Microsoft Word - 07_ATIFI et Touati 179_.docx ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no 1(25)/ 2020 : 179-208 eISSN 1775-352X © ESSACHESS Nouvelles revendications féministes et médias numériques. Contournement des interdits sociaux et religieux en Tunisie et Maroc Maître de Conférences Hassan ATIFI Tech-CICO / Institut Charles Delaunay, Université de Technologie de Troyes FRANCE hassan.atifi@utt.fr Maître de Conférences Zeineb TOUATI IDEES, Université Le Havre Normandie FRANCE touatibz@univ-lehavre.fr Résumé : Nous proposons, dans cet article, d’explorer la question de la présence des femmes tunisiennes et marocaines sur les réseaux sociaux en montrant comment ces femmes s’emparent de ces outils numériques et rendent visibles de nouvelles revendications pour la promotion de leurs droits. Notre méthodologie et questionnements relèvent essentiellement de l’ethnographie de la communication électronique et de la sémio-pragmatique. Notre objectif est d’observer et de décrire les dispositifs, les usages et les acteurs engagés dans ces nouveaux médias de mobilisation et d’activisme en ligne au profit des femmes en Tunisie et au Maroc. Nous analysons un double corpus web. Le premier corpus est issu d’une veille régulière sur des comptes Facebook d’associations, de militants et d’internautes ordinaires en Tunisie. Le second corpus est composé de la totalité de 12 épisodes de la série web « Marokkiates » diffusée sur Facebook et Youtube en 2017-2018. Ce double corpus permet une étude contrastive des nouvelles formes numériques de mobilisation, de contournement des interdits sociaux ou religieux, d’activisme des femmes pour des droits nouveaux et l’analyse des usages actuels du féminisme dans les deux pays. Mots-clés : femmes, islam, luttes féministes, appropriations, médias numériques *** 180 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… New Feminist Claims and Digital Media: Circumvention of Social and Religious Prohibitions in Tunisia and Morocco Abstract : This paper deals with the question of Tunisian and Moroccan women presence on social networks. An analysis of how they grab these digital tools to make their new right claims visible. Our methodology and our questions arise essentially from the ethnography of electronic communication and semio- pragmatics. Our objective here is to observe and describe devices, uses and actors involved in these new online mobilization and activism media for women benefit in Tunisia and Morocco. Two web corpuses are analyzed. The first corpus comes from a regular watch on Facebook accounts of associations, activists and ordinary net users in Tunisia. The second one is made up of 12 episodes of “Marokkiates” web series broadcast on Facebook and Youtube in 2017-2018. These corpuses have led to a contrastive study of new digital forms of mobilization, circumvention of social or religious prohibitions, activism for women new rights detailing as well the current feminism uses in the two north Africa countries. Keywords: women, religion, feminist struggle, social media *** Introduction Le statut des femmes et la place qu’elles occupent dans la société et dans l’espace public sont depuis des décennies au cœur des tentatives de réformes et des projets de société de plusieurs pays arabes. Cette centralité de la question de la femme découle historiquement de la culture patriarcale qui régit ces sociétés et de l’interprétation faite de la religion musulmane, religion majoritaire dans les pays arabes et qui régit le public et le privé, les relations sociales et les rapports sociaux de sexe. Les lois et les normes sociales issues des interprétations de l’Islam ont cantonné la femme à l’espace privé en la privant de l’espace public, de la liberté de disposer de son corps, et par conséquent de nombreux droits universels et fondamentaux. Le confinement des femmes, pendant des siècles, dans l’espace domestique et l’assignation de rôles sociaux classiques (mères et épouses, gardiennes des traditions et détentrices de l’honneur familial) ont longtemps façonné l’identité des femmes et les représentations sociales et médiatiques qui en sont faites tout en renforçant la domination des hommes et la consécration de leur supériorité concrète et symbolique. Dans le monde arabe, la situation des femmes diffère selon l’histoire nationale, la place accordée à la religion au niveau législatif et le degré d’ingérence de la pratique et du fait religieux dans le quotidien. Les pays qui ont connu le développement et la lutte d’un mouvement féministe, résistant à l’idéologie patriarcale et religieuse, disposent aujourd’hui de législations plus souples et surtout d’une participation active des femmes à la vie sociale et économique. En Tunisie et au Maroc, les mouvements féministes, relativement anciens dans les deux pays, ont lutté pour l’amélioration du statut des femmes et ont contribué, à différents degrés, à ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 181 l’adoption de deux cadres législatifs avant-gardistes dans le monde arabe (le Code du Statut Personnel adopté en Tunisie en 1957 et la Moudawana (code du droit de la famille marocain) introduite en 1958 et réformée au Maroc en 2004 (Naciri, 2014). Dans les deux pays, les luttes féministes ont repris depuis quelques années avec de nouvelles revendications audacieuses qui s’expriment principalement sur les réseaux sociaux. C’est pourquoi, nous proposons, dans cet article, d’explorer la question de la présence des femmes tunisiennes et marocaines sur les réseaux sociaux dans un espace public élargi en montrant comment ces femmes s’emparent des outils numériques et rendent visibles de nouvelles revendications pour la promotion de leurs droits. 1. Éléments de cadrage et contexte Plusieurs raisons motivent notre choix de travailler sur la Tunisie et le Maroc dont notre bonne connaissance des deux terrains et notre aisance avec les usages et les pratiques médiatiques et numériques, des acteurs et publics tunisiens et marocains, étudiés à l’occasion d’autres recherches. Malgré leurs différences historiques, économiques, sociales et de systèmes politiques, les deux pays offrent un terrain riche et foisonnant pour étudier l’évolution des revendications féminines et féministes à l’ère du numérique. En effet, plusieurs aspects rapprochent les deux pays et nous permettent de les étudier conjointement : cadres juridiques, bouleversements politiques récents, évolution récente des champs médiatiques et des usages numériques. Les deux pays se distinguent dans le monde arabe par une législation aujourd’hui proche d’une égalité dans les droits entre hommes et femmes. La Tunisie pays pionnier, dans les droits des femmes dans le monde arabe, s’était dotée dès 1957 du code du statut personnel qui abolissait la polygamie et la répudiation en accordant à la femme plusieurs droits avant-gardistes. Ce texte législatif est rapidement complété par des lois autorisant l’avortement et la contraception,… Ces acquis sont dus en partie à une volonté politique de faire de la femme un acteur de la nouvelle politique sociétale. Des améliorations dans les droits sont apportées à partir de 1992 mais leur portée symbolique reste limitée. Elles ne répondent pas aux revendications des associations féministes sur les questions sensibles telles que la libre disposition du corps ou l’égalité dans l’héritage. Le binôme politique/féminisme marque aussi l’histoire au Maroc avec le rôle joue ́ par la monarchie et les élites politiques dans le débat sur les droits de la femme et sa place dans la société. La responsabilité du roi Mohamed VI dans l’acceptation de la nouvelle Moudawana, texte initialement largement réfuté par la population1, 1 En 1999, un projet de réforme de la Moudawana, porté par le premier ministre A. EL Youssoufi, a été retiré face à la forte mobilisation de la population contre : tollé dans les mosquées, prêches incendiaires, 182 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… prouve l’étroite relation entre féminisme et politique. Comme l’avait fait le président Tunisien H. Bourguiba en 1957 (pour justifier le CSP), le roi du Maroc présente la Moudawana en s’appuyant sur la religion et l’ijtihad (exégèse) dans un discours émaille ́ de versets coraniques et de références a ̀ la Charia’a. La réforme se fait donc dans le respect des textes et de la tradition musulmane. Cette nouvelle Moudawana apporte de nouveaux droits pour la femme marocaine : l’âge minimum légal de mariage pour les filles passe de 15 à 18 ans, la famille est placée sous la responsabilité des deux époux, la polygamie est quasiment impossible et la répudiation ne dépend plus seulement des juges religieux (adouls) mais nécessite un accord judiciaire (Murgue, 2011). Ainsi, l’évolution des revendications et des acquis offre des similitudes, en dépit des différences en termes de temporalité et de symbolique de certains acquis. Dans les deux pays, le politique est intimement lié au féminisme, les deux sont indissociables au Maghreb (Daoud, 1996). L’écart entre les textes législatifs et le quotidien des femmes est considérable. Les femmes souffrent de violences symboliques et physiques, d’interdiction de certains espaces publics, d’inégalité salariale dans certains secteurs, d’invisibilité sociale de certains métiers, de manque de reconnaissance, d’une moindre visibilité médiatique… Même si les textes juridiques semblent s’orienter vers une forme d’égalité entre les deux sexes, la réalité sur le terrain prouve la résistance sociale et la domination masculine qui s’expriment dans les actes individuels, dans les discours médiatiques et qui se voient dans les institutions étatiques et les instances gouvernementales (mode vestimentaire, manque de représentativité des femmes, place et positionnement lors des cérémonies…). Les phases de bouleversements et de revendications qu’ont connues les deux pays depuis 2011 marquent un autre point de similitude même si l’impact et les incidences des deux phases sont loin d’être aussi importants au Maroc qu’en Tunisie. Cette dernière vit depuis le soulèvement populaire de 20112 une phase de transition tumultueuse avec beaucoup d’instabilité politique et une crise économique. Dans la lignée des vagues de revendications et de soulèvements de 2011, le Maroc a également connu le Mouvement du 20 février3 (M20) qui n’était pas sans conséquences sur la vie politique. Cette vague de protestations a entraîné ́ manifestation monstre à Casablanca le 12mars 1999 réunissant plusieurs centaines de milliers de réfractaires au texte. 2 Soulèvement ayant entraîné la chute du régime de Ben Ali, la mise en place d’un gouvernement de transition et depuis une phase d’instabilité avec la multiplication des gouvernements transitoires, deux assassinats politiques, etc. 3 Les principales revendications du M20 telles que énoncées dans le communique ́ du 14 février 2011 sont: une réforme de la constitution, la dissolution du Parlement et la destitution du gouvernement en place, une justice indépendante et une vraie séparation des pouvoirs, la reconnaissance de la langue amazighe (berbère), la libération de tous les prisonniers politiques et d’opinion, l’intégration des diplômés chômeurs dans la fonction publique, l’augmentation des salaires et du SMIC. ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 183 des modifications importantes dans la gouvernance du pays notamment avec l’arrivée au pouvoir du Parti Justice et Développement (PJD), parti islamiste grand vainqueur des élections législatives de 2011 et la tenue d’un référendum aboutissant a ̀ la validation d’une nouvelle constitution en juillet 2011. Cette constitution offre la principale retombée pour les femmes grâce a ̀ l’article 19 qui répond a ̀ une grande partie des revendications féministes avant et depuis l’avènement du M20. En effet, cet article instaure et constitutionnalise l’égalité entre hommes et femmes. Il stipule « L’homme et la femme jouissent, a ̀ égalité, des droits et libertés a ̀ caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental, énoncés dans le présent titre et dans les autres dispositions de la Constitution, ainsi que dans les conventions et pactes internationaux dûment ratifiés par le Royaume et ce, dans le respect des dispositions de la Constitution, des constantes et des lois du Royaume.(…) ». La principale nouveauté pour les femmes c’est la constitutionnalisation de la notion de parité et la création d’un organisme qui va veiller a ̀ sa mise en application afin d’éviter qu’elle soit encore un texte sans effet. La Tunisie a également connu l’arrivée au pouvoir du parti islamiste Ennahdha, suite a ̀ l’élection de la Constituante du 23 octobre 2011 et après les élections législatives de 2014. Le pays s’est doté, en janvier 2014, d’une nouvelle constitution qui accorde plus de place aux droits de l’Homme et aux libertés et confirme le maintien du Code du Statut Personnel (CSP) que certains pensaient menacé par les islamistes. Depuis, les droits et les acquis des femmes sont sujettes à des débats politiques et de polémiques médiatiques étant donné les divisions idéologiques qui tenaillent la société et structurent la vie politique. Les enjeux de la révolution tunisienne de janvier 2011 se sont d’emblée situés au niveau de la gestion de la vie dont dépendra finalement le futur modèle de la société. Plus encore que les « modernistes’ et les « islamistes » ne s’y sont pas trompés, investissant non seulement la scène politique, mais aussi le gouvernement des corps. Une certaine conception de l’islam fonctionne aujourd’hui comme une puissante machine biopolitique qui a affaire à la population comme ‘problème de pouvoir’. Les préceptes, conduites et comportements avancés au nom du respect de l’islam pénètrent toute la société et s’introduisent dans ses articulations les plus fines. Les femmes traversent pour une bonne part ce dispositif. Elles en constituent même l’un des enjeux centraux (Kilani, 2018, p. 79). Très régulièrement, la question des droits des femmes se retrouve sur la scène publique (et politique) toujours envisagée dans la même dichotomie historique et idéologique entre une vision conservatrice et une autre dite moderniste. Dans les deux pays, les luttes féministes ont repris pendant ces phases de bouleversement, de transition avec de nouvelles revendications audacieuses dans la forme et le contenu. L’arrivée de partis islamistes conservateurs au pouvoir a réveillé certaines peurs, remis en débat des questions identitaires et créé une 184 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… confrontation entre deux projets de sociétés. Le corps féminin et la liberté des femmes cristallisent le débat et centralisent les polémiques. Ainsi de nouvelles féministes au Maroc dénoncent le harcèlement sexuel et fustigent la morale vestimentaire, justifiant le viol, en cas de non-respect des codes restrictifs. Parfois des manifestantes arborent des banderoles affichant clairement « mon corps m’appartient ». La religion n’est pas absente de leurs revendications, mais sans en constituer l’élément clé. (Alami M’Chichi, 2014). Il en est de même en Tunisie, qui a vu depuis 2012 apparaitre de nouvelles formes de militantisme féministe et féminin sur internet (Touati, 2012) ainsi que l’émergence de nouvelles revendications comme le droit à la libre disposition du corps en affichant une nudité intégrale ou en assumant publiquement une sexualité hors mariage. Ces revendications sont d’autant plus importantes que le facteur commun dans les deux est le recours aux médias numériques pour exprimer ces revendications dans un contexte de banalisation et de généralisation4 des usages du numérique. En effet, les deux pays auxquels nous nous référons offrent certaines similitudes en termes de foisonnement médiatique (plusieurs chaînes de télévision publiques et privées, réception de dizaines de chaînes satellitaires, diversité des stations de radio privées et publiques ainsi que des titres de presse) et de ferveur pour Internet, les réseaux sociaux et la téléphonie mobile. La connectivite ́ croissante de la population des deux pays est incontestable. Le Maroc se classe, depuis quelques années, parmi les premiers pays au niveau africain en ce qui concerne la connexion a ̀ Internet. En février 2019, le nombre d’internautes atteint les 22,57 millions5. Les internautes représentent 62% de la population6 avec un peu plus de 17 millions d’utilisateurs des réseaux sociaux. WhatsApp arrive en tête avec 81% d’utilisateurs suivi de près par Facebook (76%)7 et Youtube (60%). Les utilisateurs de Facebook et Youtube déclarent un usage quotidien d’environ 2 heures, se connectant principalement depuis leurs téléphones mobiles. C’est d’ailleurs ce qui explique l’intérêt porté dans notre corpus à la plateforme Youtube. 4 Nous précisons qu’il y a, dans les deux pays, des disparités existantes dans l’accès a ̀ Internet entre citadins et ruraux, en fonction de l’âge (plus élevé chez les jeunes) et de la classe sociale. 5 Les chiffres sont issus du Rapport Digital 2019 (sur la base de l’année 2018) réalisé par Hootsuite et l’agence We Are Social. Le rapport est disponible sur : https://wearesocial.com/fr/blog/2019/01/global- digital-report-2019. Une analyse en est proposée sur : https://www.mediamarketing.ma/article/ZZDPHGGH/ae_digital_2019_au_les_marocains_praefaere nt_whatsapp_Facebook_et_youtube.html. (consulté le 10/07/2019) 6 La population marocaine compte 35 586 616 habitants selon les projections du Haut-Commissariat au Plan 2019. Source : https://www.hcp.ma/Demographie-population_r142.html (consulté le 10/07/2019). 7 64% des Facebookers sont des hommes et 36% des femmes. ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 185 En janvier 2019, la Tunisie comptait 7,9 millions d’internautes8 dont 7.400.000 sont des utilisateurs de Facebook soit 66% de la population9. Les utilisateurs de Facebook sont 55% des hommes et 45% des femmes10. Facebook est le réseau social le plus utilisé en Tunisie, il devance de loin Instagram qui compte 1.900.000 abonnés (16,5% de la population) et Twitter qui attire moins de 200000 utilisateurs. Il représente le principal espace d’expression virtuel et médiatique des Tunisiens. La crédibilité de Facebook s’est affirmée après le soulèvement de 2011 et la discréditation des médias classiques, devenant une source d’information pour les journalistes, un prescripteur des thèmes à débattre, un média d’expression pour les hommes politiques qui y déclarent leur candidature, commentent l’actualité et organisent le débat public depuis cette scène virtuelle. C’est en raison de la place importante occupée ou accordée à Facebook dans l’espace médiatique et politique tunisien que nous nous y intéressons particulièrement dans cette recherche. Malgré les différences historiques, politiques et culturelles et ce qu’elles impliquent dans les constructions identitaires et les imaginaires collectifs qui régissent ces sociétés, les deux pays nous offrent un terrain privilégie ́ pour l’observation et l’analyse a ̀ partir de faits précis et révélateurs des évolutions sociales et des revendications émergentes. Nous ne prétendons pas ici a ̀ une analyse exhaustive de tout l’éventail des usages d’Internet dans les deux pays. Nous nous limiterons dans cette contribution a ̀ l’analyse de certaines idées et revendications exprimées sur Facebook et Youtube par des internautes/acteurs dans les deux pays pour contourner les interdits sociaux et les tabous religieux. 2. Problématique, méthodologie et corpus Notre étude relève du champ de la communication électronique (Herring, 2004) mais en portant un intérêt particulier aux médias émergents. Elle s’inscrit dans la continuité des recherches sur l’internet solidaire et les nouvelles formes de participation et de mobilisation au bénéfice des personnes et groupes marginalisés ou fragilisés, comme les communautés diasporiques (Mattelart, 2009), les groupes politiques (Cardon & Granjon, 2010 ; Mabi & Théviot, 2014), les minorités sexuelles (Lévy, Dumas, Ryan & Thoër, 2011) et les féministes (Baer, 2016). Elle prolonge nos travaux antérieurs sur les vidéos en ligne de mobilisation des personnes malades (Atifi, 2017) et les vidéos de doléances des victimes de spoliation immobilière (Atifi, 2018), ainsi que nos recherches sur les nouvelles 8 Les chiffres sont issus du Rapport Digital 2019 (sur la base de l’année 2018) réalisé par Hootsuite et l’agence We Are Social. Une présentation en est faite sur : https://fr.slideshare.net/DataReportal/digital- 2019-tunisia-january-2019-v01. 9 Sur une population de près de 12 millions d’habitants. 10 96% d’entre-eux se connectent sur des mobiles et déclarent un usage quotidien du réseau social. Les 25-34 ans et les 18-24 ans arrivent à égalité en tête des utilisateurs et forment 65% des connectés. 186 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… formes d’expression féminines et les revendications féministes sur internet (Touati, 2012, 2013). Concrètement, nous proposons dans cette contribution de montrer le rôle des réseaux sociaux dans la formalisation et la médiatisation des nouveaux rapports à la religion (remise en question, affirmation du rejet ou de l’athéisme), la médiatisation et la défense de revendications collectives (égalité dans l’héritage entre hommes et femmes) ou individuelles (le droit à la libre disposition du corps), mais également des nouvelles façons de vivre sa foi basées sur la monstration des actes et des pratiques liées aux obligations religieuses (jeûne, prières collectives). Il s’agit ici principalement d’acteurs indépendants, anonymes, militants ou ordinaires qui étaient jusque-là privés de visibilité dans les médias classiques. En donnant la parole aux femmes, les médias numériques leur permettent de s’approprier l’espace public et de s’imposer. Par exemple, au Maroc, avec « Marokkiates », un format de web vidéo tourné dans les rues de Casablanca, des femmes marocaines prennent la parole et brisent les tabous en parlant à visage découvert de viol, d'homosexualité, de harcèlement dans la rue, des carcans vestimentaires et des interdits sociaux ou religieux... Notre problématique principale est de comprendre comment les médias numériques se constituent en alternative médiatique pour les femmes et les groupes qui luttent contre la domination masculine ou l’application de certains préceptes de la Charia’a (loi islamique) en portant de nouvelles revendications. Pour aborder cette problématique, nous déployons une méthodologie basée essentiellement sur l’ethnographie de la communication électronique. Nous observons, décrivons et analysons les dispositifs, les usages et les acteurs engagés dans ces nouveaux médias d’expression, de mobilisation et d’activisme en ligne au profit des femmes en Tunisie et au Maroc. Nous soumettons nos corpus aux principales questions suivantes : quelles sont les formes numériques émergentes d’expression féminines relatives au droit des femmes? Qui sont les acteurs porteurs de ces nouvelles revendications en Tunisie et au Maroc ? Quelles sont les revendications à dimension sociétale ou religieuse ? Quels sont les enjeux, les finalités et les limites de ces nouvelles revendications ? Et quels sont les processus de médiation permettant de déplacer les revendications du web à la scène médiatique classique ? Pour répondre à ces questions, nous nous référons à l’analyse de contenu et à l’analyse sémio-pragmatique d’un double corpus web. Le premier corpus, issu d’une veille régulière sur vingt-cinq comptes Facebook11 suivis depuis décembre 2010, se 11 Nous nous référons aux résultats d’une veille active conduite sur Facebook tout au long du soulèvement populaire et la période de transition qui a suivi. Nous avons stocké et imprimé toutes les données figurant sur les profils de vingt-cinq comptes Facebook de tunisiens. Nous avons commencé cette veille le 19 décembre 2010 (2 jours après l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi) et nous continuons depuis avec la même régularité. Le corpus progressivement constitué a été utilisé dans plusieurs travaux relatifs à la mobilisation pendant la révolution, les usages des réseaux sociaux pendant les élections et l’analyse des nouvelles formes d’engagement qui émergent en Tunisie. Les 25 pages sont ainsi régulièrement suivies depuis fin 2010 (la fréquence du suivi et des téléchargements des données est ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 187 compose des publications, posts et commentaires relatifs à des polémiques ou évènements politiques en relation directe avec la question des femmes et des libertés individuelles. Le corpus se réfère à deux types d’expression : la parole militante et engagée et celle des internautes anonymes. Ainsi, nous suivons 10 pages d’associations féministes comme l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), de quatre militantes féministes, de trois syndicalistes hommes, et de deux avocats membres de l’Association des Jeunes Avocats (association très impliquée dans la société civile, dans la défense des droits des femmes et des libertés individuelles). La veille régulière englobe également 15 autres pages suivies qui ont été sélectionnées suite aux interactions avec les pages des associations, des militantes, des jeunes avocats12. Il s’agit de Facebookers anonymes (dans le sens de gens ordinaires) qui prennent part au débat public via les réseaux sociaux. 2 pages Facebook qui ont fait la une de l’actualité en 2013 sont également retenues pour l’analyse13. Suivi depuis plusieurs, ce corpus nous permet d’entrevoir l’évolution des usages et des pratiques des Facebookers suivis, de détecter les changements dans les contenus, les thématiques discutées et les positionnements idéologiques. Elle nous permet surtout d’étudier l’évolution des formes d’expression, des formats utilisés (photos, vidéos, caricatures…) et des processus symboliques mis en œuvre dans les interactions. Le second corpus est composé de la totalité de 12 épisodes de la série web « Marokkiates » qui seront présentés dans la deuxième partie de cette contribution. Notre corpus composé d’un côté d’une série de publications et d’échanges sur Facebook et de l’autre d’une série de vidéos est certes hétérogène. Mais il correspond à la diversité des productions en ligne qui permet une étude contrastive des nouvelles formes de mobilisation et d’activisme des groupes (femmes, non jeûneurs), pour des droits nouveaux et l’analyse des usages actuels du féminisme dans les deux pays. Cela permet, enfin de saisir les discours et contre-discours produits, par exemple dans les commentaires des vidéos en ligne ou les réactions aux publications sur Facebook, par des représentants de certains conservateurs d’obédience religieuse. plus élevée lors des évènements importants et des polémiques). Les Facebookers sont composés d’hommes et de femmes âgés de 20 à 78 ans, résidant dans les principales villes du pays (dont Tunis, Sfax et Sousse). En plus des avocats, il y a dans le corpus des enseignants, des retraités, deux médecins, des chômeurs, des femmes au foyer, des employés et des salariés du privé. Ce corpus ne prétend pas l’exhaustivité, ni la représentativité de la blogosphère tunisienne. Les 15 comptes de Facebookers ont été suivis de façon « aléatoire » suivant les fils des publications et des réactions lors des premiers jours de soulèvement en 2010, une période à laquelle les usages de Facebook étaient encore principalement des usages de divertissement. 12 En relayant des appels à la mobilisation ou des informations relatives aux droits individuels et aux droits des femmes. 13 A ces pages, nous avons ajouté en 2013 la page de Amina Tyler et celle de L’initiative Chmeta fi Adel Almi présentées ultérieurement. 188 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… 3. Facebook : mise en visibilité de nouvelles causes et contournement des interdits Dans les deux pays, les usages d’Internet sont avant tout des usages de divertissement avant d’être des usages de revendication ou de militantisme. Plusieurs travaux se sont intéressés a ̀ un pays en particulier ou ont établi des études comparatives montrant que les usages engagés se limitent a ̀ une minorité (Lecomte, 2009, 2011; Touati, 2012, Hibou, 2011 ; Benchenna, 2011). Depuis 2011, les usages engagés ont augmente ́ en raison de l’efficacité d’Internet dans la mobilisation, sa disponibilité et ses coûts faibles. Les causes traitées sur Internet relevaient principalement du politique, des droits de l’homme et de la liberté d’expression. Le tabou politique pouvait être remis en question par des opposants, par des blogueurs avertis, mais les tabous sexuels et religieux étaient jusqu’à récemment infranchissables y compris sur la toile. On assiste, depuis 2013-2014, a ̀ l’émergence de nouvelles formes de revendications qui s’attaquent a ̀ quelques-uns des tabous les plus anciens mais aussi les plus ancrés dans ces sociétés a ̀ savoir le corps féminin symbole de chasteté prénuptiale, de pureté, garant de l’honneur de la famille ; et la pratique religieuse notamment l’obligation du jeûne partagée par tous les musulmans et très suivie au Maghreb. Internet est, comme déjà établi, un espace de sociabilité (Hugon, 2010), d’expression de l’intime, de défoulement grâce a ̀ l’anonymat et l’impression d’intimité. Pour dépasser les tabous et contourner les interdits beaucoup d’internautes utilisaient Internet de façon anonyme. Mais ce qui nous interpelle c’est la dimension que prennent la transgression et le défi émanant de certaines publications d’internautes qui ne se cachent pas derrière un pseudo. On assume ses idées, ses croyances et ses revendications de liberté, de libre disposition du corps qui ne pouvaient pas être discutées dans les médias classiques. Dans les deux pays, les chaînes de télévision censurent les scènes de sexualité ou celles jugées érotiques et même sensuelles, évitent le plus souvent les thèmes sensibles dans les émissions culturelles et sociétales (analyse critique de la religion, sexualité, etc.). En nous arrêtant sur des exemples précis de deux faits médiatisés en Tunisie, nous allons montrer l’importance de la transgression religieuse et sociétale dans certains faits, actes et publications et les différentes manières de les présenter, de les défendre ou de les combattre sur Facebook. 3.1. Facebook comme espace de transgression Nous nous arrêtons ici sur deux exemples marquants qui remontent à 2013 et qui ont imposé sur la scène médiatique et politique le débat sur la liberté de culte et le droit à la libre disposition du corps. Ces revendications n’étaient pas des priorités des associations féministes dissidentes et étaient totalement absentes des idées des associations féminines et féministes proches du pouvoir telles que l’Union Nationale des Femmes Tunisiennes (UNFT), qui par leurs ancrages idéologiques, leurs programmes et leurs actions confortent le féminisme d’État. « Le féminisme » tunisien n’est pas sous-tendu par des revendications pour l’égalité sexuelle entre les sexes en (en termes de pratiques, de choix du partenaire…), alors que la loi autorise l’avortement et la contraception et donne donc aux femmes la possibilité de réguler ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 189 les conséquences de leur activité sexuelle (pensée légitime dans le cadre sacré du mariage). Aussi « libres » et « émancipées » qu’elles soient, les femmes tunisiennes ne disposent pas de leur corps qui reste embrigadé par le contrôle social et par le législateur. L’Affaire Amina Sboui (Amina Tyler). Lycéenne de 18 ans, Amina s’était rendue célèbre en publiant, le 1er mars 2013, sur Internet et sous le pseudonyme Amina Tyler des photos d’elle seins nus avec l’inscription « Mon corps m'appartient et n'est source d'honneur pour personne ». Les photos14 de la jeune tunisienne, considérée par les médias comme la première Femen Tunisienne, ont rapidement fait le tour de la blogosphère arabe et entraine ́ des centaines de réactions de soutien ou de réprobation en Tunisie, Égypte, Maroc, Algérie et d’autres pays du Proche Orient. Plusieurs groupes de soutien se sont créés sur Facebook suite a ̀ la première incarcération de Amina. Sans affiliation politique ou associative, Amina parle de son choix individuel de montrer son corps et de l’imposer à une société et à des normes qui la briment au quotidien. L’acte de se déshabiller dans des pays ou ̀ le corps féminin est un tabou, ou ̀ la sexualité relève strictement du prive ́ et ou ̀ la femme d’une façon générale est la gardienne de l’honneur familial, vise a ̀ choquer et a ̀ provoquer. Il s’agit d’un acte de rébellion contre l’autorité paternelle et contre le patriarcat régnant et non d’un acte politique. Pourtant sur la toile et dans les médias classiques, Amina est présentée comme une Femen et militante des droits de l’Homme. Le débat est tellement important sur Facebook qu’il s’impose à la télévision tunisienne après avoir été repris dans la presse nationale. Les associations féministes se positionnent, les défenseurs de la morale et de la religion également et le bras de fer entre les deux tendances antagonistes qui sous-tendent le débat politique y trouve un nouvel objet de leur affrontement. Avant l’acte de Amina (possible sur Facebook et inenvisageable ailleurs selon la protagoniste elle-même), la nudité du corps féminin n’a pas fait la une de la presse, ni été discutée dans les émissions politiques et sociétale. Il s’agit d’un tabou majeur dans l’imaginaire collectif et la culture tunisienne. La question avait été décriée lors de polémiques autour de films cinématographiques tunisiens dont les scènes de nudité féminines avaient été systématiquement censurées. L’initiative Chmata fi Adel Almi. Ce mouvement s’est construit autour de la création d’une page Facebook intitulée « Photos prises durant Ramadhan chmeta fi Adel Almi »15 créée le 9 juillet 2013 a ̀ l’occasion du Ramadan mois de jeûne pour les musulmans pratiquants. Cette page a été ́ lancée en réaction aux propos de Adel Almi16 qui voulait filmer les non-jeûneurs afin de les punir et qui a appelé ́ les 14 Photos encore disponibles sur son compte Facebook : https://www.facebook.com/pg/AminaFemenTunez/photos/?ref=page_internal 15 Page disponible sur : https://fr-fr.facebook.com/PhotosPrisesDurantRamadhanAdelElmiNonJeuneurs/ 16 Président de l’Association Centriste de Sensibilisation et de Réforme. Association reconnue en février 2012. Officiellement elle œuvre dans le domaine de la promotion de la vertu et la prévention du vice, 190 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… musulmans a ̀ éviter les plages afin de ne pas voir des « femmes nues ». Son idée de prendre en photos les non-jeûneurs et les baigneurs et de publier leurs clichés a été ́ détournée et reprise par les internautes non-jeûneurs. En créant la page pour publier leurs propres photos mangeant, buvant et se baignant pendant la période de jeûne, ils défiaient A. Almi et les islamistes, dont ceux du parti au pouvoir. Le descriptif de la page annonçait la couleur « Cette page est ouverte a ̀ toute personne qui lance un défi a ̀ Adel Almi, en l’occurrence, on ira a ̀ la plage et on prendra des photos nous- mêmes ». En quelques jours, la page attire des milliers d’internautes. Les internautes qui apprécient et recommandent les liens de la page semblent adhérer a ̀ cette mobilisation de défense des libertés individuelles et de la liberté ́ de culte ouvertement malmenée depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir. La page se base essentiellement sur les photos accompagnées le plus souvent de commentaires et de posts relativement courts. Certaines des photos comportaient elles-mêmes du texte puisque les internautes posaient en tenant des pancartes par exemple. Dans l’acte de Amina et ceux des non-jeûneurs, nous notons un dénominateur commun la provocation, le défi et la défense des libertés individuelles. La remise en question de l’ordre social établi, des obligations religieuses et des normes se fait de façon assumée. Amina montre son visage et son corps, prend la parole dans les médias. Les Facebookers qui postent leurs photos en transgressant l’obligation du jeûne le font pour certains à visage découvert et avec des profils publics. Il y différents niveaux de défiance et de transgression. Le premier se situe dans l’acte de se dénuder et de publier ses photos à visage découvert. Dans plusieurs commentaires, des proches de Amina mais aussi des personnalités publiques ont essayé de minimiser l’affaire en la réduisant à « une erreur de jugement d’une adolescente qui a été manipulée sur internet », comme pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un choix délibéré d’engager son corps nu afin de dénoncer le contrôle social et politique qui lui est imposé à travers des règles, des normes, des regards et des interdits langagiers, physiques et comportementaux. Le second niveau de transgression est jugé plus grave parce qu’Amina « s’enfonce dans le péché et la faute» en déclarant être consciente et convaincue de ses actes, et surtout en se mettant à nouveau en scène nue notamment à l’étranger (tout en publiant sur Facebook des photos de ses nouvelles transgressions). Elle a défié l’autorité paternelle mais aussi celle de la famille dans sa totalité en bafouant l’honneur des mâles de cette famille (plusieurs membres de la famille ont déploré publiquement les propos et actes de Amina). Elle défi aussi une partie de la société très attachée à ses valeurs traditionnalistes et conservatrices et dont la matrice est la pudeur, la chasteté et la protection de la femme. Amina, n’a pas choqué que des hommes. Parmi les commentaires les plus virulents ceux de femmes qui s’indignent des actes d’une jeune irresponsable qui ne les représente pas. Elles endossent le rôle qu’on leur assigne, une fois épouses et mères, à savoir celui des gardiennes des traditions considérée par de nombreux médias et personnalités politiques comme une association fondamentaliste et extrémiste. Il a fondé un parti politique « Tounes Azzaytouna » autorisé en avril 2014. ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 191 et de la morale musulmane et s’érigent en défenderesse de l’honneur des femmes tunisiennes. Les femmes se font, dans les commentaires et les posts, plus agressives et plus insultantes que les hommes. Dans le deuxième cas d’étude, la transgression et le défi peuvent être classés en différents niveaux en fonction des photos et des commentaires les accompagnants. Dans un premier niveau, nous trouvons les photos de nourriture, d’alcool, etc. sans revendication personnelle (anonymat) en l’absence du nom ou de la photo de la personne. Un deuxième niveau comprend les personnes qui se mettent en scène avec la nourriture, l’alcool, les cigarettes, etc. Comme l’illustre dans la figure 1 ci- dessous, la publication le 10 juillet 2013 de Ibrahim Ltaief, réalisateur et producteur, qui s’affiche sous sa vraie identité et à visage découvert ce qui lui vaut quelques commentaires désagréables comme « fais ce que tu veux mais tu dois respecter celui qui est jeûneur, tu n’es alors qu’un débile et non un humanitaire ». Figure 1. La transgression par Ibrahim Ltaief Le troisième niveau que nous considérons comme le plus avance ́ et qui comprend une dimension de revendication, ou ̀ les internautes parlent de rébellion et d’une communauté ́ de rebelles et qui se compose des photos nominatives ou ̀ les personnes apparaissent a ̀ visage découvert en train de manger ou de boire le plus souvent avec un journal indiquant la date (pour prouver que c’est pendant le mois de Ramadan) ou avec un écran ou une horloge dans le cadre (afin d’indiquer qu’il y a bien transgression de l’horaire de jeûne). Dans ce troisie ̀me niveau les internautes revendiquent dans les commentaires la liberté ́ de culte, les libertés individuelles, le refus de l’islamisme, le refus de l’ingérence dans la vie privée et se déclarent publiquement pour certains athées ce qui peut les exposer à des représailles. Dans ce niveau, la transgression peut-être simple, double ou triple en fonction du nombre d’interdits transgressés sur une même photo. Simple (en train de manger), double 192 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… (manger avec de l’alcool a ̀ table ou une bière a ̀ la main) et triple (manger en tenant une bière ou une cigarette en étant torse nu ou accompagne ́ de filles en maillot de bain, embrassant une fille). Figure 2. Une triple transgression La figure 2 est une photo publiée le 14/07/2013 montrant l’internaute fumant une cigarette et buvant du coca en plein créneau de jeûne, torse nu à la plage. Comme pour les autres publications, les réactions sont divisées. Un commentaire féminin de Mara dit « Sahha » (Profites bien) et un internaute Amin se place à l’opposé et écrit « Un vrai pd lol ». La transgression de l’interdit religieux s’exprime aussi dans les commentaires des amis de la page. Les commentaires peuvent être positifs « Bechfa » (Bon appétit) qui revient plusieurs dizaines de fois en juillet 2013, « Bravo inti rajel » (Bravo, tu es un vrai mec) laissant entendre ici que la transgression est synonyme de virilité ́. Ils sont aussi ponctués d’humour en faisant appel a ̀ des blagues populaires ou des proverbes. Les commentaires sont aussi négatifs de la part des détracteurs qui condamnent, renvoient a ̀ l’obligation du jeûne dans les textes religieux, font référence au prophète et rappellent les châtiments prévus pour les non-jeûneurs. Ci-dessous, une publication de Amani Derbali le 17 juillet 2013 (Figure 3) qui appelle, via un verset du Coran, les membres de la page non-jeûneurs « à ne pas suivre les pas de Satan ». ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 193 Figure 3. Verset coranique en réaction à une photo de non jeûneur Ces commentaires entrainent des discussions d’ordre religieux avec des citations de penseurs et théologiens. La page a le mérite, de montrer publiquement une pratique diffuse dans la population tunisienne notamment parmi les jeunes qui refusent le jeûne mais se cachent pour manger ou boire. Elle a également mis en évidence la possibilité que des filles et des femmes ne jeûnent pas ce qui est moins acceptable socialement, les femmes étant les gardiennes des traditions et responsables de la transmission des normes. Les femmes se montrent d’ailleurs beaucoup moins sur les photos comme le montrent les deux captures d’écrans ci-dessous (figure 4). Figure 4. La transgression au féminin Dès les premières photos montrant des filles transgressant la règle du jeûne, les commentaires deviennent plus virulents et les insultes se concentrent particulièrement sur les protagonistes femmes. Les propos sont dégradants et très sexistes comme dans les commentaires à cette publication suivante (figure 5). 194 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… Figure 5. Rejet de la transgression assumée (publié le 14/07/2013) La mise en scène sur Facebook du corps féminin dénudé ou transgressant l’interdiction du jeûne fait réagir, interpelle. Elle permet par la sensibilité sociale de la question du corps et surtout de la nécessité sociale et politique de contrôler le corps des femmes d’imposer le débat sur la scène publique. Le corps féminin censuré, dénigré ou totalement absent dans les médias classiques, trouve une forme de visibilité sur Facebook et par conséquent une visibilité sociale et médiatique au moins pour la communauté des internautes. Contrairement aux médias classiques, les médias numériques constituent un lieu de théâtralité ou ̀ sont mises en scène des identités plurielles. Se montrer, montrer son corps ou le vêtir a ̀ outrance, montrer sa désobéissance aux pratiques religieuses sont autant de manières pour affirmer son identité ́ et revendiquer son appartenance a ̀ une culture (Mezrioui et Touati, 2015, p. 21). 3.2. Facebook : plateforme de structuration et de mobilisation féminine et féministe Pendant la phase de transition, Facebook a régulièrement servi la cause féminine et féministe en permettant aux associations féministes, composantes de la société civile et aux intellectuels de mobiliser contre d’éventuelles menaces des acquis des femmes. Il a permis d’alerter des internautes non engagés, « non informés » sur ces menaces, de les mobiliser et d’en faire des acteurs de la lutte des droits des femmes. Les féministes et les militantes associatives se sont emparées de Facebook pour alerter l’opinion publique et les médias classiques. Grâce au caractère prescripteur ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 195 détenu par Facebook en Tunisie pendant la phase transitoire, les féministes ont réussi à imposer leurs causes aux agendas des médias classiques. En 2012, la polémique enfle à Tunis autour de l’article 28 discuté, dans le cadre de l’avant-projet de la nouvelle constitution, à l’Assemblée Constituante. L’article 28 stipule la complémentarité de la femme avec l’homme et non l’égalité entre les sexes. Une députée et des féministes se saisissent de l’information, la diffusent sur leurs comptes Facebook, mobilisent leurs contacts et organisent progressivement la riposte. Un collectif réunissant des associations féministes et la ligue pour les droits de l’Homme se met en place pour alerter la population sur les risques de la suppression du principe d’égalité entre les sexes. Le collectif est très actif sur Facebook et la lutte (sensibilisation et organisation de la mobilisation) s’organise via les pages et les comptes de la plateforme. S’en suit manifestations et contre- manifestations dans les rues de la capitale et surtout une confrontation assez violente entre « conservateurs » et « laïcs » sur Facebook. La confrontation s’exprime dans les posts, dans les commentaires mais aussi dans les photos de profils. Fleurissent alors les photos de profils avec le drapeau tunisien ou des représentations de femmes connues (militantes pour l’indépendance ou pour les droits des femmes, personnages féminins historiques comme Elyssa, des déesses carthaginoises). Vidéos et parodies sont également de la partie et les Facebookers engagés des deux côtés se font face sur la plateforme et dans la rue lors des mobilisations annoncées sur la plateforme. Il en est de même pour le débat sur l’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes. Dans la tradition du féminisme d’État et en espérant gagner le soutien et les voix des féministes et des intellectuelles de gauche, B. Caid Essebsi, Président de la République de 2014 à 2019, lance en août 2018 la réflexion sur l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage et la suppression de l’interdiction pour les tunisiennes musulmanes d’épouser des non-musulmans. Il crée la commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE). Levée de boucliers sur Facebook, les comptes des conservateurs, des membres des partis islamistes s’activent et organisent la mobilisation d’une partie de la population en appelant à manifester contre cette réforme et en organisant des débats publics autour de l’adéquation du rapport de la COLIBE avec les préceptes de l’islam. Plusieurs manifestations réunissant des imams et des citoyens sont organisées dans plusieurs villes, et elles sont relayées avec des photos et des vidéos sur Facebook. Les partis politiques classiques ne se sont pas positionnés en attendant de voir l’évolution de cette question épineuse et n’ont pas commenté le rapport. Alors que le parti islamiste Ennahdha s’est exprimé rapidement publiquement sur la page officielle et sur les pages de ses différents dirigeants, contre le rapport le jugeant contraire aux préceptes de l’islam. Là aussi, Facebook impose le débat aux médias classiques qui alimentent, notamment sur les chaînes Al Hiwar Ettounsi et Nessma, des émissions quotidiennes en diffusant en direct des captures d’écrans des échanges sur Facebook entre hommes politiques, spécialistes du droit mais aussi à partir de comptes d’anonymes qui s’expriment sur la question. Le passage du débat de Facebook aux 196 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… médias classiques et la place qu’il prend dans la société amènent les différents partis à se prononcer et à prendre part aux débats télévisés. Facebook a également permis récemment de mettre en évidence les pratiques de harcèlement moral et sexuel dont souffrent les femmes tunisiennes dans la rue, dans les transports, dans l’espace public encore vécu et perçu comme un espace masculin régi par les règles de la domination masculine. Sous l’influence du #MeToo, les féministes et des femmes tunisiennes s’activent sur Facebook pour décrire ce qu’elles subissent au quotidien, en décrivant de façon crue les gestes, les mots et les agressions subies. Plusieurs déclarent qu’elles n’ont jamais pu s’exprimer publiquement ou se confier à des proches par honte, par peur. Sur Facebook, elles se libèrent même si elles témoignent sur des profils publics et qu’elles sont identifiables. Nous précisons ici que Twitter qui a été largement mobilisé ailleurs dans le monde pour dénoncer le harcèlement sexuel que subissent les femmes, n’est pas très utilisé en Tunisie. Il est principalement utilisé dans le domaine professionnel (par les entreprises, les marques…). Ce n’est qu’en octobre 2019 que le # EnaZeda (moi aussi) est créé. C’est donc Facebook qui s’est substitué à Twitter pour exprimer le malaise des femmes et leur permettre ce dont les médias classiques (télévision et radio) les privent : dénoncer le harcèlement et les attouchements dont elles sont fréquemment victimes dans l’espace public. Les médias classiques comme les différentes composantes de la société tentent d’ignorer ce phénomène parce qu’il touche au même tabou : le corps physique de la femme quand il s’agit d’attouchements dans les transports par exemple ou d’agressions physiques et à toute la symbolique que suscite le corps féminin en termes de désir et de fantasme quand il s’agit de harcèlement. Plusieurs mois après la remise officielle du rapport de la COLIBE, le débat est toujours d’actualité sur Facebook. D’un côté, les associations féministes comme l’ATFD appellent sur leurs pages les députés à accélérer l’application des mesures annoncées, de l’autre des islamistes et des anonymes continuent de fustiger le rapport et de dénigrer les revendications d’égalité comme en témoigne l’échange suivant datant du 19 juin 2019 sur la page de l’ATFD. Réagissant à l’appel aux députés lancé par l’ATFD, Om Youssef de Tunis écrit « C’est un projet contre la volonté divine et la charia. Que Dieu l’empêche. On s’est débarrassé de Bochra (en allusion à la présidente de la COLIBE), on trouve celle-là (en référence à la présidente de l’ATFD ». En réponse, Khouloud une jeune internaute sympathisante de l’ATFD répond « La Tunisie est un Etat civil ». Le caractère civil irrite rapidement les Facebookers en raison de la séparation qu’il sous-entend entre État et Religion. Chose qui interpelle Nabil Thamri qui riposte « Par État civil, tu veux dire un état infidèle ?????? Parce que dans l'Islam, tous ceux qui annulent ou changent les décisions de Dieu sont infidèles. C’est juste une question, sinon je serai accusé de vous taxer de blasphème ou de mécréance ! hahaha ». Plus d’un an après la présentation du rapport de la COLIBE, les tensions qui ont accompagné les travaux de cette commissions et les arguments et références qui soutenaient les discours des différents protagonistes et observateurs sont toujours présents sur Facebook : les conservateurs rappellent la ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 197 parole divine, les modernistes font appel au caractère civil de l’État et à la séparation entre l’État et l’Islam (religion du peuple et non de l’État). Pour conclure cette première partie, nous rappelons que la liberté de culte et le droit à la libre disposition de son corps ne faisaient pas partie des revendications prioritaires portées par les associations féministes tunisiennes et étaient totalement absentes des idées des associations féminines et féministes proches du pouvoir telles que l’Union Nationale des Femmes Tunisiennes (UNFT). En dépit de toutes les avancées juridiques et les acquis législatifs et économiques des femmes en Tunisie, elles restent soumises à un contrôle social et politique dans ce qu’elles ont de plus intime et personnel : leur corps. Ce dernier est l’objet de lois, codes, normes, règles et interdits établis par le législateur, la religion, la société, défendus par les hommes pour maintenir leur domination et surtout appliqués et respectés par les femmes elles-mêmes qui s’imposent ainsi au quotidien une forme de violence symbolique. Elles s’enferment, se couvrent et quand elles s’émancipent et se libèrent, ne débordent pas le cadre dessiné par les normes et les lois. L’acte d’Amina Tyler, qui a d’ailleurs été copié par d’autres jeunes filles, a mis sur la scène publique une demande audacieuse de liberté en transgressant un interdit religieux. Les médias classiques privilégiant des images normatives des femmes et des discours politiquement corrects, ils évacuent toute possibilité de représentations et de revendications audacieuses, contraires à la religion et aux normes sociales. Face à cette absence d’espace d’expression, Facebook s’impose comme un média alternatif en donnant de la visibilité à celles et ceux qui ne correspondent pas au standard du féminisme et des revendications classiques pour les droits de l’homme ou la liberté d’expression. C’est ainsi que les non-jeûneurs se tournent d’office vers Facebook pour organiser la riposte et réclamer le droit de ne pas jeûner, de ne pas respecter toutes les règles de l’islam et pour certains de ne pas y croire tout simplement. Facebook est donc un média alternatif pour des revendications non- conventionnelles, jugées illégitimes ou trop avant-gardistes. Il est aussi un moyen de s’organiser pour lutter, alerter et dénoncer comme c’est le cas avec les articles et posts sur l’égalité entre les sexes, l’égalité en matière d’héritage et la dénonciation des violences et du harcèlement faits aux femmes. Nous devons toutefois rappeler ici que, malgré les réussites médiatiques et l’imposition de certaines causes dans le débat public, Facebook et internet d’une façon générale restent circonscrits à une partie de la population qui doit être connectée. Nous précisons aussi que la portée de la médiatisation de ces causes et de ces revendications reste limitée à ceux qui ont un usage engagé et élitiste de Facebook. Une partie de la population, y compris féminine, est exclue de ce débat faute de pouvoir y participer, ou parce que les considérations relatives au corps féminin, au jeûne et à l’égalité de l’héritage relèvent à leurs yeux de questions métaphysiques. Une autre partie s’auto-exclue de ces débats qui lui paraissent élitistes et très éloignés de leurs problèmes quotidiens (chômage, pauvreté, violence conjugale…). Ainsi, le 19 juin 2019, Eya Atyaoui interpelle les féministes et le gouvernement en écrivant : « Arrêtez de presser l’application de l’égalité en 198 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… héritage. Activez la loi sur les congés maternité, ce serait mieux, c’est ce dont les Tunisiennes ont besoin…La dignité… Du temps avec leurs nouveaux nés…Un salaire (c’est un droit) mais pas ces histoires d’héritage et d’élections.»17 4. Les vidéos en ligne des « Marokkiates », nouvel espace d’expression et d’engagement pour les Marocaines Pour cette deuxième partie de l’étude, notre corpus est constitué de la totalité de 12 vidéos ou épisodes de la série web « Marokkiates », créée par Sonia Tarab et diffusée sur la page Facebook de la plateforme forme jawjab18 (espace collaboratif mixte dédié aux créateurs de contenus digitaux au Maroc) durant l’année 2017- 2018. Sonia Tarab (journaliste, écrivaine et réalisatrice) a conçu avec Fatine Benchekri, (directrice de Jawjab), le programme JawjabT, plateforme dédiée aux femmes, pour les inciter à prendre la parole sur Internet car le web marocain est majoritairement accaparé par la parole masculine alors que la présence féminine est faible, difficile et soumise à la pression et aux diktats sociaux19. C’est dans le cadre du projet jawjabT, que Sonia Terrab, inspirée par la page Facebook "Humans of New York", qui dresse les portraits de différentes personnes croisées dans la mégalopole a lancé un nouveau format web baptisé « Marokkiates » (Marocaines en dialecte marocain). A travers des capsules vidéo d’une minute, elle offre une cartographie des femmes marocaines en faisant intervenir des femmes de tous âges, de toutes catégories socio-économiques. La web série est toujours consultable sur Facebook20 et Youtube21. 4.1. Les Marokkiates debout dans la rue et sur internet Pour commencer, signalons que pour la réalisatrice, la libération de la parole des femmes doit leur permettre de réaliser un double objectif, se réapproprier l’espace public (la rue) et investir le nouvel espace numérique : « je me suis dit, je vais mettre ces femmes dans cette rue qui ne leur appartient pas, qu’elles se contentent de traverser très très vite, la boule au ventre car elles ont très peur de se faire 17 Il s’agit de notre traduction. La publication a été postée en arabe « « Brabi entouma tsar3ou sar3oulna f 9anoun "l congés de maternité" 5irelkom... Hedha chnowa mest7akin les femmes tunisiennes... La dignité. Du temps avec leurs nouveaux nés... Un salaire (eli howa leur droit) mouch 7kayet fergua pour les élections ». 18 Jawjab.ma (Premier espace collaboratif dédié aux créateurs de contenu sur le Web en Afrique du Nord.) 19 Les filles ne sont pas bonnes qu'à faire du make-up, du lifestyle et de la mode sur le web. Nous voulons surtout leur donner la possibilité de se réapproprier la parole sur des sujets qui les concernent", déclare au HuffPost Maroc Fatim-Zahra Bencherki, directrice générale de la plateforme Jawjab. 20 https://www.facebook.com/jawjabma/videos/marokkiat-ep1-par-sonia-terrab/913608342123338/ 21 https://www.youtube.com/watch?v=kRGmRAkNOjg&list=PLinanTzAjACuLTXmA21NXCGXN7OQh BCva ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 199 harceler, elles ont peur de se faire agresser parfois, qu’elles investissent cet espace le temps de cette prise de parole et ensuite quand on poste la vidéo sur le web qu’elles investissent aussi le web »22. Par ailleurs, la réalisatrice semble intéressée par le vécu et non par l’opinion des femmes. Dans une déclaration à l’AFP23, elle affirme que chacune est invitée à raconter son quotidien en tant que femme marocaine. Les femmes livrent un message court, brut, parfois cru, spontané et monologal. Elles racontent à visage découvert et face camera des tranches ou récits de leur vie quotidienne en dévoilant leur vulnérabilité, leurs peurs mais aussi leur courage et audace24. Leurs vidéos ont rencontré un vif succès en réalisant 6 millions de vues et 2,5 millions d’interactions en quatre mois. Elles ont suscité, selon la réalisatrice, de nombreuses envies de participer au projet en devenant une Marokkiates. Elles ont aussi bénéficié d’une très large couverture sur les médias classiques et numériques. Les douze femmes témoignent donc debout dans un acte symbolique d’appropriation de la rue, espace accaparé par les hommes comme le déclare Sonia : « Le fait, qu’elles se mettent debout dans cette rue pour raconter quelque chose sur elles, elles prennent possession de cette rue. Elles se l’approprient le temps d’une prise de parole forte. » Le filmage se fait en plan large et laisse voir la rue, les murs sales ou tagués et des passants. Deux vidéos sont tournées le soir ou à la tombée de la nuit. Ce choix de laisser voir la saleté de la ville est un acte volontaire de la part de la réalisatrice qui voulait que les vidéos soient tournées dans l’espace public de la grande métropole Casablanca, environnement urbain masculin et hostile. 4.2. Qui sont les Marokkiates ? Et que disent-elles ? Elles s’appellent Zahra, Nada, Khadija, Meriem, Rihab, Ghislaine, Aya, Fatma, Salima, Bouchra, Selam, Umaima. Ce sont toutes des Marocaines sauf une qui se revendique Maroco-Algéro-française. Elles sont de tous âges et catégories socioprofessionnelles. La plus jeune a 20 ans et la plus âgée 56 ans. Elles sont lycéenne, étudiante, vendeuse, entrepreneuse, chef d’équipe, retraitée, adoptée, voilée, tatouée, bisexuelle. Ces femmes ne sont pas anonymes. Elles sont toutes visibles, identifiables et reconnaissables puisque aucun visage n’est flouté et aucune voix n’est transformée. Mais cette visibilité a des limites puisque les éléments identitaires civils ou professionnels ne sont pas tous dévoilés. En effet, seul le prénom est montré dès les premières secondes de chaque vidéo, en lettres capitales jaunes et en surimpression sur l’écran et aucunement le nom de famille. Parfois, elles livrent leur âge comme 22 https://mobile.twitter.com/lesinternets/status/985821612317532161, consulté juin 2019 23 AFP, 8 mars 2018. 24Voir :https://telquel.ma//2017/12/01/video-marokkiate-jawjabt-sonia-terrab-libere-parole-femmes- internet_157120, consulté en juin 2019. 200 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… Fatma : « Je suis un mélange, c’est ce que j’aime. Marocaine, Algérienne et Française. J’ai 56 ans et l’avantage qu’on a à cet âge c’est quand même d’avoir une certaine liberté. » Mais toutes sont des citoyennes lambda ou ordinaires25. En effet, il n’y a pas d’expertes, de militantes, de politiques ou de féministes reconnues qui témoignent dans ces vidéos. Cette pratique médiatique qui consiste à donner la parole aux gens ordinaires pour témoigner de leur vécu n’est pas nouvelle. Elle s’apparente fortement aux usages de la télévision de l’intimité bien décrits par D. Mehl (2008) puisque ces témoins « sont invités sur les plateaux pour faire part de leur vécu dans la vie de tous les jours : ils livrent des fragments de récits de vie, racontent leurs histoires personnelles en famille ou en société. Ils promeuvent la figure du témoin qui raconte sa propre existence et ses propres expériences ». Les 12 Marokkiates dressent un portrait assez sombre de la condition de la femme au Maroc mais déploient en même temps un acte d’insoumission, d’affirmation et d’engagement pour soi et les autres. Il est vécu comme un soulagement cathartique par ces femmes rabaissées. En même temps, aidées par les réseaux sociaux, les femmes marocaines, comme toutes les femmes du monde, semblent avides de participer à ce grand mouvement de libération de la parole initié par le mouvement #MeToo. En dénonçant certains travers de la société patriarcale marocaine comme le harcèlement, les agressions sexuelles ou le viol, ces femmes s’engagent pour plus de droits. Avec les réseaux sociaux et le phénomène #MeToo, à travers le monde, on assiste à une troisième révolution féministe. Surtout chez les jeunes femmes, animées par un vrai désir d'émancipation, la prise de parole dans la rue et dans l'espace virtuel est plus assumée. Ainsi, le dévoilement est vu à la fois comme un acte d’expression de soi et d’engagement pour les autres. 4.3. Expression de soi des Marokkiates En ce qui concerne les principaux thèmes abordés par les femmes dans les 12 vidéos, on trouve essentiellement les thèmes suivants : l’amour impossible avec un Marocain, le harcèlement dans l’espace public et les carcans vestimentaires, la femme comme proie ou objet sexuel, la difficulté d’aimer, la bisexualité, le viol, la violence verbale, la liberté de disposer de son corps et de ses mouvements, la liberté de porter un tatouage et de fumer, la domination masculine, le poids des normes et l’injonction de se marier. La parole ainsi libérée dévoile les tentatives de ces femmes de s’exposer et de s’insurger contre divers tabous, maux et normes archaïques de la société marocaine. Zahra clame dans le premier épisode, l’impossibilité de l’amour avec un Marocain décrit comme un profiteur : « Y a pas d’amour avec le Marocain ? Au Maroc, l’amour c’est le business. Ne laisse personne te dire le contraire. Quel amour ? il 25https://www.telerama.fr/television/marokkiat,-la-web-serie-coup-de-poing-qui-fait-parler-les- marocaines,n5570398.php ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 201 n’y a que des profiteurs ». Cette impossibilité d’aimer est réaffirmée dans le témoignage d’une femme adoptée et souffrant de carence affective. On peut de manière synthétique relever 4 thématiques et les illustrer par des propos de Marokkiates : Femme infériorisée et exclue de l’espace public. Beaucoup de Marokkiates évoquent la peur d’être agressées dans la rue, surtout la nuit, comme Selma : « Je m’enferme à double tour, je brûle les feux. Quand j’arrive, je demande au gardien de m’accompagner au restaurant jusqu’à l’intérieur. Je lui demande de m’attendre pour me ramener à la voiture. C’est un quotidien de stress, surtout la nuit ou en tant que femme, jeune femme célibataire, c’est pas évident à vivre ». D’autres racontent leur statut de demi-êtres, exclues de l’espace public et soumises aux normes, par exemple vestimentaires, imposées par les hommes comme le dit Nada: « La fille doit suivre des normes. Elle ne doit pas sortir après minuit. Elle doit s’habiller dans la rue selon les principes des hommes pour qu’ils ne soient pas tentés… N’importe quoi Donc… tu vois… on est des demi-êtres et ça, ça me dérange. ! » Selon les sociologues A. Dialmy26 et S. N. Guessous27, au Maroc la mixité n'est pas encore normalisée et banalisée dans l'espace public et les hommes continuent de considérer cet espace comme leur propriété exclusive face aux femmes perçues comme des intruses. Ils ajoutent que la raison principale est la frustration sexuelle des Marocains vivant dans une société qui interdit les relations sexuelles hors mariage qualifiées de «haram» [illicites] c’est-à-dire contraire à la religion, et punies d’emprisonnement d’un mois à un an selon l’article 490 du code pénal marocain. De plus, le recul de l'âge du premier mariage, pour des raisons principalement économiques, prolonge cette frustration sexuelle. De plus, les femmes marocaines, par exemple les célibataires, subissent une pression familiale et sociale intense car une femme doit être mariée comme en témoigne Selma : « Comment c’est possible que tu sois célibataire à 31 ans ? « T’as pas trouvé ? » « Tu t’es pas marié ? » « Comment ça se fait ? » « C’est trop tard… « Tu as raté le coche… » C’est le genre de remarques Que j’entends chaque jour Qui te met une pression Et ça te dégoute. » Selma ajoute que contrairement aux femmes à l’étranger, les filles marocaines qui utilisent les réseaux de rencontre sont considérées comme des filles faciles voire des prostituées : « si quelqu’un a vu que… tu utilises Tinder, tu es considérée comme… tu es à l’affût des mecs ou que tu es une fille sale ou trop légère alors que mes amies qui utilisent Tinder à l’étranger, personne ne les dérange ». 26https://www.huffpostmaghreb.com/abdessamad-dialmy/analyse-sociologique-agression-sexuelle-bus- casablancais_b_17815434.html 27https://www.liberation.fr/planete/2017/08/22/au-maroc-la-femme-dans-la-rue-est-une-proie-potentielle- ou-une-bete-a-abattre_1591089 202 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… La femme objet sexuel, victime de violence et de cyber harcèlement. Les femmes évoquent le contrôle des hommes sur leur corps et parlent de leur sexualité. Ces femmes décrivent le regard des hommes qui perçoivent les femmes, même voilées, avant tout comme un objet sexuel ou une chose : « J’ai compris que je vivais dans une société que tu sois nue, habillée, en burqa ou que tu sortes même cachée sous un drap l’homme te regardera comme une chose qu’il doit découvrir en dessous » explique Khadija, 21 ans, racontant ce qu’elle vit depuis qu’elle porte le voile. D’autres témoignages émanent de femmes victimes d’agressions sexuelles, d’attouchements ou de viol : « quand j’étais petite, j’ai été agressée sexuellement par un membre de ma famille, genre c’était un harcèlement physique où y’ a eu des attouchements y’ a eu… un contact entre… membre et mon corps, et… voilà. Et quand je l’ai dit à des membres de ma famille qui avaient mon âge à cette époque entre 5 et 6 ans, je l’ai dit à mes cousines et tout. Elles ne m’ont pas cru ». Une jeune femme, Rihab, parle de sa vie de bisexuelle au Maroc, avec ses risques, mais aussi ses relatifs avantages. Elle soutient que l'homosexualité des femmes est plus tolérée que celle des hommes : « Pour être claire, je mène la vie d’une personne bisexuelle Juste le fait que je ne trouve pas ce terme dans le dialecte marocain pour le dire prouve plusieurs choses … L’homosexualité ou la bisexualité des filles au Maroc est plus acceptée que celle des garçons ». Certaines racontent les violences verbales, insultes, moqueries et menaces reçues à la suite d’une une prise de parole dans une manifestation contre les violences faites aux femmes comme Aya qui a osé brandir une pancarte adressée aux hommes et sur laquelle était écrit : « Masturbez-vous! Que Dieu Vous Bénisse !» lors d’un sit-in à Rabat organisé par un collectif de jeunes activistes, en signe de solidarité avec une fille victime d’une agression sexuelle collective à Casablanca. « J’ai lu les commentaires 75% des gens m’insultaient. Ils n’insultent même pas ce qui est écrit, ils insultent mon apparence : « Comment elle est moche », « Regardez-la, elle sourit », « Elle s’en fout de son pays ». J’avais peur de sortir. Je pensais qu’ils allaient me jeter une pierre ou même me violer aussi ou des trucs comme ça ». Salima, 25 ans, chef d’équipe dans un groupe d’e-commerce, a choisi de raconter les agressions verbales provoquées par son tatouage, « perçu dans la rue comme un très gros acte de rébellion ». D’autres évoquent la souffrance liée à l’essor du cyber harcèlement et du chantage exercé par certains hommes qui les menacent de scandale à la suite de la divulgation de photos intimes ou personnelles sur les réseaux sociaux, comme le raconte une victime coupable d’être filmée chez elle en train de danser : « les filles souffrent de ce genre de situations. Quelqu’un lui prend son téléphone ou bien son petit copain prend une photo d’elle dans une position compromettante, puis il lui fait du chantage : « Viens chez moi », « Ou je vais partager ce que j’ai ». Maintenant, avec les réseaux sociaux, vous savez… Tu postes un petit truc et ça fait BOOM ». Le portrait dessiné dans ces 12 témoignages de la condition de la femme marocaine est celui d’une femme harcelée, épiée, agressée, dépossédée de son corps, ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 203 évincée de l’espace public, infériorisée, soumise au contrôle des hommes et écrasée par des normes sociales patriciales et archaïques. Il s’agit bien sûr d’un portrait non exhaustif qui ne couvre pas la totalité des causes et combats menés par les féministes marocaines comme la lutte contre le mariage des mineures, l’inégalité de l’héritage entre hommes et femmes, le travail des « petites bonnes à domicile » et pour plus de droits pour les mères célibataires et la dépénalisation des relations sexuelles hors mariages, etc. En échos avec ces propos tenus par les Marokkiates, plusieurs études et rapports internationaux pointent la réalité de la domination masculine et de la violence subie par les Marocaines. Paradoxalement au Maroc, promoteur d’un islam tolérant, les femmes n’ont pas l’obligation de porter le voile mais marcher, surtout seules, dans la rue les exposent aux remarques malveillantes, insultes et agressions. Ces dernières années, plusieurs cas d’agressions filmées ont fait la une des médias comme en août 2017 avec une vidéo montrant une agression sexuelle collective contre une jeune femme dans un bus de Casablanca. En effet, au Maroc, réseaux sociaux, ONG et médias alertent sur le fléau de la violence, en particulier le harcèlement subi par les femmes dans l’espace public. Ainsi, les lieux publics sont les endroits où la violence à l’égard des femmes est la plus manifeste. D’après une étude de l’Observatoire national de la violence faite aux femmes et selon la ministre de la famille, de la solidarité, de l'égalité et du développement social, Bassima Hakkaoui, 73% des cas de violence à l'égard des femmes se produisent dans les lieux publics28. D’autres chiffres appuient ce constat : plus d'un Marocain sur deux reconnaît avoir déjà harcelé sexuellement une femme dans l'espace public et plus de 60% des femmes déclarent avoir déjà été victimes de ce type d'agression, selon une récente étude publiée par l'ONU Femmes Maghreb29. Symptomatiquement, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à estimer que l'apparence de la victime provoque le harcèlement, selon cette étude. Pour 62% des hommes, les femmes doivent tolérer la violence afin de préserver l'unité familiale et 15% reconnaissent avoir eu recours à la violence physique contre leur épouse, indique une récente enquête d'ONU Femmes Maghreb. 5. Engagement pour soi et pour les autres des Marokkiates Cette expressivité personnelle des Marokkiates n’est pas uniquement une expression individuelle plaintive mais c’est aussi une forme nouvelle de mobilisation et d’engagement dénonciateur des injustices et des normes traditionnelles. En même temps ces femmes parlent, se battent, résistent et s’assument. Ces femmes ordinaires ne font pas que témoigner mais produisent une parole d’engagement et d’action. Il s’agit d’une parole ordinaire politique que certains chercheurs qualifient de 28 https://www.h24info.ma/maroc/violence-a-femmes-lieux-publics-hausse/ 29 https://info.arte.tv/fr/marokkiat-la-rue-leur-appartient 204 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… mediactiviste (Cardon, Granjon 2010) ou d’alteractiviste (Pleyers, Capitaine, 2016). Cet alteractivisme marque un renouveau de l’engagement citoyen et se réalise loin des espaces institutionnels dominés par les politiques et les journalistes. Pour ces alteractivistes, construction de soi et changement social y sont fortement liés. Comme le soulignent G. Pleyers, et C. Brieg (2016) en s’affirmant comme sujet, l’individu devient acteur de sa vie et, en se transformant lui-même, il transforme le monde. Les auteurs ajoutent que pour comprendre cet alteractivisme, il ne faut pas se limiter à la dimension publique et politique des individus mais prendre en compte leurs émotions, leur subjectivité et leur créativité ainsi que la centralité du rapport à soi. Les Marokkiates sont conscientes des risques encourus mais choisissent de franchir le pas, par esprit d’engagement, d’activisme et de militantisme contre les discriminations et la stigmatisation et pour la dignité et l’acceptation des personnes concernées comme Rihab, 20 ans, qui en faisant connaitre sa bisexualité, fait certes connaitre une facette de son identité auprès du grand public mais surtout elle espère mieux aider d’autres filles à mieux s’accepter. Elle explique : « Je me suis demandée si j’étais prête à faire ça si j’étais prête à montrer mon visage au monde et dire « Oui, voilà comment je suis » sachant les conséquences terribles dont je pourrais souffrir au Maroc mais au final je me suis dit que tôt au tard quelqu’un doit le faire et peut-être parmi les spectateurs qui regardent ton projet, existe une fille qui vit une situation similaire mais qui ne sait pas quoi faire, j’espère que les gens dans ce cas seront inspirés pour être plus à l’aise avec leur vie et leur identité ». D’ailleurs, parler ouvertement de bisexualité n’est pas sans risques. Par son témoignage, Rihab, devient une sorte d’icône de la cause LGBT mais risque la prison car l’homosexualité est un délit au Maroc 5.1. Se réapproprier l’espace public et disposer de son corps Les femmes marocaines veulent se réapproprier l’espace public, comme Nada qui déclare: « En tant qu’être humain la rue m’appartient aussi. J’ai le droit de sortir et de rentrer quand je veux ». Elles revendiquent aussi le droit de disposer librement de leur corps, de leur sexualité et remettent en cause la domination masculine comme Bouchra qui s’insurge contre cette domination et le fait de devoir dépendre des hommes pour réussir : « derrière chaque homme, il y une femme. Pourquoi pas derrière chaque femme, il y a un homme Pourquoi ? C’est impossible ? … Toi, tu racontes tes ambitions, et au final un type te demande si tu as un copain Pour t’aider… Un homme, pourquoi un homme ? Un homme n’est pas Dieu… Il n’y a qu’un seul Dieu, et c’est Allah ». Cette volonté de disposer librement de son corps est un leitmotiv qui revient souvent dans les témoignages et à tout âge, comme dans le récit de Fatma, 56 ans qui clame: « Mais je suis toujours en vie. Je mets ce que je veux. Je pars au café que je veux dans des endroits où il n’y a que des hommes. Cette période de ma vie j’ai 56 ans et l’avantage qu’on a à cet âge c’est quand même d’avoir une certaine liberté… Et pour cette liberté, je vais me battre…Jusqu’au dernier jour ». Certaines ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 205 femmes revendiquent tout simplement le droit de s'habiller comme elles l'entendent, de porter ou non le voile, d’avoir, par exemple un tatouage, sans avoir à subir de réflexions désobligeantes de la part des hommes. Ainsi, malgré l’opposition, les sarcasmes et l’hostilité de la société, Salima affirme: « Je suis allée me faire un tatouage Je l’ai fait ici… (au-dessus du sein gauche) Quand je l’ai fait, pour moi, c’était un endroit anodin. Sauf que non. Pour les gens, c’était absolument pas anodin… C’est bon, vous m’insultez à cause de ça ? C’est cool, il n’y a pas de problèmes. Et j’allume même une cigarette. Vous m’insultez pour ça aussi ? Allez-y Foncez ! ». 5.2. Agir pour changer les mentalités et plus de droits Certaines Marokkiates veulent être actrices du changement des mentalités, de la société et prolongent le témoignage par une volonté d’action, d’engagement et de militantisme. A l’instar de Salima DHAIBI qui déclare, dans un reportage diffusé sur la chaine France 24, vouloir être plus dans l’action : « j’ai subi la rage des hommes dans la rue, des femmes aussi juste parce que je portais un petit tatouage sur le sein gauche. Grâce à ce projet, j’ai plus envie de faire quelque chose, mais avant c’est vrai j’étais plus dans la résilience »30. Une autre, Oumaima Raquas, Marokkiates jeune responsable administrative de 24 ans et première femme marocaine à avoir porté plainte contre le harcèlement sexuel, a choisi de ne pas se taire et de porter plainte pour dénoncer une situation vécue quotidiennement par de nombreuses femmes au Maroc. À la faveur de l’entrée en vigueur mercredi 12 septembre de la loi 103.13 sur la violence faite aux femmes, elle pourrait bien devenir la première Marocaine à bénéficier des dispositions de cette loi adoptée en février 201931. En définitive, la publicisation, qui consiste à médiatiser et rendre publique la parole privée, permise hier par la télévision et grandement facilitée aujourd’hui par les réseaux numériques, révèle et renforce une mutation significative des rapports entre espace privé et espace public. Désormais, les frontières sont poreuses et les territoires se superposent. Surtout, cette intrusion du privé dans l’espace public révèle des enjeux de société puisque cette libération de la parole en médiatisant et rendant plus visibles les préoccupations des femmes marocaines peut nourrir la réflexion de la société sur elle-même. Concrètement, raconter des récits de vie quotidienne peut induire des évolutions sociales : briser certains tabous, encourager les attitudes d’ouverture, par exemple changer le regard sur le harcèlement ou sur l’homosexualité, faire bouger les mentalités et réclamer plus d’égalité, de tolérance et de partage de l’espace public comme l’espèrent la réalisatrice et les Marokkiates. 30 https://www.youtube.com/watch?v=xCJ30_A2WMQ 31 https://www.huffpostmaghreb.com/entry/loi-10313-portant-plainte-pour-harcelement-sexuel-cette- casablancaise-pourrait-etre-la-premiere-marocaine-a-en- beneficier_mg_5b965432e4b0511db3e4443f?utm_hp_ref=mg-harcelement-sexuel 206 H. ATIFI & Z. TOUATI Nouvelles revendications féministes et médias… Conclusion Dans les deux cas étudiés, nous observons clairement une invisibilité des nouvelles revendications des femmes dans les médias classiques qui privilégient des images normatives des femmes correspondant aux idéaux sociaux et religieux. Ainsi, les femmes et les groupes minoritaires se retournent vers les réseaux sociaux et les médias numériques pour avoir un espace d’expression. Dans l’exemple tunisien, Facebook devient un espace alternatif pour donner de la visibilité à celles et ceux dont les voix sont brimés par la société, les instances officielles et associatives et les médias classiques. Il est perçu et utilisé comme un média alternatif pour des revendications non-conventionnelles, jugées illégitimes ou socialement inacceptables. Il permet donc de mettre sur la scène virtuelle, et par la suite la scène médiatique, des revendications nouvelles comme il permet d’alerter et de structurer les mobilisations et les luttes pour les droits des femmes : égalité en matière d’héritage, lutte contre le harcèlement et les violences. Dans le cas marocain, les vidéos étudiées montrent des femmes marocaines ordinaires qui utilisent les nouveaux médias numériques, ici la vidéo en ligne, pour investir l’espace public, physique et virtuel, afin de médiatiser leurs vulnérabilités individuelles et de créer de nouvelles capacités de mobilisation, d’action collective et d’évolution sociale. Cette évolution sociale emprunte plusieurs chemins complémentaires. Il s’agit, dans un premier temps, de porter dans l’espace public des thèmes chers aux femmes marocaines. On peut dire, que le combat actuel pour les Marokkiates est la reprise de l’espace public et de la rue. Cela entre en résonance avec certaines revendications portées dans des manifestations récentes au Maroc et indiquant comme prioritaire le droit pour les femmes marocaines de partager la rue avant de partager l’héritage : Avant de partager l’héritage, partageons la rue. Ensuite, cette prise de parole de témoignage est complétée par des engagements effectifs hors ligne à l’image de ces Marocaines de plus en plus engagées dans l’action, l’activisme et les actions en justice. En dernier lieu, cette libération de la parole peut favoriser des changements institutionnels ou juridiques favorables aux femmes. Ainsi, le Parlement marocain a adopté en février 2019 une loi contre les violences faites aux femmes. La loi incrimine pour la première fois « certains actes considérés comme des formes de harcèlement, d’agression, d’exploitation sexuelle ou de mauvais traitement », selon une note du ministère de la famille. Elle durcit également les sanctions pour certains cas et prévoit des « mécanismes pour prendre en charge les femmes victimes » de violences32. 32 Cette loi représente une réelle avancée pour le droits des marocaines mais est critiquée par des voix féministes car elle ne pénalise pas, par exemple, le viol conjugal, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/12/apres-des-annees-de-lutte-les-marocaines-enfin- defendues-par-une-loi_5353905_3212.html ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 13, no. 1(25) / 2020 207 Références Atifi, H. (2018). La vidéo en ligne comme nouveau média de doléances. L’appel au Roi des MRE victimes de spoliation immobilière. In Toumi, F. & F. Daghmi, & A. Amsidder (Eds.) Migrations, mobilités, frontières : des représentations aux traitements médiatiques (pp. 443–465). Agadir : Université ibn Zohr. Atifi, H. (2017). La vidéo de charité sur internet : nouvelles mobilisations solidaires au Maroc. French Journal For Media Research, 8 (s.p.). 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