Présentation: Écouter les histoires des femmes All Rights Reserved ©, 2019 Theatre Research in Canada / Recherches théâtrales au Canada Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 5 avr. 2021 20:55 Theatre Research in Canada Recherches théâtrales au Canada Présentation: Écouter les histoires des femmes Kim Solga Volume 39, numéro 2, 2018 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1058042ar DOI : https://doi.org/10.7202/1058042ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Graduate Centre for the Study of Drama, University of Toronto ISSN 1196-1198 (imprimé) 1913-9101 (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Solga, K. (2018). Présentation: Écouter les histoires des femmes. Theatre Research in Canada / Recherches théâtrales au Canada, 39(2). https://doi.org/10.7202/1058042ar https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ https://www.erudit.org/fr/ https://www.erudit.org/fr/ https://www.erudit.org/fr/revues/tric/ https://id.erudit.org/iderudit/1058042ar https://doi.org/10.7202/1058042ar https://www.erudit.org/fr/revues/tric/2018-v39-n2-tric04442/ https://www.erudit.org/fr/revues/tric/ PRÉSENTATION 134 Hearing Women / Écouter les femmes • PP 131-137 • 2018 / 39.2 • TRIC / RTAC Écouter les histoires des femmes KIM SOLGA Au moment où je m’installe pour vous adresser ces quelques lignes, une pleine année s’est écoulée depuis que le New York Times a révélé que des allégations d’agression sexuelle s’éche- lonnant sur plusieurs décennies avaient été portées contre Harvey Weinstein, grand magnat hollywoodien. Je sais exactement combien de temps s’est écoulé parce que comme bien des femmes en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde, je suis collée au site du Times en attendant de savoir si le Sénat donnera le feu vert au candidat républicain Brett Kavanaugh pour rejoindre la Cour suprême. Kavanaugh a livré une interprétation magistrale du « Je suis un homme blanc et tout m’est dû » devant un comité judiciaire du Sénat qui s’était réuni pour l’interroger sur les accusations d’inconduite sexuelle portées contre lui ; sa performance est venue tout juste après le témoignage historique de Christine Blasey Ford lors duquel cette dernière a relaté le souvenir douloureux qu’elle a gardé de son agression aux mains de Kavanaugh pour ensuite expliquer patiemment le fonctionnement de la psychologie humaine et la façon dont le cerveau retient un traumatisme. Si vous avez suivi cette histoire, vous aussi—et je mettrais ma main au feu que c’est le cas—vous savez déjà quelles leçons on peut en tirer. Blasey Ford a été l’image même du calme absolu, et ce, malgré la nature incroyablement périlleuse de ce qu’elle s’était proposé de faire en tant que citoyenne américaine concernée, malgré aussi le risque que lui posait le fait de revivre ce traumatisme. Elle n’avait pas le choix d’agir ainsi : les femmes « hystériques » sont une cible trop facile pour les médias ; elles ne sont jamais crédibles, leurs histoires se perdent dans les effusions féminines maladroites. Kavanaugh, quant à lui, a donné libre cours à ses émotions, à un point tel que l’imitation qu’en a fait Matt Damon dans l’accroche au Saturday Night Live du 29 septembre était à peine exagérée par rapport à la prestation originale. Et pourtant…et pourtant. Au moment où je vous écris, tout indique que le récit de Kavanaugh l’emportera. (Trêve de suspens : ce fut effectivement le cas.) En tant que femme, en tant que féministe et en tant que Nord-Américaine, cette inévi- tabilité apparente m’attriste et m’enrage. Mais en tant que chercheure en théâtre féministe, je ne suis pas du tout étonnée. Étudiante au doctorat, je m’étais interrogée sur la façon dont nous avons cherché pendant des siècles à faire entrer de force dans des structures narra- tives patriarcales ce qu’ont à dire les femmes sur la violence sexuelle et conjugale ; j’en ai fait l’objet de ma thèse et le sujet de mon premier livre, Violence Against Women in Early Modern Performance: Invisible Acts. Au deuxième chapitre de cet ouvrage, je présente le scénario de viol que devaient suivre les femmes à l’époque de Shakespeare pour faire croire leur expéri- ence et convaincre les hommes respectables de leur communauté de mener une enquête. Ce scénario a été décrit en détail dans un traité de 1632 intitulé The Lawes Resolutions of Womens Rights ; l’auteur voulait ainsi aider les femmes victimes de violence à avoir l’impression qu’elles avaient une certaine mesure de pouvoir social. PRÉSENTATION 135TRIC / RTAC • 39.2 / 2018 • PP 131-137 • Hearing Women / Écouter les femmes La leçon à retenir de ce texte daté d’il y a 400 ans est la suivante : trouve un moyen de raconter ton histoire de façon à répondre aux attentes qu’ont les hommes quant aux sensations et aux apparences. (En supposant que vous n’avez pas vraiment donné votre consentement. En supposant que c’était quand même une assez grosse affaire.) Trouve un moyen d’avoir l’air respectable et crédible selon des conditions qui leur importent—parce que ce sont les seules qui comptent. Qu’est-ce que cela veut dire d’écouter—vraiment écouter—les histoires des femmes en 2018? En très peu de temps, le mouvement #metoo a galvanisé tout un pan de la population et a connu un essor incroyable. Pourtant, les événements récents à Washington en disent long non seulement sur les limites très réelles qui subsistent quant à la capacité des femmes d’exercer du pouvoir et de l’influence dans la sphère publique anglo-américaine, mais aussi sur la mesure dans laquelle les histoires des femmes (tant les témoignages de faits vécus que les preuves bien documentées—Blasey Ford offrait les deux à Washington) continuent d’être minées, dénigrées ou tout simplement ignorées. Pensons à la façon dont Jian Ghomeshi a refait surface dernièrement dans le New York Review of Books avec une réflexion personnelle sur l’expérience qu’il a vécue en étant « le premier à se faire haïr par tout le monde ». C’était là un geste calculé qu’il posait pour capitaliser sur la popularité du mouvement #metoo et son inévitable contrecoup ; or, comme l’ont fait valoir de nombreuses commentatrices, l’es- sai n’est pas une apologie. Plutôt, le texte donne à voir Ghomeshi qui raconte longuement, sur un ton de fausse modestie, comment il a vécu l’histoire et ses séquelles. Ses propos ont été publiés sur une plateforme prestigieuse alors même que les histoires déchirantes et hor- rifiantes des femmes qui l’ont accusé restent largement incomprises, leur complexité ayant été mal gérée par la partie plaignante lors du procès de 2016 qui n’a pas su leur donner un sentiment de clôture ou de justice. Alors je repose la question, mais cette fois dans mon rôle de rédactrice en chef de TRIC/ RTAC : qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire d’écouter, de manière réfléchie, avec attention et sans préjudice, les histoires des femmes? Ce numéro donne quelques réponses provisoires, je l’espère, à cette question difficile, mais ô combien urgente. Dans les pages qui suivent, vous trouverez six articles par sept chercheuses qui racontent les histoires d’un grand nombre d’au- tres femmes—des femmes d’hier et d’aujourd’hui, des femmes fictives et réelles, des femmes homosexuelles et hétéros, des femmes de couleur et des femmes blanches. Ensuite, deux autres femmes occupent les colonnes du Forum d’automne avec d’importantes nouvelles concernant notre discipline. Dans la première contribution au numéro, Laine Zisman Newman se penche sur ce qu’elle appelle l’« empressement lesbien » dans l’œuvre de Jess Dobkin, une artiste basée à Toronto. Zisman Newman nous invite à prendre conscience de l’« empressement » chez Dobkin et de nous interroger sur ce phénomène, de voir dans l’interruption de cet empressement, dans les lacunes et les silences qui composent The Magic Hour de Dobkins, l’occasion d’écouter un récit qui porte ses propres conditions d’énonciation. La deuxième contribution est signée par Yasmine Kandil et Michelle MacArthur, qui examinent Death Married My Daughter, une pièce clownesque féministe signée par Danya Buonastella et Nina Gilmour sur la mort des personnages shakespeariens Ophélie et Desdémone. Voyant le pouvoir politique « de la séduction et de la provocation » dans l’œuvre PRÉSENTATION 136 Hearing Women / Écouter les femmes • PP 131-137 • 2018 / 39.2 • TRIC / RTAC bouffonne de Buonastella et Gilmour, Kandil et MacArthur font valoir que les clowns zombie féministes de la pièce ont bien des choses à transmettre aux praticiens du théâtre de tous les milieux—à condition que nous soyons prêts à tendre l’oreille aux disparues. Deux autres contributions nous proposent d’aller à la découverte d’histoires de femmes canadiennes dans les livres et sur scène : Cathleen McKague plonge dans les archives à la suite des traces laissées par Robertson Davies alors qu’il se préparait à présenter The Taming of the Shrew dans ce que l’on considère aujourd’hui comme le style des pratiques originelles au Little Theatre de Peterborough, tandis que Shelley Scott fait un retour sur Still Stands the House, la pièce emblématique de Gwen Pharis Ringwood. McKague décrit avec soin les leçons que nous transmet la production amateure à succès de Davies sur la façon dont les praticiens canadiens ont dû tenter de concilier les techniques « britanniques » et « canadiennes » avant l’ère du Festival Stratford. Scott, quant à elle, s’intéresse à l’entrelacement d’éléments liés à la géographie, au climat et à la violence dans la représentation par Ringwood des rôles et rapports genrés à l’aune de la colonisation. Nos deux dernières contributions, signées par Kimberley McLeod et Naila Keleta- Mae, nous proposent de nous demander en tant que chercheurs comment les histoires banales que l’on se raconte au sujet de l’art qui constitue notre terrain d’enquête peuvent agir de manière insidieuse lorsqu’il s’agit de légitimer et de faire circuler les points de vue normalisés sur cet art. McLeod s’intéresse à l’humoriste Nathan Fielder et à Nathan for You, sa parodie de la télé-réalité, et fait valoir que le travail de Fielder installe un dialogue riche et complexe entre le théâtre du réel et les tropes de la télé-réalité qui nous permet d’inter- roger comment et pourquoi les critiques culturels ont implicitement hiérarchisé ces genres en tant que « valable » et « rejetable » respectivement. Quant à Keleta-Mae, cette dernière vient boucler notre sélection d’articles en proposant un survol de l’œuvre de Trey Anthony en tant que dramaturge et impresario. Dans son article, elle examine comment Anthony réussit à remplir ses salles de femmes noires en partageant fièrement et exclusivement sur scène les histoires de ces dernières. Faisant fi de reproches qu’on lui fait à l’égard de son travail (ceux-ci étant souvent nés des attentes eurocentriques de critiques blancs sur ce qui constitue du « bon » théâtre), Anthony taille une place pour les corps, les conversations et les émotions des femmes noires dans des auditoriums que la critique choisit de quitter. Ce qui fait le malheur des critiques fait le bonheur des femmes noires. Dans le Forum de ce numéro, Jill Carter fait un retour sur les cinquante ans du Centre for Drama, Theatre and Performance Studies de l’Université de Toronto, se penchant plus par- ticulièrement le travail actif du Centre en matière de décolonisation des pratiques savantes et artistiques avant de considérer les progrès qu’il reste à faire dans cette veine. Ensuite, dans ce qui deviendra, nous l’espérons, une tradition de présenter deux fois par année les tendances récentes en recherche sur le théâtre et la performance au Québec, Louise Forsyth nous propose son tout premier compte rendu de nouvelles parutions dans les revues Jeu, L’Annuaire théâtral, alt. théâtre, et aparté/arts vivants—recherche & création. Notre série habi- tuelle de critiques d’ouvrages vient clore le numéro. Neuf femmes, donc, nous offrent neuf contributions marquées par l’exploration et la critique. Inattendues, informatives, toutes différentes les unes des autres, elles vous sont fièrement présentées par l’équipe de rédaction de TRIC/RTAC, laquelle est composée de PRÉSENTATION 137TRIC / RTAC • 39.2 / 2018 • PP 131-137 • Hearing Women / Écouter les femmes sept femmes qui travaillent sans relâche : Selena Couture (responsable des comptes rendus), Allison Leadley (assistante à la rédaction), Sonya Malaborza (traductrice), Nicole Nolette (rédactrice adjointe francophone), Cassandra Silver (directrice administrative), Jessica Watkin (assistante à la rédaction) et Kim Solga (rédactrice en chef). Bonne lecture. Et n’oubliez pas d’être à l’écoute.