Microsoft Word - justice comm vs indus CJLS_SERVAL 1 Article accepté aux fins de publication. Il sera présenté sous une forme révisée, à la suite de l’évaluation des pairs ou de suggestions rédactionnelles de la part de Cambridge University Press, dans la Revue Canadienne Droit et Société/Canadian Journal of Law &Society publiée par Cambridge University Press, et sera accompagné d’un avis de droit d’auteur au nom du détenteur de ce droit (Cambridge University Press ou l’organisme parrain, le cas échéant). Renseignements bibliographiques : FirstView Article/ September 2015, pp 1 - 23 DOI: 10.1017/cls.2015.22, Published online: 14 September 2015 Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0829320115000228 2 Une justice plus commerciale qu’industrielle ? - Comparaison des attentes d’une « bonne justice » en Suisse1 1. Introduction : L’administration2 de la sphère judiciaire est indissociable de ses activités juridiques 3. En effet, les modes de gestion de la justice en tant qu’organisation 4 influencent inévitablement le travail des différents acteurs du tribunal 5 , et in fine la qualité de la justice. Il est donc essentiel d’étudier l’introduction de logiques et d’instruments managériaux au sein du 3ème pouvoir, marqué par une forte présence de professionnels (juges, juristes plus généralement) qui ne sont pas forcément ouverts à ces méthodes6. De plus, les techniques managériales ont tendance à « déspécifier » la justice, la faisant passer d’une institution dont le fonctionnement était « distancié », « à part »7 à une organisation qui est censée tenir des délais8 ou encore être prévisible9, avec comme corollaire un impact profond sur les attentes auxquelles le pouvoir judiciaire doit faire face de la part de ses différentes parties prenantes (citoyens, justiciables, avocats, médias, etc.). S’il est vrai que la célérité et les délais constituent une préoccupation judiciaire depuis le début de la modernité10, il y a aujourd’hui une volonté d’accélérer le temps par des procédures plus rapides et plus simples 11 suite au nombre croissant d’affaires que doit traiter l’institution. En outre, on observe une emprise managériale croissante sur le 3ème pouvoir, l’attention portée à la gestion, ainsi que la légitimité qui en découle, ayant énormément cru ces dernières années. Ce mouvement de fond risque de fortement transformer 1 Cet article est une contribution du projet « justizforschung » soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Pour plus d’informations, veuillez consulter : www.justizforschung.ch 2 Les termes “administration”, “gestion” et “management” de la justice seront utilisés comme des synonymes et s’entendent, à distinguo des activités juridiques du tribunal, comme l’ensemble des méthodes et techniques touchant la conduite stratégique des tribunaux (stratégie, objectifs, systèmes d’évaluation et controlling), l’organisation (structure, répartition des tâches, définition des responsabilités, charge de travail, système qualité), la gestion des ressources supportant l’activité juridique (ressources humaines, financières, informations, bâtiments, etc.) ainsi que l’administration opérationnelle des activités d’un Tribunal (par ex. convocation, organisation des audiences, etc.) -Lienhard, A., D. Kettiger and D. Winkler (2012). "Status of Court Management in Switzerland." International Journal For Court Administration(Special Issue): 41-67. 3 Philip LANGBROEK, «Towards a socially responsive judiciary? Judicial independence and accountability in the constitutional contexts of Italy, the USA and Netherlands», in Benoît FRYDMAN et Emmanuel JEULAND, Le nouveau management de la justice et l'indépendance des juges, Paris: Dailloz, 2011, p. 63-86. 4 Évelyne SERVERIN, «Comment l'esprit du management est venu à l'administration de la justice», in Benoît FRYDMAN et Emmanuel JEULAND, Le nouveau management de la justice et l'indépendance des juges, Paris: Dalloz, 2011, p. 37-54. 5 Loïc CADIET, «La théorie du procès et le nouveau management de la justice: processus et procédure», in Benoît FRYDMAN et Eammanuel JEULAND, op.cit., p. 111-129. 6 -Bezes, P., D. Demazière, T. Le Bianic, C. Paradeise, R. Normand, D. Benamouzig, F. Pierru and J. Evetts (2011). "New Public Management et professions dans l’État: au-delà des oppositions, quelles recompositions?" Sociologie du travail 53(3): 293-348. 7 -Jean, J.-P. (2000). Justice. Quels modes d'administration et d'évaluation pour un service public complexe qui doit rendre des décisions en toute indépendance? Deveoping a Public Administration Perspective on Judicial Systems in Europe. M. Fabri and P. Langbroek. Amsterdam, IOS Press. 14: 47-59. 8 Cécile VIGOUR, «Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques», Droit et Société, 63, (2), 2006, p. 425-455. 9 Soraya AMRANI-MEKKI, «Le principe de célérité», Revue française d’administration publique, 125, (1), 2008, p. 43-53. 10 -Beccaria, C. (2009). Dei delitti e delle pene (1764), ENS Editions. 11 Tchakaloff, Christophe cité par -Fabri, M. and P. Langbroek (2000). Deveoping a Public Administration Perspective on Judicial Systems in Europe. The challenge of change for judicial systems: developing a public administration perspective. M. Fabri and P. Langbroek. Amsterdam, IOS Press. 14: 1-20. 3 la culture 12 du pouvoir judiciaire, jusqu’ici peu étudiée 13 et d’entrainer une complexification des valeurs de ce dernier. De plus, l’hyper-bureaucratisation du droit et l’exacerbation de sa « rationalité formelle » au sens de Weber 14 pourrait compromettre le respect de certaines valeurs fondamentales pour le droit moderne. La nouvelle manière de penser en termes de coûts, performance et résultats a même fait dire à Knoepfel15 en 1995 -soit au début de l’introduction de la Nouvelle Gestion Publique (NGP) en Suisse- que la tradition démocratique helvétique serait ébranlée si la (NGP) était introduite dans tous les secteurs de l’administration. Au sein du pouvoir judiciaire, où les magistrats sont en règle générale élus par le parlement cantonal ou par le peuple, on peut raisonnablement penser que ces derniers adapteront leurs comportements afin de mieux répondre aux attentes de ceux qui les élisent, tout en défendant leurs valeurs professionnelles. Selon Fabri et Langbroek (2000), les professionnels de la justice au niveau européen sont confrontés à l’introduction de nouvelles valeurs organisationnelles suite à l’arrivée de la NGP, des valeurs que les politiciens sont prêts à soutenir si elles contribuent à une efficacité accrue de l’appareil judiciaire (« value for money)16. Si ces nouvelles valeurs et modalités de gestion n’ont pas pour vocation de changer les finalités de la justice, elles peuvent influencer les fondements de sa légitimité et les qualités attendues d’une « bonne justice », en déplaçant par exemple le centre de l’attention (des professionnels) vers des notions telles que l’efficacité et l’efficience jusqu’ici peu usuelles dans les tribunaux. Tout un pan de la littérature disserte d’ailleurs sur le trade off entre les valeurs constitutionnelles d’indépendance et d’impartialité d’une part, et leur obligation d’ « accountability »17 et d’efficience18 d’autre part, mises en avant par la NGP. D’autres auteurs soulignent le risque de déplacement des buts d’une organisation, lorsque des outils (par ex. informatiques) permettant d’implémenter les principes de la NGP sont introduits19. Des juges estiment même que la pression liée à la productivité serait incompatible avec 12 Nous comprenons ici la culture organisationnelle comme'un système de perceptions, de significations et de croyances au sujet de l'organisation qui facilite la création de sens commun parmi un groupe de personnes partageant des expériences communes et qui guide le comportement individuel au travail » : -Bloor, G. and P. Dawson (1994). "Understanding Professional Culture in Organizational Context." Organization Studies 15(2): 275- 295., p. 276. 13 Hormis certaines études principalement américaines: -Church, T. W. (1985). "Examining Local Legal Culture." American Bar Foundation Research Journal 10(3): 449-518, -Ostrom, B., C. Ostrom, R. Hanson and M. Kleiman (2005). The Mosaic of Institutional Culture and Performance: Trial Courts as Organizations. Philadelphia, Temple university Press, -Brown, K. J. (2006). Court Culture: Measuring and Analysing the Impact of Judicial/Administrative Culture in the 16th Judicial Circuit Court. Kansas City, Missouri, Institute for Court Management, -Lepore, L., C. Metallo and R. Agrifoglio (2012). Court management in the Justice System: A Performance Evaluation Model. EGPA. Bergen, Norway. 14 -Weber, M. (1995). Economie et société (1921). Paris, Pocket. 15 -Knoepfel, P. (1995). New Public Management: Vorprogrammierte Enttäuschungen oder politische Flurschäden?–Eine Kritik aus der Sicht der Politikanalyse. Umbruch in Politik und Verwaltung. Ansichten und Erfahrungen zum New Public Management in der Schweiz. T. Hablützel, T. Haldemann, K. Schedler and K. Schwaar. Bern, Haupt: 453-470. 16 -Fabri, M. and P. Langbroek (2000). Deveoping a Public Administration Perspective on Judicial Systems in Europe. The challenge of change for judicial systems: developing a public administration perspective. M. Fabri and P. Langbroek. Amsterdam, IOS Press. 14: 1-20. 17 (Schmitt, 1928 ; Kägi, 1937 ; Vile, 1967 ; Shapiro, 1981) 18 -Conseil De L’europe (2010). "Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités ". 19 -Contini, F. (2000). Reinventing the Docket, Discovering the Database. The Divergent Adoption of Information Technology in the Italian Judicial Offices. Deveoping a Public Administration Perspective on Judicial Systems in Europe. M. Fabri and P. Langbroek. Amsterdam, IOS Press. 14: 253-267. 4 la fonction de juger une affaire complexe et parlent de « sous-justice à la chaîne »20 en évoquant certaines pratiques pénales simplifiées. Avant d’analyser l’étendue des phénomènes ci-dessus au sein de la justice suisse par l’entremise de la notion de « bonne justice »21, il convient de définir succinctement la NGP et la place que celle-ci occupe au sein du pouvoir judiciaire helvétique. Depuis le début des années 1990, le courant de la NGP a beaucoup influencé les pratiques de management au sein de l’administration, au niveau international. Les idées essentielles caractérisant ce mouvement, largement importées du monde commercial, et destinées à améliorer l’efficience et l’efficacité des administrations publiques comprennent entre autres : les contrats de prestations, l’orientation client et les systèmes qualité, ainsi qu’une gestion des ressources humaines tournée vers la performance et le développement des compétences. Cette déferlante a également fini par atteindre les organisations judiciaires helvétiques 22 (ainsi qu’au Canada d’ailleurs) 23 , avec un retard d’une décennie environ par rapport aux premières expérimentations menées dans les autres services de l’Etat24. Le point de départ des récentes réformes de la justice date de la modification de la Constitution de 1999. Le but était alors d’unifier les procédures civile et pénale, et de par l’obligation faite aux cantons d’instituer des autorités de recours, d’alléger la charge du Tribunal Fédéral (TF), ultime instance de recours. L’Arrêté fédéral du 8 octobre 199925 prévoit par exemple de limiter la possibilité de faire appel au TF à une valeur litigieuse minimale ainsi qu’ « une procédure simplifiée pour les recours manifestement infondés ». Des mesures ont également été prises dans le but de diminuer les dépenses des cantons liées à la justice, comme la possibilité d’instituer des autorités judiciaires communes26, tout en laissant à ces derniers le soin d’organiser et d’administrer la justice comme ils l’entendent. Jusqu’à présent, les principes de la nouvelle gestion publique ont été testés dans les tribunaux bernois mais il s’agit plus d’une exception, la grande majorité des cours du pays ayant décidé de ne pas appliquer de tels préceptes27, indiquant une première résistance à cette approche. A bien des égards, la NGP s’est développée comme une critique des principes de l’administration bureaucratique28). Elle propose des instruments et techniques qui véhiculent des nouvelles valeurs et peuvent engendrer un véritable chamboulement culturel : si l’on suit sa logique, les tribunaux devraient adopter une culture plus commerciale, axée sur le leadership, la prise de risque, l’orientation 20 -Jean, J.-P. Ibid.Justice. Quels modes d'administration et d'évaluation pour un service public complexe qui doit rendre des décisions en toute indépendance?: 47-59. 21 Nous utilisons la notion de « bonne justice » afin d’estimer l’importance que les valeurs managériales prennent au sein de la justice suisse de nos jours. Cela ne signifie pas que la NGP changera inévitablement les finalités de la justice. Par contre, nous pensons qu’une analyse de la proportion que les arguments liés au management prennent dans le discours des acteurs de la justice quand ils sont interrogés sur la finalité de celle-ci nous donne un bon aperçu de la prégnance de la NGP dans la justice. 22 David GIAUQUE et Yves EMERY, Repenser la gestion publique, Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, «coll. Le savoir suisse», 2008. 23 -Fortier, I. (2010). "La modernisation de l’État québécois : la gouvernance démocratique à l’épreuve des enjeux du managérialisme." Nouvelles pratiques sociales 22(2): 35-50. 24 Daniel KETTIGER, Wirkungsorientierte Verwaltungsführung in der Justiz, Bern: Société suisse des sciences administratives, 2003. 25Art. 191, ASSEMBLÉE FEDERALE, «Arrêté fédéral relatif à la réforme de la justice», Assemblée fédérale de la Confédération suisse, 1999, p. 3148-3150. 26 Art. 191b, al. 2, ibid. 27 Andreas LIENHARD, Daniel KETTIGER et Daniela WINKLER, «Status of Court Management in Switzerland», op.cit. 28 -Bezes, P. (2007). "Construire des bureaucraties wébériennes à l'ère du New Public Management?" Critique internationale 35(2): 9-29. 5 vers les résultats et la concurrence comme sources d’innovations organisationnelles29. A priori, ces nouvelles tendances ne correspondent pas vraiment au fonctionnement des tribunaux, posant la question fondamentale de leur cohabitation avec les principes et valeurs qui sont les fondements du pouvoir judiciaire et des professionnels qui y œuvrent, la NGP cherchant à « susciter l’adhésion des professionnels aux cultures internes des organisations »30. Ceci d’autant plus que la résistance au changement de la part des magistrats se renforce lorsque les réformes sont orientées vers des questions managériales qui leurs échappent31. Néanmoins, ce ne sont pas uniquement les juges qui sont affectés par les méthodes managériales mais bien l’ensemble des acteurs du pouvoir judiciaire. Ainsi, le but de cet article est d’identifier les qualités d’une bonne justice en Suisse, telles que définies par les différents acteurs qui forment le tribunal au sens large (juges, gestionnaires de tribunaux, avocats, journalistes, politiciens) et de vérifier si ces qualités peuvent coexister avec les valeurs véhiculées par le monde managérial (NGP), le cas échéant d’évaluer la manière dont elles cohabitent (hybridation, dominance des unes sur les autres etc.). Ce questionnement se justifie d’autant plus que les politiques qui tentent d’implanter des réformes liées aux doctrines et philosophies de la NGP font l’objet de contestations et de mobilisations collectives dans de nombreux secteurs dont la justice32. Pour ce faire, nous avons défini trois questions de recherche : • Quelles sont les attentes principales auxquelles se réfèrent différents groupes d’acteurs lorsqu’ils évoquent ce que représente pour eux une bonne justice ? • Les juges avec responsabilité managériale 33 ont-ils les mêmes attentes envers une bonne justice que leurs collègues exempts de tâches de gestion ? • A quels univers valoriels ces juges font-ils appel lorsqu’ils décrivent la notion de bonne justice? Tout d’abord nous abordons les relations entre justice et société, avant de nous concentrer sur le rapport relation entre justice et management. Nous présentons ensuite les arguments évoqués par les acteurs de la justice suisse lors d’un programme d’interviews réalisés au cours de l’année 2013, afin d’en extraire les attentes principales pouvant être associées à la notion de bonne justice ainsi que leur compatibilité éventuelle avec un management « moderne » des tribunaux. 29 Janet V. DENHARDT et Robert B. DENHARDT, The New Public Service : Serving, Not Steering, Armonk, NY: M.E.Sharpe, 2003. 30 -Bezes, P., D. Demazière, T. Le Bianic, C. Paradeise, R. Normand, D. Benamouzig, F. Pierru and J. Evetts (2011). "New Public Management et professions dans l’État: au-delà des oppositions, quelles recompositions?" Sociologie du travail 53(3): 293-348., p.312 31 Nadia CARBONI, «Il New Public Management nel Settore Giudiziario», 2012, p. 5-14. 32 -Bezes, P., D. Demazière, T. Le Bianic, C. Paradeise, R. Normand, D. Benamouzig, F. Pierru and J. Evetts (2011). "New Public Management et professions dans l’État: au-delà des oppositions, quelles recompositions?" Sociologie du travail 53(3): 293-348. 33 Le juge est considéré comme ayant une responsabilité managériale s’il avait des responsabilités de gestion dans le poste qu’il occupait lorsque l’entretien a été mené, ou dans une précédente fonction. Par responsabilités de gestion, on entend toute responsabilité autre que juridique assumée par un juge au sein du tribunal. Il s’agit principalement des premiers présidents qui assument la direction générale du tribunal ou les juges qui siègent dans les diverses commissions d’administration/gestion des autorités judiciaires. Parmi les rôles attribués à ces commissions: l’affectation des juges suppléants aux différentes cours, l’adoption du projet de budget et des comptes, l’engagement de greffiers, la gestion de la formation continue du personnel etc. 6 2. Revue de littérature 2.1 Société et attentes vis-à-vis de la justice Le droit est inextricablement lié à la société dans laquelle il évolue puisqu’il découle du politique et confère une légitimité « aux aspirations et aux valeurs de la société »34. De plus, les jugements sont l’un des moyens qu’un système gouvernemental, et par extension la société dans laquelle il évolue, possèdent pour affirmer leurs valeurs centrales35. Ce lien entre droit et société impacte certainement le fonctionnement de la justice. Il est donc utile de s’intéresser aux différentes conceptions sociétales de la qualité d’une bonne justice même s’il paraît extrêmement difficile d’arriver à un consensus concernant les objectifs assignés au système judiciaire ou les facteurs qui déterminent sa performance36. Bien que l’importance croissante du juridique soit vue comme « un des événements marquants de la vie de toutes les sociétés démocratiques ces dernières années »37, un manque de recherche se fait sentir en Suisse, mais aussi à l’étranger, au sujet de l’interaction entre le fonctionnement du système judiciaire et la société. Ce vide n’est pas anodin car la légitimité du management de la justice est mise en doute puisque celui-ci ne se préoccupe pas de principes fondamentaux des ordres juridiques tels que la liberté, l’égalité et la solidarité et prolifère sans contrôle démocratique 38 . De nouvelles approches basées sur des évaluations qualitatives ou systémiques apparaissent donc pour éviter les excès de la rationalité managériale39, l’application stricte des règles d’économie de marché au système judiciaire pâtissant déjà d’un certain désenchantement40. De nos jours, les citoyens estiment avoir droit non seulement à une bonne justice mais également à son bon fonctionnement41, la bonne justice étant associée autant à sa finalité stricto-sensu qu’à son bon fonctionnement. La justice doit dorénavant conquérir une certaine légitimité 42 car l’opinion publique ne considère plus l’autorité et les institutions judiciaires traditionnelles comme allant de soi43. L’accentuation de l’attention médiatique portée à la justice 44 a par exemple rendu le juge publiquement responsable de son travail, ce dernier devant parfois justifier son éthique et sa performance45. Une « bonne » justice semble ainsi devoir montrer un certain nombre de qualités. Des travaux de recherche de la première moitié du 20ème siècle font déjà ressortir une tendance à propos 34 Luzius MADER, «Introduction», in Andreas LADNER, Jean-Loup CHAPPELET, Yves EMERY, Peter KNOEPFEL, Luzius MADER, Nils SOGUEL et Frédéric VARONE, Manuel d'administration publique suisse, Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, 2013, p. 217. 35 James SPIGELMAN, «Judicial accountability and performance indicators», Civil Justice Quarterly, 21, 2002, p. 18. 36 Eric ALT et Marie-Astrid LE THEULE, «La justice aux prises avec l'éthique et la performance», Pyramides, 22, 2012, p. 137-159. 37 Antoine GARAPON, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris: Odile Jacob, 2000, p.225. 38 Benoît FRYDMAN, «Le management comme alternative à la procédure», in Benoît FRYDMAN et Emmanuel JEULAND, Le nouveau management et l'indépendance des juges, Paris: Dailloz, 2011, p. 101-110. 39 ALT et LE THEULE, op.cit. 40 Philip LANGBROEK, «La réorganisation du système judiciaire des Pays-Bas», Revue française d’administration publique, 125, (1), 2008, p. 67-79. 41 VIGOUR, op.cit. 42 Ibid. 43 Arie-Jan KWAK, «Legal professionals under pressure: Legal professional ideology and New Public Management», in Mirko NOORDERGRAAF et Bram STEIJN, Professionals under Pressure: The Reconfiguration of Professional Work in Changing Public Services, Amsterdam: Amsterdam University Press, «Care & Welfare», 2013, p. 91-107. 44 Antoine VAUCHEZ, «Le chiffre dans le "gouvernement" de la justice», Revue française d’administration publique, 125, (1), 2008, p. 111-120; Philip LANGBROEK, «Towards a socially responsive judiciary? Judicial independence and accountability in the constitutional contexts of Italy, the USA and Netherlands», in Benoît FRYDMAN et Emmanuel JEULAND, op.cit., p. 63-86. 45 ALT et LE THEULE, op.cit. 7 des préoccupations concernant la justice suisse qui semble assez proche de celle que nous connaissons aujourd’hui, particulièrement au sujet de son activité juridique46. Ainsi, en 1907, Chessex47 parle d’un « état désastreux » du système judiciaire et du désir de réforme de certains, car une bonne organisation de la justice est « pour un pays un élément essentiel de vitalité ». En termes de compétences, il ne réclame pas de capacités managériales mais demande que l’on rende obligatoires les « connaissances juridiques »48 pour tous les juges. Il parle aussi du pouvoir d’appréciation dont les tribunaux ne devraient pas abuser car « un Code doit poser des règles fixes, afin que les justiciables y trouvent les renseignements désirés et que les Tribunaux ne soient pas tentés de dépasser leurs compétences »49. L’auteur dit plus loin que, suite au développement du canton (de Vaud), les moyens à disposition pour régler les différends ne suffisent plus car « vu la complexité des faits, la variété des procès, les juges et les parties demandent à être mieux renseignés »50. Un autre exemple nous est fourni en 1943 par Hofmann qui affirme, en parlant du système de recours « qu’il convient d’une part d’assurer aux justiciables un maximum de garanties contre les erreurs et les irrégularités du juge » mais aussi qu’il est « pratiquement nécessaire d’autre part, de ne pas surcharger de travail les tribunaux de seconde instance » 51. La différence majeure avec les demandes faites de nos jours au système judiciaire est l’absence de référence directe à l’efficience52 et à une justice orientée vers les résultats ou les clients alors que ces principes sont aujourd’hui à la base de la légitimité de l’Etat et doivent même être « ancrés expressément au niveau constitutionnel »53. Mais qu’en est-il de la réaction des juges face à cette évolution ? De manière générale, les magistrats suisses estiment que leur liberté s’est vue renforcée ces dernières années grâce à une plus grande autonomie dans la gestion administrative des tribunaux54, alors que normalement la tradition suisse accorde une souveraineté minimale au pouvoir judiciaire dans l’administration de la justice 55 . Cependant, la récession économique a transféré l’attention vers l’efficience de la justice, la simplification des procédures en est un exemple criant56. Dans cette optique, les organisations du pouvoir judiciaire introduisent un peu partout différents systèmes de management, en partant de l’idée qu’elles sont des fournisseurs de service57. Toutefois, le travail des juges n’est pour l’instant évalué que de manière informelle en Suisse58. 46 André VALLOTTON, «Excès de pouvoir et déni de justice: Etude comparative de la jurisprudence du Conseil d'Etat français et du Tribunal fédéral suisse», Université de Lausanne, Thèse de Licence et de Doctorat, 1954. 47 Lucien CHESSEX, «Du recours en réforme en Droit Vaudois», Université de Lausanne, Thèse de Doctorat, 1907, p.149. 48 Id., p.151. 49 Id., p.155. 50 Id., p.156. 51 Pierre HOFMANN, «Le recours en nullité de la procédure civile vaudoise: étude théorique et pratique», Université de Lausanne, Thèse de Doctorat, 1943, p.226. 52 Nous entendons dans cet article la notion d’efficience et d’efficacité comme « une justice qui doit utiliser ses ressources avec parcimonie et en retirer le plus grand bénéfice possible », voir annexe 1. 53 Andreas LIENHARD, «Droit constitutionnel et administratif», in Andreas LADNER, Jean-Loup CHAPPELET, Yves EMERY, Peter KNOEPFEL, Luzius MADER, Nils SOGUEL et Frédéric VARONE, Manuel d'administration publique suisse, Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, 2013, p. 224. 54 Regina KIENER, «Judicial Independence in Switzerland», in Anja SEIBERT-FOHR, Judicial Independence in Transition, Heidelberg: Springer, «Beiträge zum ausländischen öffentlichen Recht und Völkerrecht», 2012, p. 403-445. 55 Etienne POLTIER, «L'organisation et le fonctionnement interne de l'ordre judiciaire et des tribunaux», Pratique Juridique Actuelle, 2011, p. 1017-1036. 56 Frans VAN DIJK et Horatius DUMBRAVA, «Judiciary In Times Of Scarcity: Retrenchment And Reform», International Journal For Court Administration, 5, (1), 2013, p. 15-24. 57 A. Lienhard, «Oberaufsicht und Justizmanagement», Justice, (1), 2009, p. 1-21. 58 -(Ccje), C. C. D. J. E. (2014). Avis no 17 (2014) sur l'évaluation du travail des juges, la qualité de la justice et le respect de l'indépendance judiciaire. Strasbourg, Conseil de l'Europe. 8 2.2 Le management peut-il être au service de la justice ? Le management pourrait contribuer à la légitimité des juges, et par extension à celle de la justice. Il est même considéré par certains comme un des éléments les plus prometteurs parmi les efforts entrepris pour donner une nouvelle orientation de la justice envers la société59, les bons jugements n’étant plus suffisants à légitimer le système judiciaire60. Pour autant, il ne doit pas être appliqué uniquement pour répondre à des impératifs financiers61. On observe malgré tout une importance croissante des chiffres dans la justice. Les tribunaux publient régulièrement des résultats de performance car ils se doivent d’être des organisations « ouvertes », orientées vers l’extérieur62 et totalement transparentes envers les médias 63 . A Genève par exemple, le Procureur Général, qui est également le président de la commission de gestion du pouvoir judiciaire, rend compte chaque année de la situation de ce dernier à la presse en articulant, entre autres, des chiffres concernant l’évolution des charges de fonctionnement, les revenus, le nombre d’affaires traitées et les postes permanents64. Ceci fait dire à Marti qu’ «avec une mentalité commerciale, le pouvoir judiciaire se sent obligé de démontrer qu’il ne coûte rien au contribuable, mais qu’il rapporte à la collectivité autant qu’il coûte »65 Poussé à son paroxysme, le managérialisme consiste à introduire des outils de management « pour eux-mêmes en en perdant précisément le sens » 66 , alors que le but de la managérialisation des organisations publiques devrait être, au contraire, de re-légitimer ces dernières67. Le résultat de la maximisation de l’efficience, qui tente de satisfaire le justiciable-utilisateur, en focalisant trop sur la manière d’atteindre les résultats au dépend de l’efficacité, serait une perte de crédibilité vis-à-vis des citoyens pour qui la « caractéristique fondamentale de l’action publique (est) la défense de l’intérêt public »68. Il faudrait donc se concentrer sur l’efficacité, soit satisfaire les besoins du citoyen en termes d’accès aux tribunaux par exemple, au lieu de se centrer sur l’efficience, ce qui apporterait une légitimité supplémentaire à la justice69. Actuellement, il semble que la tendance soit à l’inverse70 dans la justice71, l’efficacité étant trop difficile à mesurer, ce qui entraîne une « perte de pouvoir des professionnels vis-à-vis de l’administration »72. Aux Etats-Unis par exemple, le juge est évalué tant sur la qualité de sa décision que sur les modalités 59 C. Tchakaloff cité par -Fabri, M. and P. Langbroek (2000). Deveoping a Public Administration Perspective on Judicial Systems in Europe. The challenge of change for judicial systems: developing a public administration perspective. M. Fabri and P. Langbroek. Amsterdam, IOS Press. 14: 1-20. 60 -Langbroek, P. Ibid.Reinventing the Least Dangerous Branch of Government: Judicial Independence and the Accountability for the Administration of Justice, Courts and Judges in the Netherlands: 111-123. 61 Catherine LABRUSSE-RIOU, «Management et statuts d'indépendance: d'un service public - la justice - à d'autres - les hôpitaux et l'université», in Benoît FRYDMAN et Emmanuel JEULAND, Le nouveau management et l'indépendance des juges, Paris: Dalloz, 2011, p. 141-155. 62 NATIONAL CENTER FOR STATE COURTS, «The International Framework for court excellence, 2nd edition», Journal, 2013, 66. 63 GARAPON, op.cit. 64 -Derouand, V. (29.04.2014). Communiqué de presse de la commission de gestion: Compte rendu d'activité du pouvoir judiciaire en 2013. Disponible sur http://ge.ch/justice/publications, dernier accès le 27.02.2015. 65 -Marti, A. (2012). Histoire de l'organisation judiciaire 1814-2010. Genève, Copymédia., p.320. 66 BERNARD, DRUMAUX et MATTIJS, op.cit, p.26. 67 Ibid. 68 David GIAUQUE et Daniel J. CARON, «L'identité des agents publics à la croisée des chemins : de nouveaux défis pour les administrations publiques», Reforming the public sector : what about the citizens ?, Bern, 31.08/03.09 2005, p.2. 69 Laurence DUMOULIN, «Le recours aux experts, un mode de rationalisation des pratiques judiciaires?», Politique et Management Public, 23, (3), 2005, p. 145-159. 70 Bien qu’efficacité et efficience peuvent se concevoir comme étant imbriquées, les utilisateurs de la justice exigeant son efficience afin d’être satisfaits selon -Fierro, H. F. (2003). Courts, justice and efficiency: a socio-legal study of economic rationality in adjudication. Portland, Hart Publishing. 71 SERVERIN, op.cit., p. 37-54. 72 Cécile VIGOUR, «Ethos et légitimité professionnels à l’épreuve d’une approche managériale: le cas de la justice belge», Sociologie du travail, 50, (1), 2008, p. 87. 9 avec lesquelles il conduit l’affaire 73 . Au Pays-Bas, la pression des résultats serait à la base du phénomène qui voit des magistrats négliger la formation continue 74 . Piraux et Bernard75 pensent même que des dérives sont inévitables, certains juges essayant de « plaire » aux gestionnaires d’une manière ou d’une autre76, leur travail étant souvent évalué sur des critères quantitatifs uniquement. La légitimité de la justice ne dépend donc plus de critères purement juridiques mais bien d’un arbitrage permanent entre ces derniers et un souci d’efficacité77. La nouvelle gestion des tribunaux n’a d’ailleurs plus seulement comme ambition d’améliorer le rendement mais aussi la qualité des services et prestations fournis. Le management dans la justice va donc au-delà d’une simple technique, c’est une nouvelle logique 78 qui véhicule une culture portée par de nouvelles valeurs et attentes, voire de nouvelles sphères de légitimation au sens de Boltanski & Thévenot79 comme nous le verrons plus loin. On en veut pour preuve la fréquente substitution du terme justiciable par celui de client80. Toutefois, si l’on décide d’administrer la justice par les normes et les indicateurs, cela risque de modifier le rapport homme-travail, voire l’éthique même du travail juridique 81 . Il y aurait une dichotomie entre une manière d’évaluer la justice en fonction de sa mission de service public (accessibilité82, impartialité, célérité, égalité des armes) et en fonction de logiques managériales issues de la NGP qui la considère comme un processus de production (où on mesurera les coûts, les moyens, l’activité, la performance)83. Dans le premier cas, on prend en compte principalement le « processus » juridique, alors que dans le second c’est plutôt le travail des magistrats qui est analysé. Le problème est qu’il est impossible d’estimer correctement la qualité d’un processus de production sans évaluer son résultat en fonction de son but premier : en l’occurrence la mission de service public. Ces deux logiques sont donc indissociables l’une de l’autre, mais sont-elles vraiment compatibles ? Certains auteurs parlent d’ « aspects fondamentaux » lorsqu’ils évoquent des valeurs civiques comme l’indépendance de la justice, alors qu’ils relèguent les aspects managériaux des cours, comme l’efficience dans le traitement des affaires, au titre d’ « aspects secondaires » 84 . En effet, des paramètres tels que la productivité, l’efficience, le retour sur investissement etc., ne sont pas courants dans la logique judiciaire. Il sera donc pertinent de vérifier si la rencontre de ces aspects provoquera un choc culturel comme ce fut le cas dans d’autres services publics85, et/ou la transformation de l’éthos des professionnels de la justice86. Certains parlent même d’antagonisme entre efficience et justice, 73 CARBONI, op.cit. 74 LANGBROEK, «La réorganisation du système judiciaire des Pays-Bas», op.cit. 75 Alexandre PIRAUX et Benoît BERNARD, «Peut-on gérer la justice? Entre responsabilité et indépendance», Pyramides, 11, 2006, p. 9-18. 76 Jan MATTIJS, «Implications managériales de l'indépendance de la justice», Pyramides, 11, 2006, p. 65-102. 77 CADIET, op.cit., p. 111-129. 78 FRYDMAN, op.cit., p. 101-110. 79 Luc BOLTANSKI et Laurent THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris: Gallimard, 1991. 80 Joël HUBIN, «Entre efficience et efficacité. Mesures et démesures de la charge de travail des juges. Commentaires de l'article 352 bis du Code judiciaire.», Pyramides, 12, 2006, p. 17-146. 81 FRYDMAN, op.cit., p. 101-110. 82 Il faut comprendre la notion d’accessibilité de la justice tant du point de vue financier que géographique, il s’agit que les tribunaux soient situés à proximité des citoyens qui en ont besoin et soient abordables financièrement, voir annexe 1. 83 DUMOULIN, op.cit; SERVERIN, op.cit., p. 37-54. 84 LIENHARD, KETTIGER et WINKLER, «Status of Court Management in Switzerland», op.cit, p.13. 85 GIAUQUE et EMERY, «Repenser la gestion publique», op.cit ; Giseline RONDEAUX, «Identification organisationnelle et changement : le New Public Management à l'épreuve des logiques identitaires », Université de Liège, HEC, Thèse de Doctorat, 2011. 86 VIGOUR, «Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques», op.cit. 10 arguant que la vie judiciaire est maintenant plus centrée sur l’efficience que sur la manière dont les organisations et les relations sociales en son sein fonctionnent87. Les résistances culturelles à la managérialisation des tribunaux risquent en effet de créer des tensions, particulièrement si les changements sont imposés de l’extérieur en faisant peu de cas des valeurs de l’institution, ce qui pourrait créer des dilemmes moraux et augmenter le stress professionnel88. Afin d’évaluer cela, il faut se demander si les qualités recherchées d’une bonne justice peuvent cohabiter avec les approches managériales décrites plus haut. Nous allons analyser ce phénomène à l’exemple du pouvoir judiciaire suisse. 3. Méthode La présente étude fait partie d’un plus large projet sur le management de la justice helvétique 89 conduit au niveau national depuis 2012. Pour cet article, nous avons analysé une série d’entretiens (56) semi-structurés menés dans des tribunaux de première et seconde instance dans des cours civiles, administratives et criminelles de neuf cantons90, dans les trois régions linguistiques du pays. Nous nous sommes entretenus tant avec des acteurs internes au tribunal (39) (juges (30) et managers (9)), qu’avec leurs pendants externes (17) (politiciens (7), avocats (5), journalistes (5))91. L’échantillon92 comprend un nombre identique de juges avec et sans responsabilité managériale. Les interviews, d’une durée d’environ une heure chacun, ont été conduits selon la méthodologie inductive93 dans le but de découvrir les principales attentes d’une bonne justice, jusqu’à saturation des arguments94. L’idée centrale était de laisser s’exprimer nos interlocuteurs sur l’idée qu’ils se font de la bonne justice afin de faire émerger les arguments qui sous-tendent selon eux cette notion. Les enregistrements des interviews ont été retranscrits et codés à l’aide du logiciel NVivo 10. Nous avons classé des passages d’entretiens dans 26 nœuds différents 95 , chacun correspondant à un argument défini comme important pour une bonne justice par un répondant. Certaines attentes émises par le même participant peuvent être complémentaires ou contradictoires, car chacun a d’abord dû décrire ce qu’était une bonne justice pour soi, avant d’expliquer ce que cela signifiait, selon lui, pour les autres parties prenantes. Un interviewé pouvait mentionner divers arguments, mais un argument répété à plusieurs reprises par la même personne n’a été comptabilisé qu’une seule fois. Par contre, certains paragraphes qui expriment des idées diverses peuvent être codés dans plusieurs nœuds. Nous avons ensuite classé les différents nœuds selon la fréquence avec laquelle ils étaient 87 LABRUSSE-RIOU, op.cit., p. 141-155. 88 Revital LUDEWIG et Juan LALLAVE, «Professional Stress, Discrimination and Coping Strategies: Similarities and Differences between Female and Male Judges in Switzerland», in Ulrike SCHULTZ et Gisela SHAW, Gender and Judging, Oxford: Hart Publishing, «Oñati International Series in Law and Society», 2013, p. 233-252. 89 Voir www.justizforschung.ch 90 Les cantons latins (Fribourg, Genève, Jura, Neuchâtel, Tessin, Vaud et Valais) sont l’objet central de la recherche, pour des raisons linguistiques principalement. Les cantons alémaniques de Lucerne et Schaffhouse ont été considérés à des fins de comparaison. 91 Des entretiens ont été conduits avec d’autres acteurs (greffiers, personnel administratif, procureurs, juges non-professionnels, chercheur) mais nous avons décidé de ne pas les considérer ici, tant parce que les acteurs sélectionnés nous semblent être les plus représentatifs que pour des raisons pratiques (longueur de l’analyse). 92 Parmi les limites de l’étude on citera la non-représentativité de l’échantillon et l’unicité des entretiens, nous privant ainsi d’une analyse temporelle de l’évolution des attentes. 93 Anselm STRAUSS et Juliet CORBIN, Les fondements de la recherche qualitative: techniques et procédures de développement de la théorie enracinée, Fribourg: Academic Press Fribourg, 2004. 94 Stéphane MARTINEAU, «L'observation en situation: enjeux, possibilités et limites», Recherches qualitatives, Hors Série, (2), 2005, p. 5-17. 95 A l’origine, nous avions défini 35 nœuds mais seuls ceux qui ont été mentionnés par au moins deux types d’acteurs, dont les juges, ont été retenus. En sus, contrairement à un précédent article basé sur la même étude, nous n’avons pas retenu le nœud « qualité », ce dernier faisant appel à une notion trop vague dont la définition variait considérablement entre les différents acteurs. 11 signalés par les participants (plus un nœud est cité par un groupe d’acteur, plus il obtient de + proportionnellement au nombre d’acteurs présents dans le groupe, voir tableau 1). Nous utilisons donc la récurrence des arguments comme proxy de leur importance pour les groupes d’acteurs. En d’autres termes, plus un argument est cité par un groupe d’acteurs plus il est considéré comme important pour ce dernier. Etant donné le nombre de répondants (56), il semble qu’une classification en cinq différents groupes96 soit adéquate. Le terme choisi pour chaque nœud n’a pas forcément été cité verbatim par les interviewés, l’exercice consistant à coder les idées similaires dans le même nœud selon la méthode de l’analyse de contenu97. Nous avons ensuite élaboré une définition de chaque nœud, en nous inspirant des citations des participants98. Nous savons que certaines attentes se recoupent, mais nous avons préféré les aborder individuellement pour pouvoir analyser les discours de la meilleure manière qui soit. Dans une étape ultérieure de la recherche, nous utiliserons l’analyse factorielle pour identifier les valeurs similaires ou contradictoires. Nous avons choisi d’analyser des discours et basons donc nos observations sur ce qui est dit et non sur ce qui est passé sous silence. Il est cependant possible que certains arguments trop évidents pour être énoncés ne soient pas mentionnés par les participants et que ces éléments appartiennent principalement au registre civique. Les arguments commerciaux étant les plus récents et controversés apparaitraient donc comme surreprésentés dans nos réponses. Pour éviter cela, nous n’avons pas précisé à nos interlocuteurs que nous étudiions le management de la justice en particulier. De plus, les résultats nous montrent que les arguments les plus évoqués restent ceux du monde civique (voir définition ci-après), ce qui rend peu probable la possibilité d’une trop forte représentation des éléments commerciaux. Finalement, nous n’avons comptabilisé qu’une seule fois chaque argument dans le tableau 2 qui nous permet de définir à quels mondes les acteurs de la justice suisse font le plus souvent appel quand ils évoquent la bonne justice. Pour appréhender les valeurs sous-jacentes à ces attentes, nous avons utilisé la typologie des mondes développée par Boltanski and Thévenot 99 , laquelle consiste en des univers idéal-typiques de référence100 auxquels font appel les acteurs lorsqu’ils justifient leurs agissements dans un contexte collectif. Nous avons retenus ici quatre mondes qui nous semblent pertinents afin de classer nos résultats : 1) Le monde industriel est basé sur les notions d’efficacité, de rendement et de performance. Il s’agit de l’univers des manufactures, centré sur la bonne organisation, le professionnalisme et l’optimisation des ressources. Ici, tout ou presque est mesurable, y compris l’homme. On se situe dans un monde scientifique, rationnel et modélisable. Pour ce qui est de la justice en particulier on se réfèrera principalement aux notions qualitatives que l’on tente de mesurer par des indicateurs (rapidité, efficience et efficacité etc.). 2) Le monde civique est celui de l’union de tous dans la formation de la volonté générale. Les organes collectifs et représentatifs (syndicats, partis politiques, collectivité publique) sont placés au centre. C’est le monde de l’expression de l’action démocratique, justifié par la législation et fondé sur la figure emblématique du citoyen. Ici les êtres s’équivalent en ce que la volonté générale peut se manifester en chacun d’eux. Cette volonté générale surmonte ce qui est particulier et lie les êtres dans une action collective. C’est le monde « classique » de la justice car la volonté collective doit s’exprimer dans des formes officielles (arrêtés, décrets, ordonnances, dispositions, jugements etc.) afin d’assurer sa validité et sa stabilité. C’est aussi 96Cf. tableau 1. 97 Satu ELO et Helvi KYNGÄS, «The qualitative content analysis process», Journal of advanced nursing, 62, (1), 2008, p. 107-115. 98 Voir annexe 1. 99 BOLTANSKI et THÉVENOT, op.cit. 100 Cf. tableau 2, §4.1 12 le monde où la justice est subordonnée au citoyen et se doit de lui rendre des comptes, d’être à son service et de lui garantir les prérogatives traditionnelles de la justice (impartialité, égalité de traitement, prévisibilité etc.). 3) Le monde commercial est celui du marché, de la rivalité entre les personnes physiques ou morales, du bien (produit), de l’argent et de la concurrence entourant les clients potentiels. Les valeurs centrales sont la valeur marchande, la possession, le profit et la rétribution. C’est l’univers sur lequel se fonde la théorie économique libérale où les personnes agissent de manière égoïste afin de satisfaire un besoin ou un désir. Ici le justiciable est un « client » que la justice se doit de satisfaire dans une relation d’ « affaire ». Elle doit non seulement proposer un service de qualité à ses clients (proximité, simplicité, personnalisation etc.) mais elle doit aussi assouvir certains désirs (avoir raison, résoudre un conflit) et ce à un prix attractif. 4) L’univers domestique est le monde des relations personnelles, inspiré par la famille et centré sur les relations bienveillantes qui animent une entité collective, un milieu. Les valeurs centrales sont ici la hiérarchie et la tradition. On rejette l’égoïsme et adoube les notions d’autorité, de responsabilité, de supériorité et de subordination. En ce qui concerne la justice, nous apparentons la notion de bienveillance à la justice humaine et à la recherche de conciliation alors que la sévérité et la confiance trouvent leur place dans la relation entre la justice (le supérieur) qui juge le justiciable (subordonné). Les réformes qui font écho à la NGP ont été analysées par plusieurs scientifiques utilisant cette approche comme une confrontation directe entre le monde civique (monde bureaucratique wébérien) et le monde commercial, ce dernier étant le reflet d’une logique managériale101. Il est cependant possible de concilier ces deux mondes grâce au processus que les auteurs appellent le « compromis » selon lequel les acteurs se mettent d’accord pour « composer…en recherchant l’intérêt général, c’est- à-dire non seulement l’intérêt des parties prenantes mais aussi l’intérêt de ceux qui ne sont pas directement touchés par l’accord » 102 . Le compromis se réalise grâce à un « principe de rang supérieur » capable de rapprocher des mondes qui paraissent en opposition. L’équipe de recherche a longuement débattu et passé en revue les travaux comparables dans la littérature actuelle et étudié les caractéristiques des univers proposés afin d’attribuer les attentes révélées par les entretiens aux différents mondes103. Cette classification nous aidera à déterminer si les sphères de légitimation auxquelles les participants se réfèrent lorsqu’ils définissent une bonne justice varient en fonction de leur rôle et si les valeurs associées à cette bonne justice empruntent à l’univers managérial. 4. Résultats et discussion 4.1 Résultats globaux Le tableau 1 présente la fréquence avec laquelle les différents acteurs (juges, gestionnaires de tribunaux, politiciens, avocats et journalistes) mentionnent les vingt-six attentes qui sont selon eux les plus importantes concernant une « bonne justice ». En général, on remarque une assez forte congruence entre les attentes des divers acteurs interrogés, comme le montrent les deux notions (rapide et communicative) citées le plus fréquemment (++++) par tous les types d’acteurs, sans exception104 : « la décision doit tout d’abord être rapide, et le plus juste possible » (juge 8, canton 5). Néanmoins, certains tribunaux ont encore du retard dans ces domaines comme l’explique un magistrat (no2, canton 1): «on a des carences à tous les niveaux de la communication, tant interne qu’externe» 101 Voir à ce sujet : GIAUQUE et CARON, «L'identité des agents publics à la croisée des chemins : de nouveaux défis pour les administrations publiques», op.cit; RONDEAUX, op.cit. 102 -Boltanski, L. and L. Thévenot (1987). Les économies de la grandeur. Gap, Presses Universitaires de France. , p. 225-226. 103 Le classement de certains items a été et reste évidemment sujet à controverse. 104 On considère ici les juges avec et sans responsabilité managériale comme un seul groupe. 13 ou encore « on travaille sur des recours d’il y a 2 ans, c’est insupportable pour le justiciable » (juge 1, canton 1). De plus, on observe que les neuf attentes les plus citées par les juges sont aussi mentionnées par tous les autres types de répondants. Au total, ce ne sont pas moins de 13 attentes (50%) qui sont évoquées par l’ensemble des acteurs. En ce qui concerne les différences, il n’est pas surprenant que les gestionnaires des tribunaux soient ceux qui attachent le plus d’importance à l’orientation client105: « C’est clair que ça doit aller vite en 1ère instance mais on ne veut pas attendre non plus des lustres pour obtenir le résultat de notre recours, ça doit aller vite partout. Le client veut savoir si il a gagné ou pas » (Gestionnaire de tribunal 1, canton 3) mais ne mentionnent que très rarement une caractéristique fondamentale pour les juges : l’indépendance. Sans surprise, les avocats plaident pour une justice simple et pragmatique106, particulièrement lorsqu’il s’agit de la procédure. Ces derniers, tout comme les politiciens et les journalistes mentionnent aussi des items tels que la transparence ou une justice humaine et proche des gens, plus fréquemment que ceux qui officient au sein des tribunaux : «Il faudrait une justice plus humaine, qu'elle soit moins intransigeante sur le côté « à la lettre » de la procédure» (Politique 1, canton 6). La notion de justice efficace et efficiente est citée plus souvent par des acteurs externes comme les avocats et les journalistes, ce qui peut surprendre car elle est une source de légitimité pour les magistrats107. « Soit on se dote d’une justice qui est capable d’être efficace à tous les niveaux soit on traite les affaires prioritaires et les autres, on dit : vous vous faîtes justice vous-même » (avocat 2, canton 3). Les journalistes se font le relais de l’opinion publique en mentionnant plus fréquemment que les autres des attentes telles que la sévérité : « ah, oui, la population à mon avis, elle est plus beaucoup plus dure que la justice, de loin » (Journaliste 1, canton 3), ou la légitimité d’une justice rendue par des non- professionnels. Insérer tableau 1 ici 4.2 Les juges qui exercent des responsabilités de gestion ont-ils des attentes différentes des autres ? 108 Si l’on ne considère pas la fréquence, on constate qu’environ 70% des attentes (18/26) sont mentionnées par les deux groupes de juges démontrant une forte congruence des attentes entre ces deux classes de magistrats. Cela semble indiquer que les juges avec responsabilité de gestion n’ont pas d’attentes fondamentalement différentes de leurs collègues qui dédient l’entièreté de leur activité professionnelle au droit, même si certaines divergences ont été relevées. Nous pensons que cela pourrait être dû à la notion de surdétermination de la culture professionnelle 109 sur la culture managériale; les juges étant des spécialistes particulièrement attachés à leur fonction, celle-ci prendrait le pas sur l’exercice ou non d’une activité de gestion. Nous nous intéressons maintenant aux univers de référence auxquels font appel les magistrats, respectivement sans et avec, responsabilité managériale lorsqu’ils évoquent la notion de bonne justice. Pour ce faire, nous utilisons la grille d’analyse des mondes communs développées par Boltanski 105 Il faut comprendre l’orientation client de la justice comme étant un rapport d’ « affaire » dans lequel l’institution se doit de rendre un service (public) au justiciable. Voir aussi la définition du monde commercial dans la section méthodologique ou -Villeneuve, J.-P. (2006). "Citoyen-clients et administrations: Acteurs confus et organisations entêtées, Typologie et analyse des rôles." Revue économique et sociale 1: 81-90. 106 Nous définissions une justice simple, pragmatique, pas trop formaliste comme « une justice qui n’est pas trop à cheval sur les règles. Elle doit être intelligente et adapter ses procédures si nécessaire », voir annexe 1. 107 VIGOUR, «Ethos et légitimité professionnels à l’épreuve d’une approche managériale: le cas de la justice belge», op.cit. 108 Voir annexe 2 pour une brève définition des différents mondes. 109 Mark EXWORTHY et Susan HALFORD, Professionals and the New Managerialism in the Public Sector, Buckingham: Open University Press, 1999. 14 et Thévenot 110 . Nous discutons d’abord les attentes invoquées par tous les juges avant de nous concentrer sur celles qui ne sont mentionnées que par un groupe de juges alors que l’autre ne les cite jamais, afin de déterminer si la présence d’une activité managériale dans le cahier des charges des magistrats a une influence sur les mondes auxquels ils se réfèrent. Insérer tableau 2 ici Parmi les onze attentes les plus citées par l’ensemble des juges, la majorité d’entre elles (5) appartient au monde civique, traditionnellement le monde de l’administration publique dont le citoyen est l’acteur principal, suivi des mondes commercial (4), industriel (1) et domestique (1). Ces résultats confirment la première partie de l’enquête où les deux mondes les plus représentés chez les managers de tribunaux et les juges étaient justement ceux-ci111. Cela renforce aussi l’idée que la culture hybride post-bureaucratique112 est bien présente chez les juges de première et seconde instance en Suisse, mais contredit des recherches similaires menées dans d’autres services publics113 helvétiques où les mondes les plus cités étaient les mondes industriel et civique. Les attentes mentionnées uniquement par les juges sans expérience de gestion114 sont personnalisée, impartiale, donne raison, non-corrompue, prévisible : un mélange d’éléments se rapportant aux mondes civique (impartiale, non-corrompue, prévisible) et commercial (personnalisée, donne raison115) avec une prédominance pour le premier. A l’inverse, trois attentes (sévère, égalité de traitement, inspirer confiance) ont été signalées seulement par des juges ayant une activité managériale. Le monde domestique 116 (sévère, inspire confiance) est ici mieux représenté que le monde civique (égalité de traitement). Nous en concluons que les juges avec expérience managériale ne font pas plus souvent appel au monde commercial lorsqu’ils définissent une bonne justice que leurs homologues sans responsabilité de gestion, contrairement à ce qui avait été observé dans une première partie de l’étude entre ces derniers et les secrétaires généraux. Si l’on excepte l’attente liée à l’indépendance de la justice, nous remarquons, dans le tableau 1, que les six attentes auxquelles les juges font le plus fréquemment référence lorsqu’ils évoquent l’idée de bonne justice (rapide, communicative, indépendante, accessible, simple et pragmatique, transparente) sont compatibles avec les principes de la NGP117 et sous-tendent l’existence d’une culture judiciaire qui n’est pas incompatible avec l’idée d’une gestion moderne de la justice. Un magistrat (no2, canton 1) nous affirmait par exemple: « On est vraiment au service du client, du justiciable. On doit répondre à des attentes, on ne doit pas rendre la justice pour la gloire…». 110 BOLTANSKI et THÉVENOT, op.cit. Voir tableau 2, dans lequel nous avons classifié toutes les attentes répertoriées. 111 Article publié. 112 Yves EMERY, «Gestion publique des ressources humaines. Introduction», in Andreas LADNER, Jean-Loup CHAPPELET, Yves EMERY, Peter KNOEPFEL, Luzius MADER, Nils SOGUEL et Frédéric VARONE, Manuel d'administration publique suisse, Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, 2013, p. 446- 459. 113 Yves EMERY, Carole WYSER, Noemi MARTIN et Joelle SANCHEZ, «Swiss public servants' perceptions of performance in a fast-changing environment», International Review of Administrative Sciences, 74, (2), 2008, p. 307-234; Yves EMERY et Noemi MARTIN, Le service public au XXIème siècle. Identités et motivations au sein de l'après-fonctionnariat, Paris: L'Harmattan & Schulthess Editions, 2010. 114 Voir tableau 1. 115 Personnalisée : la justice doit tenir compte, autant que possible, des spécificités de chaque cas/situation. Elle ne peut pas appliquer les règles aveuglement de la même manière à tout un chacun. Donne raison : les justiciables veulent que la justice leurs donne raison, peu importe ce qu’ils demandent. Voir la définition du monde commercial dans la section méthodologique pour plus de précisions. 116 Voir la définition du monde domestique pour plus de précisions. 117 Hans-Jakob MOSIMANN, «Wege zum Qualitätsmanagement an Gerichten: Grundlagen und Konkretisierung am Beispiel des Sozialversicherungsgerichts des Kantons Zürich», ZBL, 2003, p. 470-490; Christopher POLLITT, «Performance Management in Practice: A Comparative Study of Executive Agencies», Journal of Public Administration Research and Theory, 16, (1), 2006, p. 25-44. 15 Toutefois, le monde le plus fréquemment cité par l’ensemble des personnes interviewées lors de la présente étude reste le monde civique (13 attentes) qui est le monde wébérien « classique » dans lequel la « promotion et la défense du bien public prime » 118 , suivi par le monde commercial (7 attentes).119 Les acteurs de la justice helvétique que nous avons rencontrés semblent apparemment plus proches des modèles de l’administration publique canadienne (Québec)120 ou belge qui évoquent, eux aussi, les mondes marchand et civique en premier lieu 121 , que des autres services de l’administration publique suisse. Même si des recherches plus approfondies sont nécessaires avant de pouvoir conclure que le monde juridique est vraiment distinct des autres services publics du pays, force est de constater que ses membres recourent majoritairement aux mondes civique et commercial lorsqu’ils évoquent l’image qu’ils se font d’une bonne justice. Ce constat ne remet évidemment pas en question l’hypothèse selon laquelle « une hybridation entre des valeurs bureaucratiques et fonctionnelles et des valeurs démocratiques » 122, serait une particularité suisse mais pose la question de la spécificité de la justice. Cette nouvelle forme de légitimité hybride associée au service au client se doit d’être rapide, mais aussi humaine à l’image de l’artisan ou de l’entreprise qui place la satisfaction de ses clients au centre de sa stratégie commerciale. Certains parlent d’ailleurs de l’importance de délivrer des décisions « rapides, motivées, de manière claire (…) » (juge 4, canton 3) et qu’il « il faudrait se demander si ce que l’on écrit aux gens est compréhensible (juge 3, canton2). 5. Conclusion Il existe une volonté claire de répondre au mieux aux attentes des justiciables, qui se reflète dans l’importance donnée au monde commercial par les différents acteurs interrogés. Cependant, réduire ces derniers à de simples consommateurs-utilisateurs dans un contexte où celui qui procure le service ne contrôle pas ce qu’il offre et où le bénéficiaire ne peut généralement pas choisir son fournisseur, lorsqu’il n’est pas carrément contraint de participer à une procédure, serait trop simplificateur ; le citoyen faisant face aux obligations imposées par l’administration est clairement distinct du client en position de force par rapport à un Etat qui se doit de lui fournir un service123. Afin de dépasser ces oppositions, Boltanski et Thévenot font référence à la notion d’ « usager », intégrant à la fois le concept de « client » et celui de « citoyen » 124 par exemple. Il ne faut pas minimiser les efforts qui seront nécessaires pour faire cohabiter les valeurs des univers civique et commercial, particulièrement dans une justice qui se « détraditionnalise » 125, et où l’éthos professionnel de ses acteurs est de plus en plus chamboulé. Une hybridation de ces mondes via des 118 GIAUQUE et CARON, «L'identité des agents publics à la croisée des chemins : de nouveaux défis pour les administrations publiques», op.cit, p.7. 119 Ceci se confirme si l’on considère l’occurrence avec laquelle les attentes citées sont mentionnées par chacun des acteurs. Le monde civique arrive en tête (166), devant le monde commercial (106), le monde industriel (60) et le monde domestique (47). 120 GIAUQUE et CARON, «L'identité des agents publics à la croisée des chemins : de nouveaux défis pour les administrations publiques», op.cit. 121 Yves EMERY et Noemi MARTIN, «Quelle identité d'agent public aujourd'hui? Représentations et valeurs au sein du service public suisse», Revue française d’administration publique, 127, 2008, p. 559-578. 122 EMERY et MARTIN, «Le service public au XXIème siècle. Identités et motivations au sein de l'après- fonctionnariat», op.cit, p.125. 123 Jean-Patrick VILLENEUVE, «Citoyen-clients et administrations: Acteurs confus et organisations entêtées, Typologie et analyse des rôles», Revue économique et sociale, 1, 2006, p. 81-90. 124 -Boltanski, L. and L. Thévenot (1987). Les économies de la grandeur. Gap, Presses Universitaires de France., p.227. 125 BERNARD, DRUMAUX et MATTIJS, op.cit, p.25. 16 conventions au sens d’Amblard et al. ,126 et l’apparition subséquente d’une culture judiciaire hybride, relevée dans d’autres services publics occidentaux127, ne paraît guère incongrue. Cela paraît plausible dans la mesure où le rythme des réformes managériales en Suisse n’est pas effréné et les divergences fondamentales entre les différents groupes interrogés au regard de leur idée de bonne justice, notamment les juges avec ou sans responsabilité de gestion, peu nombreuses. Le chemin entrepris semble donc celui d’une gestionnarisation douce et incrémentale128 dans la tradition des réformes helvétiques. L’importance du management de la justice va grandissante et impacte fortement sa légitimité et sa réputation129. Il est donc crucial que la collaboration entre les présidents de cour et les gestionnaires des tribunaux soit optimisée, particulièrement dans la zone d’intersection où leurs activités s’interpénètrent 130 . Etant donné l’effacement des frontières entre ces dernières 131 , une « colonisation » des nouveaux instruments gestionnaires 132 par les juges est envisageable. Il n’est également pas exclu que les valeurs du monde commercial colonisent celles du monde civique à l’avenir, celles-ci étant considérées par certains comme quelque peu dépassées à l’heure actuelle133. Mais pour produire quelle justice ? 126 La convention est définie par Henri AMBLARD, Philippe BERNOUX, Gilles HERREROS et Yves-Frédéric LIVIAN, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris: Le Seuil, 1996, comme « une forme de coordination des actions que les personnes s’entendent à reconnaître comme juste au moins provisoirement », p.112. 127 -Bezes, P. (2007). "Construire des bureaucraties wébériennes à l'ère du New Public Management?" Critique internationale 35(2): 9-29. 128 Yves EMERY et David GIAUQUE, Motivations et valeurs des agents publics à l'épreuve des réformes, Laval: PUL, «Gouvernance et Gestion Publique», 2012. 129 LANGBROEK, «Towards a socially responsive judiciary? Judicial independence and accountability in the constitutional contexts of Italy, the USA and Netherlands», in Benoît FRYDMAN et Emmanuel JEULAND, op.cit., p. 63-86. 130 Mina-Claire PRIGIONI, «Le management de juridiction: Analyse comparative de l'organisation et du fonctionnement managérial de cinq juridictions du pouvoir judiciaire genevois», Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP), Mémoire de Mastère en administration publique (MPA), 2014. 131 Etienne POLTIER, «Le pouvoir judiciaire "s'administre lui-même"», Justice - Justiz - Giustizia, 2012/3. 132 -Bezes, P., D. Demazière, T. Le Bianic, C. Paradeise, R. Normand, D. Benamouzig, F. Pierru and J. Evetts (2011). "New Public Management et professions dans l’État: au-delà des oppositions, quelles recompositions?" Sociologie du travail 53(3): 293-348. 133 EMERY et GIAUQUE, «Motivations et valeurs des agents publics à l'épreuve des réformes», op.cit. 17 6. Tableaux et annexes Attentes principales d’une “bonne justice” Acteurs internes au tribunal, N=39 Acteurs externes au tribunal, N=17 J u g e s ( to u s ) J u g e s ( a v e c e x p é ri e n c e m a n a g é ri a le ) J u g e s ( s a n s e x p é ri e n c e m a n a g é ri a le ) G e s ti o n n a ir e s d u t ri b u n a l P o li ti c ie n s A v o c a ts J o u rn a li s te s 1 Rapide ++++ ++++ ++++ ++++ ++++ ++++ ++++ 2 Communicative ++++ ++++ +++ ++++ ++++ ++++ ++++ 3 Indépendante +++ +++ ++ + ++++ ++++ ++ 4 Accessible (financièrement et géographiquement) ++ ++ +++ +++ +++ +++ +++ 5 Simple, pragmatique, pas trop formaliste ++ +++ ++ + ++ ++++ ++ 6 Transparente ++ ++ ++ + +++ +++ ++++ 7 Humaine, proche des gens ++ ++ ++ + +++ +++ +++ 8 Orientation client ++ ++ ++ +++ ++ ++ ++ 9 A l’écoute ++ ++ ++ + + + + 10 Juste ++ + ++ + + ++ / 11 Service public + ++ + / ++ / ++ 12 Efficiente et efficace + + + + + ++ ++ 13 Recherche la conciliation + + + / ++ ++ / 14 Doit rendre des comptes + + + + / + + 15 Légitime, crédible + + + / / + ++ 16 Non-juristes doivent aussi participer + + + + ++ + +++ 17 Personnalisée + / + + ++ / + 18 Respecte les procédures + + + + + / / 19 Sévère + + / / ++ / ++++ 20 Egalité de traitement + + / + + + / 21 Impartiale + / + / / + / 22 Résout tous les cas/conflits + + + + ++ ++ + 23 Inspire confiance + + / + / ++ + 24 Donner raison + / + + + + + 25 Non corrompue + / + + + / / 26 Prévisible + / + / ++ ++ / Tableau 1 : Attentes d’une bonne justice en Suisse de différents acteurs ++++: Thème mentionné extrêmement fréquemment (par au moins deux tiers des interviewés) +++: Thème mentionné fréquemment (par au moins la moitié des interviewés) ++: Thème mentionné quelques fois (par au moins un quart des interviewés) +: Thème mentionné au moins une fois /: Thème non mentionné par ce groupe d’ acteur 18 Tableau 2 : Attentes d’une bonne justice (évoquées par les acteurs du tableau 1) classées selon la méthodologie de Boltanski & Thévenot Monde industriel Monde civique Monde commercial Monde domestique Rapide Communicative Accessible (financièrement & géographiquement) Humaine, proche des gens Efficiente & Efficace Indépendante Simple, pragmatique, pas formaliste Recherche la conciliation Transparente Orientation client Sévère Juste A l’écoute Inspire confiance Service Public Personnalisée Doit rendre des comptes Résout tous les cas/conflits Légitime, crédible Donne raison Non-juristes doivent aussi participer Respecte les procédures Egalité de traitement Prévisible Impartiale Non corrompue 19 Annexe 1 : Lexique des attentes 1) Rapide : la justice doit résoudre les problèmes aussi rapidement que possible pour éviter les conséquences néfastes que la lenteur peut faire peser sur les parties. 2) Communicative : la justice doit expliquer ce qu’elle fait de manière compréhensible au public via les médias et/ou améliorer sa communication externe et/ou interne. 3) Indépendante : la justice doit être indépendante de toute sorte de pression, particulièrement politique. 4) Accessible (financièrement et géographiquement) : Les tribunaux doivent être situés à proximité des citoyens qui en ont besoin et être abordables financièrement. 5) Simple, pragmatique, pas trop formaliste : la justice ne doit pas être trop à cheval sur les règles. Elle doit être intelligente et adapter ses procédures si nécessaire. 6) Transparente : la justice doit être transparente à propos de son fonctionnement. Cacher des choses aux citoyens n’est pas concevable. 7) Humaine, proche des gens : la justice n’est pas simplement synonyme d’application stricte de la loi. Elle doit réaliser que sa matière première est l’être humain et qu’elle peut avoir des répercussions profondes sur l’existence de celui-ci. Elle est donc tenue de prendre en considération ce que vit l’homme de la rue et de jouer son rôle social. 8) Orientée client : la justice est un service public orienté client dont l’objectif doit être de servir le justiciable. 9) A l’écoute : la justice doit être à l’écoute des justiciables, il ne suffit pas de les entendre, de les considérer comme des numéros. 10) Juste : la justice doit être équitable et la décision rendue correcte. 11) Service public : la justice est considérée comme un service public. 12) Efficace et efficiente : la justice doit utiliser ses ressources avec parcimonie et en retirer le plus grand bénéfice possible. 13) Recherche la conciliation : la justice doit tenter de réconcilier les parties et non favoriser systématiquement l’ouverture d’un procès. 14) Doit rendre des comptes : Une justice dans sa tour d’ivoire n’est plus acceptée. Elle doit s’expliquer tant au sujet de son travail judiciaire que de la façon dont elle dépense/gère l’argent public. 15) Légitime, crédible : pour gagner/conserver la confiance des justiciables, la justice doit être crédible et légitime. 16) Les non-juristes doivent aussi participer : même le citoyen lambda doit pouvoir rendre la justice car il personnifie la volonté du peuple autant que les juristes. 17) Personnalisée : la justice doit tenir compte, autant que possible, des spécificités de chaque cas/situation. Elle ne peut pas appliquer les règles aveuglement de la même manière à tout un chacun. 18) Respecte les procédures : les procédures doivent être scrupuleusement respectées dans toutes les affaires pour une question d’uniformité de la justice. 19) Sévère : il y a souvent un écart entre le jugement populaire et celui des tribunaux. Le public veut une justice plus sévère que ce qu’elle n’est. 20) Egalité de traitement : dans la mesure du possible, la justice doit traiter tous les citoyens de la même manière. 21) Impartiale : la justice ne doit subir aucune pression des parties. Elle doit pouvoir juger chaque justiciable selon les mêmes critères objectifs. 22) Résout tous les cas/conflits : la justice doit résoudre toutes les sortes de conflits, elle doit donner une réponse claire dans toutes les situations. 23) Inspire confiance : l’institution judiciaire doit inspirer confiance, elle doit être perçue comme fiable par les citoyens et les parties. 24) Donne raison : les justiciables veulent que la justice leurs donne raison, peu importe ce qu’ils demandent. 20 25) Non-corrompue : la corruption doit être bannie du monde judiciaire. 26) Prévisible : les procédures doivent être connues et clairement expliquées aux justiciables. Ils ont le droit de savoir en avance ce qu’il va leur arriver.