key: cord-296204-wlntj2ra authors: Battin, Jacques title: Pandémies: les leçons du passé date: 2020-06-04 journal: Bull Acad Natl Med DOI: 10.1016/j.banm.2020.04.015 sha: doc_id: 296204 cord_uid: wlntj2ra Résumé Depuis l’Antiquité, les pandémies frappent périodiquement l’humanité et changent le cours du monde. Les pestes d’Athènes, de Rome au temps de Galien, de Justinien et les pestes médiévales firent des millions de morts et furent suivies de famines et de bouleversements socio-politiques. La variole fut aussi un terrible fléau n’épargnant pas les cours royales. La grippe de 1917 en faisant plus de morts que la Grande Guerre précipita le déclin de l’Europe, au profit des États-Unis d’Amérique, puissance dominante au XXe siècle. La pandémie actuelle à coronavirus aura des conséquences économiques certaines et d’autres encore insoupçonnées. Summary Since Antiquity, pandemics periodically strike humanity. Plagues of Athens, galenic, justinianic, and medieval plagues provoked millions of deaths, and subsequent famines and socio-political changes. Smallpox was a scourge affecting the royal courts too. The influenza H1N1 of 1917 brought more deaths than the Great War. The decline of Europe benefited to the USA, dominant power during the XXth century. The present pandemic of coronavirus Covid-19 will have important economic consequences, some of then being unsuspected yet. Je reprends maintenant ce sujet dans le confinement strict auquel nous soumet la pandémie de coronavirus, où le temps s'est arrêté, comme suspendu, irréel, privés physiquement de ses enfants, petits-enfants et amis, mais connectés toutefois par le téléphone, la télévision et internet. Cette chapelle lazariste correspondait à un lieu de relégation des lépreux. C'était l'occasion de rappeler les fléaux subis par l'humanité [1] , dont témoignent les plus anciens écrits. Alors que la pandémie à Covid-19 n'en finit pas de mettre à mal les services de santé et causer des dizaines de milliers de morts dans le monde, le coût financier lié à l'arrêt de l'économie mondiale sera exorbitant et annonce des bouleversements mondiaux risquant de creuser encore plus d'inégalités. Les pandémies du passé nous apprennent les comportements et les conséquences géopolitiques entrainées par ces hécatombes. La première relation d'une épidémie est due à Thucydide (460-400) qui décrit la peste d'Athènes dans les chapitres 47 à 54 de La Guerre du Péloponnèse [2] . Citoyen athénien, général, puis exilé, quand il revient dans sa patrie vaincue il se fait historien de cette guerre qui avait opposé la ligue du Péloponnèse conduite par Sparte à la ligue de Délos menée par Athènes. L'historien grec suit la méthode rationnelle de son contemporain Hippocrate (460-370) de Kos dans la description du développement de l'épidémie, et de la symptomatologie, qui ferait évoquer aujourd'hui le typhus exanthématique, fléau qui fit des ravages dans les armées en guerre. J o u r n a l P r e -p r o o f La peste de Justinien au VI e siècle de notre ère est la première pandémie certaine de l'histoire humaine. Ayant débuté en 541 en Égypte, elle atteignit Byzance en 542 dans la quinzième année du règne de ce basileus. Elle est signalée à Arles en 549. Grégoire de Tours (539-594) évêque et chroniqueur du VIe siècle la mentionne. Cette pandémie s'étendit à toute l'Europe en une vingtaine de poussées jusqu'en 767. D'après l'historien byzantin Procope de Césarée, « elle était si contagieuse qu'elle manqua de peu d'emporter la totalité du genre humain ». La description des symptômes correspond à la peste et non à la variole. Procope estime la mortalité entre 5000 et 10000 par jour et au total à 300000, soit entre 40 et 50% de la population de Byzance. Les historiens disent que Byzance conserva, malgré cette épreuve, son mode de vie luxueux [5] . Il n'en demeure pas moins que les conséquences géopolitiques furent considérables [6] [7] . Justinien échouera dans son projet de reconquête de l'Italie, qui se limitera à Ravenne, où son portrait en mosaïque orne l'église San Vital. En effet, il voulait recréer l'empire romain de Constantin, mais l'affaiblissement démographique du vaste empire byzantin dut faciliter, un siècle plus tard la conquête arabo-musulmane et déplaça les échanges maritimes de la Méditerranée vers la mer du Nord. La preuve de cette pandémie a été apportée par une étude paléo-microbiologique réalisée en 2012 sur une nécropole de Bavière, à Ascheim, près de Munich, datée de 500 à 700 après J.C. où, dans la pulpe dentaire des squelettes a été identifié le bacille de Yersin, dont l'origine était non moyen-orientale, mais mongole [8] . La chute de l'empire inca questionne à son tour. S'étendant du Pérou à la Bolivie sur 3500 km du nord au sud et 800 km d'est en ouest, il était puissamment structuré. Des chercheurs ayant récolté des acariens dans les excréments des troupeaux de lamas ont établi une corrélation avec la densité humaine, qui chuta avec l'arrivée des conquistadors. Comment expliquer la soumission de 8 millions d'incas à seulement une poignée d'hommes, à peine 200 commandés par Pizzaro ? Sinon que les Incas, comme les Aztèques, auraient été fragilisés et décimés par les maladies apportées par les Espagnols, telle la variole, inconnue des amérindiens, la rougeole, la grippe... Le Moyen-Âge connut tous les fléaux. La guerre, le pire de tous, en générait d'autres. La famine, laquelle entraînait la consommation de farines contaminées par l'ergot de seigle hautement toxique par ses alcaloïdes vasoconstricteurs causant une gangrène ischémique. Ce fut le mal des ardents ou feu Saint-Antoine pendant des siècles, qui tuait ou rendait estropié [9] . La peste, « ce mal qui répand la terreur », se déclarait périodiquement. La peste noire, au milieu du XIV e siècle, fut la grande peste bien décrite par les chroniqueurs de l'époque, médecins ou non. Partie d'Asie, elle traversa la Perse, le Moyen-Orient, puis l'Europe, faisant 25 millions de morts sur une population supposée de 75 millions. La peste noire tuait jeunes et vieux. Le covid-19 est plus dangereux chez les personnes âgées et celles à risque, obèses, diabétiques, hypertendus, immunodéprimés et greffés que chez les enfants qui ont moins de récepteurs de l'enzyme de conversion de l'angiotensine 2 sur lesquels le virus se fixerait pour se multiplier dans les cellules. Ainsi, au XIV e siècle, les routes de la soie transmettaient déjà marchandises et maladies infectieuses. Les liaisons aériennes actuelles répandent ces maladies à une vitesse fulgurante. En France entre 1340 et 1440 la population avait chuté de 17 à 10 millions d'habitants, soit une perte de 41 %, revenant au niveau démographique de l'ancienne Gaule [10] . Il a été estimé d'après le registre paroissial de Givry en Saône-et-Loire que dans cette commune de 1500 habitants, entre juin et septembre 1348, il y eut 630 décès, alors que le nombre annuel était de 40, soit une mortalité quinze fois supérieure. D'autres registres donnent des taux identiques. Une autre source est trouvée dans les legs et testaments. Dans le reste de l'Europe, la mortalité due à la peste était aussi entre 30 et 50% de la population [11] . La conséquence du dépeuplement fut un persistant déséquilibre de l'économie médiévale, essentiellement agricole, une augmentation du prix du travail, des coûts et des salaires. Au détriment de la féodalité, une classe moyenne se développa qui encouragea l'industrie textile et l'accession à la mode vestimentaire. La découverte de l'Amérique du Nord en 1492 fut suivie du mouvement de colonisation par les Espagnols, les Anglais et les Français, tandis que les Portugais dans le sillage de Vasco de Gama contournaient l'Afrique, et établissaient des comptoirs dans le golfe persique, l'Inde, jusqu'au Japon. Cette effervescence devait conduire à l'éclosion de la Renaissance, idée que j'emprunte à l'auteur de Sapiens et Homo Deus [12] . L'homme moderne (au sens des historiens) succédait à l'homme médiéval soumis aux préceptes religieux. Ce fut l'essor dans les arts, l'humanisme et le début de la science avec le mathématicien Nicolas Copernic (1473-1543) et l'anatomiste André Vésale (1514-1564). La peste ne cessera pas ses incursions périodiques. Ainsi en 1585, dernière année du second mandat de maire de Bordeaux, Montaigne informait son successeur le maréchal de Matignon, gouverneur de Guyenne, qu'il fuyait la ville et se confinait dans son château pour échapper à la contamination. La grande peste de Londres, the great plague de 1665 fit près de 100.000 morts en un an, soit 20% de la population. Le médecin Sydenham en fut le témoin. La grande peste de Vienne de 1679 fit autant de morts, dont témoignent l'impressionnant ossuaire de la cathédrale Saint Étienne et la colonne de la peste élevée sur le Graben. La peste qui sévit en Provence en 1720 avait été apportée à Marseille par le navire Grand Saint-Antoine transportant des étoffes contaminées au Moyen-Orient. Il mourait 300 personnes par jour à Marseille [13] . La peste de Provence donna l'idée à Daniel Defoe (1660-1731), l'auteur de Robinson Crusoé, le naufragé confiné, journaliste souvent impécunieux, d'écrire en 1722 un Journal de la peste survenue en 1665 à Londres. Comme un reportage fondé sur ses souvenirs (il avait cinq ans), des témoignages et des récits, il décrit les comportements aberrants liés à l'enfermement, que nous appelons plus élégamment confinement, les gens se réfugiant dans les bateaux sur la Tamise, la peur de la contagion qui faisait nettoyer les pièces de monnaie, comme aujourd'hui [14] . Il relate les idées des médecins sur les délais de l'incubation, les modes de transmission. Le fanatisme religieux se retrouvera dans La Peste de Camus. Le tableau d'Antoine Gros « les pestiférés de Jaffa » de 1804, illustre la fin de l'expédition d'Égypte de Bonaparte, dont a témoigné Nicolas Desgenettes dans son Histoire médicale de l'armée d'Orient. Étant parfaitement anglophone, il avait habilement négocié avec son homologue anglais pour rapatrier nos soldats sur les vaisseaux anglais avec les précautions nécessaires pour éviter de contaminer le continent. Dans ses mémoires sur l'armée d'Orient, il fait justement remarquer qu'il faut chercher à tirer des malheurs de la guerre quelque avantage pour le genre humain. Le Covid-19 a provoqué un élan de solidarité et de générosité, qui n'était donc pas perdu. En l'année 1711, dite des quatre dauphins, succomba la descendance du vieux roi Louis XIV, de la variole et de la rougeole, virose hautement contagieuse [15] . Louis XIV eut six enfants légitimes de son union avec Marie Thérèse. Un seul survécut, le Grand Dauphin, père lui-même de trois enfants mâles. L'aîné, Louis duc de Bourgogne et héritier de la couronne, Philippe duc d'Anjou devenu en 1700 roi d'Espagne sous le nom de Philippe V, et enfin, Charles duc de Berry. Le jeune duc de Bourgogne marié à Marie-Adélaïde de Savoie depuis 1697, est père de deux enfants, le duc de Bretagne et le duc d'Anjou encore au berceau. Fait unique dans l'histoire de France, le roi a pour lui succéder un fils, deux petitsfils et deux arrières petits-fils. La fatalité va frapper terriblement le roi. Le Grand Dauphin meurt à cinquante ans de la variole. Le duc et la duchesse de Bourgogne, consciencieux et prêts à prendre la relève, sont emportés à 29 et 26 ans par la rougeole. Puis c'est encore la rougeole qui emporte le duc de Bretagne. Le petit duc d'Anjou, protégé des médecins par Madame de Ventadour en réchappe. Il ne reste à Louis XIV qu'un petit-fils Charles duc de Berry, mais celui-ci heurte à la chasse le pommeau de la selle de son cheval et meurt peu après à Marly à l'âge de 28 ans. Louis XIV voit avec angoisse se profiler la régence d'un homme qu'il ne peut souffrir, son neveu Philippe d'Orléans, fils de son frère décédé en 1701. Il n'a plus qu'un seul héritier en ligne directe, un enfant de cinq ans, son arrière-petit-fils, seul rescapé de cette incroyable hécatombe. Louis XIV meurt de gangrène en 1715 et Louis XV lui succède. Né en 1710, déclaré majeur en 1723, Louis XV mourut de la variole en 1774 [16] . Après l'inoculation recommandée par Louis XVI et les encyclopédistes, Edward Jenner permit la 1re vaccination (vaccine pour protéger de la variole) fléau déclaré éradiqué en 1980. Au XX e siècle, la pandémie de grippe à H1N1 de 1918 a été plus meurtrière que la Grande Guerre, 50 à 100 millions, 3% de la population mondiale [17] . Cette saignée démographique a sonné le déclin de l'Europe, au profit des États-Unis d'Amérique qui ont été la puissance dominante du XX e siècle. Il y eut bien d'autres fléaux dans un passé récent. Ne serait-ce que la poliomyélite tant redoutée par ses paralysies respiratoires. La dernière épidémie des années 1960, que j'ai connue dans ses formes typiques et atypiques (encéphalites de la maladie de Heine-Medin) fut à l'origine de la réanimation respiratoire chez l'adulte, l'enfant, puis le nouveau-né. La vaccination a fait disparaître la poliomyélite, ainsi que la redoutable diphtérie et le croup, les méningites à méningocoques et la méningite tuberculeuse, la rubéole et les oreillons. Enfin, pour tout savoir sur les épidémies, il suffit de se reporter à la somme que vient de publier le Professeur Didier Raoult, qui dirige à Marseille le plus grand centre consacré aux maladies infectieuses, et que le Covid-19 a hissé sur la scène internationale [18] . Alors que les récents progrès en science et particulièrement en génétique avaient suscité des critiques au nom de l'éthique et que les vaccino-sceptiques défiaient toute rationalité, l'angoisse née de la peur du Covid-19 a transformé les mentalités. Adoption du comportement intelligent des asiatiques : confinement et port généralisé de masques. Retour rationnel à la science, seule apte à trouver l'origine et les moyens de lutte efficace contre le mal, en développant les viro et séro-diagnostics, des médicaments et des vaccins anticoronavirus. L'histoire des épidémies apprend que « nihil novi sub sole », du confinement pour éviter la contagion aux rebonds épidémiques. Si l'humanité a déjà connu le pire, la vie l'a toujours emporté sur la mort. Comme après la grande peste médiévale, dans l'après Covid-19, nous vivrons dans un autre monde, un nouveau monde, que nous pouvons espérer meilleur que celui qui s'achève. Vie et mort des épidémies Evidence for louse-transmitted diseases in solders of Napoleon's Grand Army in Vilnius La peste antonine dans l'empire romain, ses conséquences Comment Byzance se releva de la peste Les conséquences de la peste de Justinien dans l'Illyricum. Actes du XIIIe congrès international d'archéologie chrétienne, édit. N. Cambi et E. Marin, cita del Vaticano Plague and the end of Antiquity ; The pandemic of 541-750 Yersinia pestis DNA from skeletal remains from the 6th century AD reveals insights into justinianic plague Entre médecine et religion. Des saints intercesseurs à l'ordre hospitalier des Antonins Pestes et épidémies au Moyen-Âge Les hommes et la peste en France, dans les pays européens et méditerranéens Nous sommes dans un vortex historique Jacques Daviel, chirurgien de la peste Journal de l'année de la peste, traduit par Francis Ledoux, préface d'Henri Mollaret L'année des quatre dauphins Le Bien-Aimé se meurt. Louis XV, le malade et ses médecins La grande grippe-1918. La pire épidémie du siècle De la grippe aviaire au Covid-19