiplient, où des ouvriers se spécialisent et s'alphabétisent, le clivage entre le membership et le leadership de l'Institut canadien se révèle dans toute son ampleur. Ce sont les gens du comptoir, du sec- teur de la distribution et des services—négociants, marchands, commis, commis-marchands, teneurs de livres, imprimeurs- typographes—qui constituent la masse critique des membres, qui lisent les feuilletonistes français (les Dumas, père et fils, Souvestre, Féval, Aimard, Ponson du Terrail) mis à l'Index par l'Église catholique. Mais ce sont les gens de Droit qui accapa- rent le leadership, les seuls avocats occupant 34,1 pour cent des postes de direction de l'Institut contre 15,8 pour cent pour les marchands, négociants et commerçants. Dans l'association volontaire culturelle qui s'ouvre socialement, la place et le poids relatif des dimensions commerciale et économique de la ville s'imposent manifestement. D'une certaine façon, le nombre (les gens du comptoir) reprend sa prépondérance, mais c'est à nouveau un nombre conjugué à une variable sociale, l'occu- pation, qui permet de raffiner l'analyse et de voir que le nombre ne mène pas nécessairement au leadership17. Fonctions communicationnette et militaire La supposée valeur absolue du nombre dans l'analyse d'une culture urbaine naissante est confrontée à une autre variable qui peut paraître tout aussi déterminante, la position géogra- phique initiale d'un lieu et les fonctions tirées de ce choix. L'établissement d'agglomérations sur la première côte maritime découverte (Halifax), le long d'un fleuve (Québec), à la rencon- tre d'un fleuve et d'une rivière (Sorel) ou de plusieurs affluents (Trois-Rivières), en aval de rapides un moment infranchissa- bles (Montréal), en un lieu (Saint-Jean) en amont de rapides (sur le Richelieu) et en aval d'un réseau hydrographique (lac Champlain et rivière Hudson) ne part pas du nombre et de la densité mais y mène. Souvent choisis pour leur position stratégique militaire, ces lieux connaissent un développement économique plus rapide lorsque, la sécurité une fois assurée, le réseau fluvial révèle ses potentialités commerciales et permet à un lieu de drainer l'activité économique de \'hinterland. Mais aucun destin n'est assuré : Sorel et Saint-Jean plafon- neront comparativement à Saint-Hyacinthe, qui, fondée aussi sur une rivière, connaîtra son décollage avec le chemin de fer après 1850. Certes, un collège y est déjà établi, mais la presse, l'évêché et le mouvement associationniste verront le jour pen- dant la décennie du chemin de fer, moyen de communication plus rapide, plus versatile en toute saison et relié aux villes éco- nomiques centrales. Le chemin de fer change le paysage du système postal, de l'acheminement de la presse et des biens : qu'on pense au réseau des gares au XIXe siècle et à l'apparition du catalogue des grands magasins à rayons qui acheminent en milieu rural des biens qui modifient la vieille production artisanale de meubles ou de jouets18. Ce sont aussi les « gros chars » qui permettent la mise en tournée des conférenciers, des « public lecturers », comme ce fut le cas aux États-Unis avec Ralph Waldo Emerson, par exemple. Le phénomène a joué au Bas-Canada, mais à une échelle minimale—Louis- Antoine Dessaulles, par exemple, prenant les « chars » à Saint- Hyacinthe pour aller entendre ou faire une conférence publique à l'Institut canadien de Montréal. La fonction militaire initiale d'un lieu a souvent rendu possibles des formes de sociabilité et l'implantation d'infrastructures liées à la culture de l'imprimé. Le développement des « clubs » et de certains sports est intimement lié au Canada aux militaires et aux villes de garnison. La bibliothèque de la garnison d'Halifax fut mise sur pied par l'autorité militaire, mais elle était aussi accessible à la population civile19. Les fonctions civile et religieuse de l'agglomération La prise en compte des institutions relevant de la responsabilité de l'État ou des églises devrait aussi faire partie d'une analyse des déterminants de la culture urbaine. Dans une étude qui chercherait précisément à pondérer les facteurs qui jouent un rôle dans l'organisation culturelle d'une agglomération, la présence d'une école, d'un collège, d'une école normale, d'une université—lieux d'apprentissage et d'usage de la culture de l'imprimé—, d'une église et d'un évêché—institution où se croisent la culture orale et la culture imprimée—éclairerait à sa façon le poids du nombre et celui d'autres variables. Pour la suite J'ai fourni des cas de figures d'institutions liées à la culture de l'imprimé, tout en suggérant comment, pour ces institutions culturelles, les variables qui rendent possible la culture urbaine peuvent jouer entre elles et, particulièrement, avec la variable démographique. Institutions civiles Assemblée législative siège de Cour de circuit bureau de poste bureau d'enregistrement palais de justice école, collège, école normale, université association volontaire à vocation culturelle bibliothèque Institution militaire garnison Institutions religieuses église siège episcopal Entreprises commerciales imprimerie bureau d'un journal librairie commerce d'encan cabinet de lecture (reading room, news room) bibliothèque de location (circulating library) 49 Urban History Review / Revue d'histoire urbaine Vol. XXXIII, No. 1 (Fall 2004 automne) La culture urbaine au Canada Ces cas de figures et les données qu'elles comportent ap- pellent des monographies avec une quantification des plus poussées. La stratégie la plus efficace me semble de travailler d'abord sur des lieux spécifiques, dans une même ville, que cette ville soit de taille moyenne ou petite ou qu'il s'agisse d'une ville principale. L'enquête pourrait être menée sur Sorel, Pictou, Niagara, sur Trois-Rivières, Hamilton, Victoria, sur Halifax, Québec, Montréal, York/Toronto. Il me semble clair que, si une telle analyse peut paraître plus facile à faire pour les villes principales en formation, les besoins de l'historiographie cana- dienne et québécoise de la culture urbaine plaident en faveur d'études sur des « Middletowns >> et sur ces agglomérations qui permettent de voir comment les seuils de développement culturel sont franchis. Notes 1. Robert Darnton, « What Is the History of the Book? », Daedalus 111 (1982) : 65-83; pour une autre approche, Thomas R. Adams et Nicolas Barker, « A New Model for the Study of the Book », dans Nicolas Barker, dir., A Potencie of Life : Books in Society (Londres : The British Library, 1993), 5-43. 2. Michel Verrette, L'alphabétisation au Québec 1660-1900 (SWlery : Septentrion, 2002), chap. 4; « L'alphabétisation de la population de ville de Québec de 1750 à 1859 », Revue d'histoire de l'Amérique française 39, n° 1 (été 1985) : 51-76. 3. Elzéar Lavoie, « L'évolution de la radio au Canada français avant 1940 », Recherches sociographiques 12 (1971) : 17-49; Claire Poitras, La cité au bout du fil : le téléphone à Montréal de 1879 à 1930 (Montréal : Presses de l'Université de Montréal, 2000). 4. Sur le projet en question : www.hbic.library.utoronto.ca. Le propos ici s'alimente à mes propres travaux et aux textes des deux premiers volumes de ce projet : vol. 1 (Des débuts à 1840) (Montréal et Toronto, Presse de l'Université de Montréal et Toronto University Press, 2004), vol. 2 (1840- 1918) à paraître à l'automne 2005. 5. Jean-Paul Bernard, « Les fonctions intellectuelles de Saint-Hyacinthe à la veille de la Confédération », Société canadienne d'histoire de l'Église catholique, Sessions détudesAl (1980) : 5-17; Jean-Pierre Martin, « Villes et régions de Québec au XIXe siècle. Approche géographique » (Université Louis Pasteur de Strasbourg, doctorat de 3e cycle, U.E.R. de Géographie, 1975); François Drouin, « Québec 1791-1821 : une place centrale? » (mé- moire de maîtrise en histoire, Université Laval, 1983). 6. Claude Galarneau, « La presse périodique au Québec de 1764 à 1859 », Mémoires de la Société royale du Canada 22, 4e série (1984) : 146-47. 7. Sur la distribution géographique des bureaux de poste au Canada-Uni, voir Peter G. Goheen, « Canadian Communications circa 1845 », Geographical Reviewll (1987) : 35-51, particulièrement p. 36. 8. William Meikle, The Canadian Newspaper Directory or Advertisers' Guide (Toronto : Blackburn City Steam Press, 1858), 57 (ICMH, n° 43442); T. F. Wood & Co, Canadian Newspaper Directory (Montréal, 1876), 42-49 pour la presse du Québec (ICMH, n° 26102); McKim, Canadian Newspaper Directory (Montréal : A. McKim, 1892). 9. Sur les instituts d'artisans, voir la contribution de Yvan Lamonde, Peter McNally et Andrea Rotundo sur la bibliothèque publique au Canada dans le volume 2 de Histoire du livre et de l'imprimé au Canada; John H. Wadland et Margaret Hobbs, « Le mot imprimé », Atlas historique du Canada, vol. 2 (Montréal : Presses de l'Université de Montréal, 1993), planche 51; [May, Samuel P.], Special Report of the Minister of Education on the Mechanics' Institutes (Ontario) (Toronto : C Blackett Robinson, 1881), Sessional Papers, vol. 13, partie 4, n° 46; Margaret Beckman, Stephen Langmead et John Black, The Best Gift. A Record of the Carnegie Libraries in Ontario (Toronto et Londres : Dundurn Press, 1984), 18, 19, 31, 159-61, 179-81. 10. Teresa Nickels-Prilesnik, « Tobias Schantz », Histoire du livre et de l'imprimé au Canada, vol. 2, à paraître. 11. Maurice Lemire, « L'hégémonie culturelle de la ville de Québec au dix- neuvième siècle », Mémoires de la Société royale du Canada 22, 4e série (1984) : 132; Claude Galarneau, « La presse périodique au Québec », 145-46. 12. Yvan Lamonde et Claude Beauchamp, Données statistiques sur l'histoire culturelle du Québec (1760-1900) (Chicoutimi : Institut interuniversitaire de recherche sur les populations, 1996), 7, tableau 1; Yvan Lamonde, « Une problématique de culture urbaine : Montréal (1820-1920) » (1983) et « La sociabilité et l'histoire socio-culturelle : le cas de Montréal, 1760-1880 » (1987), dans Territoires de la culture québécoise (Sainte-Foy : Les Presses de l'Université Laval, 1991), 49-70, 71-103. 13. Yvan Lamonde, « Les associations au Bas-Canada ; de nouveaux marchés aux idées (1840-1867) » (1975), dans Territoires de la culture québécoise, 105-16. 14. Yvan Lamonde, « Canadian Print and the Emergence of a Public Culture in the Eighteenth and Nineteenth Centuries », dans Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupai et Michel Ducharme, dir., Les idées en mouvement : per- spectives en histoire intellectuelle et culturelle du Canada (Sainte-Foy : Les Presses de l'Université Laval, 2004), 175-90; pour une critique de la notion « d'espace public » appliquée au Nouveau Monde, Robert A. Gross, « Print and the Public Sphere in Early America », dans Melvyn Stokes, dir, The State of U.S. History, (Oxford, New York : Berg, 2002), 245-64. 15. Claude Galarneau, « La presse périodique au Québec », 150. 16. Voir la contribution de Yvan Lamonde et Andrea Rotundo sur la librairie au Canada avant 1840, dans Patricia Lockhart Fleming, Gilles Gallichan et Yvan Lamonde, Histoire du livre et de l'imprimé au Canada, vol. 1, à paraître. 17. Yvan Lamonde, données inédites, Histoire du livre et de l'imprimé au Canada, vol. 2, contribution de Lamonde, McNally et Rotundo. À paraître. 18. Voir la chronologie du système postal canadien à www.civilization.ca/cpm /chrono/chcmenf.html et Michel Lessard, « De l'utilité des catalogues com- merciaux en ethnohistoire du Québec », Cahiers des Dix 49 (1994) : 213-51. 19. Alan Metcalfe, « The Evolution of Organized Physical Recreation in Montreal, 1840-1895 », Histoire sociale/Social History 21 (1978) : 144-66; idem, « Le sport au Canada français au XIXe siècle : le cas de Montréal (1800-1914) », Loisir et société/Society and Leisure 6 (1983) : 105-20; Shirley B. Elliott, « A Library for the Garrison and the Town : a History of the Cambridge Military Library, Royal Military Park, Halifax, Nova Scotia », Épilogue 8 (1989) : 1-11. 50 Urban History Review / Revue d'histoire urbaine Vol. XXXIII, No. 1 (Fall 2004 automne) http://www.hbic.library.utoronto.ca http://www.civilization.ca/cpm