69 Résumé. Duchamp avait rencontré Brancusi en 1912, année qui marque le début d’une amitié consignée par l’histoire de l’art. Son parcours avait été fixé dans les pages de leur correspondance, conservées au Centre Georges Pompidou. Le lecteur est surpris de constater qu’il n’y a que des faits anodins qui soient consignés, tandis que les références aux conceptions artistiques sont presque totalement absentes. Toutefois, en lisant les témoignages de Duchamp conservés dans les célèbres Boîtes (verte et blanche), on se rend compte qu’il partage les conceptions platoniciennes de son ami sculpteur, chose importante, qui nous laisse formuler des suppositions concernant une influence dirigée de Brancusi dans la direction Duchamp. À son tour, durant l’intervalle 1925–1928, Victor Brauner était l’hôte de Brancusi dans l’atelier de l’impasse Ronsin. C’est ici qu’il a pu rencontrer Duchamp, qui s’y rendait fréquemment dans les années 20. Une rencontre qui a certainement eu des retombées sur l’œuvre du futur peintre surréaliste. La preuve en est dans deux de ses toiles, Tête et deux boxeurs et Passivité courtoise. Faut-il s’étonner que le message que Duchamp avait mis dans les structures sémantiques de son chef-d’œuvre La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ou Le Grand Verre y avait été « logé » d’une manière évidente ? Mais alors on doit reconnaître que lors de leurs rencontres de chez Brancusi, Duchamp avait transmis à Brauner des informations très précises sur l’iconographie du Grand Verre, ainsi que sur la quatrième dimension, que le futur peintre surréaliste allait reconvertir dans les trois dimensions de l’espace ordinaire. Perçu dans cette perspective, l’atelier de l’impasse Ronsin nous semble un lieu où les idées des trois artistes ont pu communiquer d’une manière osmotique. Keywords: Avant-garde, Grand Verre, Platonism, fourth dimension, influence. MARCEL DUCHAMP, CONSTANTIN BRANCUSI, VICTOR BRAUNER : LEURS RENCONTRES ET LEURS RETOMBÉES SUR LEURS ŒUVRES* Cristian-Robert Velescu Nombreux sont les témoignages qui prouvent l’intérêt de Marcel Duchamp pour le problème de la quatrième dimension. Dès que l’on veut établir une chronologie de ces préoccupations, on s’aperçoit qu’elles correspondent surtout à l’époque de jeunesse de l’artiste, quand celui-ci avait décidé de définitivement renoncer à la peinture. Cette coïncidence induit l’idée que Duchamp était conscient que la réalité connue comme « quatrième dimension » n’a pas un correspondant dans le monde visible, raison pour laquelle l’intérêt qu’il en manifestait – simultané au refus de la peinture – pourrait être interprété comme attitude iconoclaste. Toutefois, en parcourant les différents témoignages, on ne se rend pas exactement compte de ce que Duchamp entendait par le syntagme « quatrième dimension ». La cause de cette ambiguïté pourrait être la stratégie assumée par l’artiste dans ses rapports avec la presse et le public. Au cours de différentes interviews données sur ce thème, Duchamp s’avère réservé, faisant semblant parfois de ne rien comprendre de toute cette question Une forme abrégée de cette étude avait été présentée au XXXe Congrès du Comité International d’Histoire de l’Art – CIHA 2004, Sites et territoires de l’histoire de l’art, Montréal, 23–27 Août 2004 et publiée en roumain comme chapitre de notre livre Victor Brauner d’après Duchamp, sau drumul pictorului către un suprarealism « bine temperat », Bucarest, 2007. REV. ROUM. HIST. ART, Série BEAUX-ARTS, TOME L, P. 69–94, BUCAREST, 2013 70 qui avait tellement agité les esprits de la génération cubiste. En approfondissant les documents, on constate qu’au lieu d’avoir des retombées sur l’œuvre plastique, la quatrième dimension engage plutôt les habiletés scientifiques, voire mathématiques de l’artiste. Pour éclaircir ses liens avec les mathématiques, Duchamp nous en parle soit avec humour, soit d’une manière humble, nous partageant l’inconsistance de ses compétences en tant que mathématicien1. Voilà une de ses réponses concernant la quatrième dimension, réponse qu’il donne à l’occasion d’une interview datant de 1966 : « Ah, oui, c’est aussi un de mes petits péchés, parce que je ne suis pas mathématicien. C’est justement maintenant que je lis un livre sur la quatrième dimension et je me rends compte combien je suis enfantin et naïf quant à cette quatrième dimension, car la simple transcription de ces notices me donne l’illusion que je pourrais avoir une contribution à l’égard de ce sujet. Mais à ce moment je me rends compte que je suis un peu trop naïf pour une pareille entreprise »2. S’il y a quelque chose de surprenant dans ce témoignage, ce n’est pas la sincérité de Duchamp, qui nous parle de ses compétences reistreintes en mathématiques, mais la durée de ces préoccupations. Nous savons que lors de leurs entretiens dominicaux à Puteaux (Fig. 1), chez les frères Duchamp, les artistes qui s’y rendaient lisaient, vers 1912, les livres et les traités d’Henri Poincaré, Georg Friedrich Bernhard Riemann et Nicolaï Ivanovich Lobachewsky3. Maintenant nous sommes renseignés qu’en 1966, les mathématiques et la quatrième dimension intéressaient encore Duchamp. Il est donc possible de découvrir chez lui l’histoire entière du problème, qui traverse sa biographie artistique. Le début de cette « histoire » doit être cherché dans les milieux cubistes. Après 1912, à la suite du refus du Nu descendant un escalier au Salon des indépendants (Fig. 2), dont Albert Gleizes était responsable4, Duchamp se sépare des cubistes et dirige sa créativité sur des voies personnelles, qui vont aboutir à La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (Fig. 3), œuvre d’une grande complexité, dont l’élaboration comprend une période conceptuelle, amorcée dès 1912, une autre, réservée à l’élaboration effective, comprise entre 1915-1923, et une dernière, vouée aux aspects plutôt théoriques, renvoyant à la première, celle de l’élaboration mentale. Cette dernière période est consacrée à l’élaboration des deux « Boîtes », la Boîte verte de 1934, et la Boîte blanche de 1966, celle-ci étant également connue sous le titre À l’Infinitif. Les deux « Boîtes » peuvent et doivent être interprétées comme des « extensions » théoriques du Grand Verre5, sinon comme des « écrits » qui font partie de l’œuvre- même. Compte tenu de l’intervalle considérable qui sépare la réalisation des deux Boîtes, on peut conclure que « la quatrième dimension » avait sollicité la créativité de Duchamp tout au long de son activité. Les préoccupations de Duchamp concernant la quatrième dimension ont été documentées quasi-exhaustivement par Linda Dalrymple Henderson6. Les principales étapes des recherches de l’artiste sur la quatrième dimension y sont analysées avec une extrême rigueur, mais pour avoir une image complète du problème, il est nécessaire de consulter la collection de textes sur Marcel Duchamp, établie par Serge Stauffer7, ainsi que les témoignages consignés par Pierre Cabanne8. Les sources de premier ordre restent quand même les deux Boîtes de Duchamp, et surtout « la blanche », publiées par Michel Sanouillet9. Le plus ancien des témoignages concernant le rapport entre la quatrième dimension et l’œuvre de Duchamp semble être celui d’Elmer Ernest Southard. Durant un entretien du 17 novembre 1916, l’artiste se hâte à identifier son Nu descendant un 71 escalier à la quatrième dimension-même : « Eh bien, […] il n’y a aucun sens de clarifier ça. Je ne le clarifie pas. Finalement, c’est la quatrième dimension »10. Le caractère sibyllin de la réponse est dû, sans aucun doute, à l’intervalle court qui sépare le moment de l’entretien du moment de la réalisation de la toile. Nous croyons donc que les toiles cubistes de Duchamp ont « absorbé » la réalité de la quatrième dimension, idée signalée par Henderson11, et partiellement confirmée par Duchamp dans son entretien avec James Johnson Sweeney, ancien directeur du Musée d’Art Moderne de New York : « Je dois au cubisme beaucoup d’idées concernant la décomposition des formes. Mais je concevais l’art à une échelle plus vaste. À cette époque il y avait des discussions concernant la quatrième dimension et les géométries non- euclidiennes. Mais la plupart des opinions étaient des opinions de dilettantes. Metzinger en était très attiré. Et malgré tous nos égarements, ces idées nouvelles nous ont aidé à nous libérer du modèle conventionnel de communiquer, de nos platitudes de cafés et d’ateliers »12. Fig. 1 – Les frères Duchamp à Puteaux. 72 Fig. 2 – Marcel Duchamp, Nu déscendant un escalier. 73 Fig. 3 – Marcel Duchamp, Le Grand Verre. En parcourant le témoignage, il devient évident que les débats des peintres cubistes réunis à Puteaux ne conduisaient pas nécessairement à une transcription « optique » de la réalité que l’on puisse identifier sous le nom de « quatrième dimension », chose d’ailleurs utopique. Ils offraient en revanche une variante spirituelle aux « platitudes de cafés et d’ateliers » de l’époque. Il faut donc accepter qu’en commençant avec les cubistes, un commentaire de nature plutôt spirituelle – concernant le rapport visible- intelligible – s’ajoutait à l’œuvre proprement-dite. Par les moyens plastiques qui lui étaient spécifiques, l’œuvre cubiste ne parvenait qu’à approximer à l’aide d’une sorte d’allégorie visuelle – devenue d’ailleurs formule stylistique – la réalité impalpable de la quatrième dimension. En 74 dépit de l’effort des cubistes, l’essence- même de la quatrième dimension ne s’ouvrait qu’au raisonnement. À cet égard, le témoignage de Duchamp nous semble précieux : « […] Paris était alors très divisé, et le quartier de Picasso et de Braque, Montmartre, était très séparé des autres. J’ai eu la chance de le fréquenter un peu à ce moment-là avec Princet13. Princet était un être extraordinaire. C’était un simple professeur de mathématiques dans une école libre, ou quelque chose comme cela, mais il jouait au monsieur qui connaissait la quatrième dimension par cœur ; alors, on l’écoutait. Metzinger, qui était intelligent, s’en est servi beaucoup. La quatrième dimension devenait une chose dont on parlait, sans savoir ce que ça voulait dire. Encore maintenant d’ailleurs »14. En considérant de plus près cet aveu, on se rend compte de la nuance dépréciative qu’il comporte. Questionné par Pierre Cabanne sur ses connaissances mathémati- ques, Duchamp répond : « Ce qui nous intéressait, à ce moment- là, c’était la quatrième dimension. Dans la Boîte verte, il y a des tas de notes sur la quatrième dimension. Vous rappelez-vous quelqu’un qui s’appelait Povolowski15? Il était éditeur rue Bonaparte. Je ne me rappelle pas exactement son nom. Il avait écrit des articles dans un journal sur la vulgarisation de la quatrième dimension, pour expliquer qu’il y avait les êtres plats, qui n’ont que deux dimensions, etc. C’était très amusant, même au temps du cubisme avec Princet »16. En faisant allusion au cubisme et à la quatrième dimension, Duchamp semble se rapporter à la préhistoire du problème. Le témoignage suivant, dû à Robert Lebel, complète le précédent : « À distance, le Cubisme ne semble pas dépourvu de prétentions scientifiques et son étirement de l’objet en polyèdre étalé pourrait trouver sa justification dans la géométrie non euclidienne. Pourtant les cubistes de la première heure se souciaient peu de philosophie ou de science, ainsi que le rappelle avec regret D. H. Kahnweiler. Leur théoricien en matière avait été Princet, employé d’assurances qui s’était fait à bon compte une réputation de mathématicien à Montmartre, où l’on était séduit surtout par sa drôlerie et son esprit baroque. C’est ce qu’on appréciait également en lui chez les frères Duchamp dont la culture scientifique avait plus de consistance, sans être pour autant dépourvue d’ironie. Marcel, pour sa part, avait tiré des ouvrages de Lobachewsky et de Riemann des conclusions toutes personnelles. Contrairement à ce que l’on a parfois avancé, il n’a jamais introduit directement la quatrième dimension dans ses tableaux de 1912, mais il l’a utilisée dans son système à titre d’inconnue. Il était parti comme toujours d’une observation très simple : un objet à trois dimensions projette une ombre qui n’en comporte que deux. Il en conclut que l’objet à trois dimensions doit être, à son tour, l’ombre d’un autre objet qui en comporte quatre. C’est dans cet esprit qu’il a réalisé graphiquement la Mariée dont il a fait la projection lunaire d’une forme invisible »17. Nous voilà en possession des informations concernant les lectures et la manière « pratique » dont Duchamp entendait « visualiser » la quatrième dimension. Robert Lebel crois qu’elle avait été abordée « à titre d’inconnue ». C’est la manière discrète par laquelle on est informé que la quatrième dimension n’est pas à trouver elle-même dans les structures visuelles du Grand verre, mais uniquement sa projection tridimensionnelle, sinon bidimensionnelle. Duchamp était parfaitement conscient de cet artifice, sachant qu’un espace quadridimensionnel aurait été une utopie au point de vue plastique: « La Mariée est une sorte de mariée mécanique, si vous voulez. Elle n’est pas la Mariée elle-même, c’est le concept d’une mariée que j’ai dû apporter sur la toile d’une manière ou d’une autre, mais à l’époque c’était plus important que j’avais exprimé tout cela par des mots, par des expressions verbales, avant de le dessiner. Ce que le Verre représente en réalité, ce 75 n’est pas la copie d’une mariée vêtue de ses meilleurs vêtements, ou quelque chose comme cela, mais il y a des parties du Verre que l’on nomme Mariée, et d’autres nommées Célibataires. En d’autres termes, les célibataires peuvent être perçus en une sorte de forme non-abstraite, ou du moins dans une forme non-détaillée, c’est-à-dire dans une forme qui n’est pas naturelle. La même chose avec la Mariée, elle est une Mariée inventée par moi (…), un nouvel être humain, mi-robot, mi-quadri- dimensionnel. L’idée de la quatrième dimension était également très importante à cette époque. Tout ce qui possède une forme tridimensionnelle, est, dans notre monde, la projection venue d’un monde quadridimensionnel. Par exemple, ma Mariée serait la projection tridimension- nelle d’une Mariée à quatre dimensions. Bon! Mais si ça passe sur le Verre, ça devient plat, et ma Mariée est une représentation bidimensionnelle d’une mariée tridimensionnelle, qui est, à la foi, la projection quadridimensionnelle de la Mariée sur un monde tridimensionnel »18. La même idée est reprise d’une manière plus synthétique dans les « entretiens » consignés par Pierre Cabanne : « C’était un peu un sophisme, mais enfin, c’était une chose possible. C’est là- dessus que j’ai basé La Mariée dans Le Grand Verre, comme étant une projection d’un objet à quatre dimensions »19. De ces deux témoignages, il résulte clairement que « visualiser » la quatrième dimension était pure utopie. Mais Duchamp partageait la conviction que les difficultés de la « représentation quadridimension- nelle » auraient pu être franchies à l’aide du discours théorique, voire sophistique. C’est pourquoi « avant de dessiner », il voulait exprimer « tout cela » – c’est à dire la quatrième dimension – « par des mots », « par des expressions verbales ». Il est sous-entendu que Duchamp n’espérait pas grand chose du dessin en tant que moyen apte à représenter l’espace à quatre dimensions, car en parlant du Grand Verre, il nous partage qu’à l’époque de son élaboration il n’avait pas eu l’intention d’apporter sur la toile une mariée quadridimensionnelle en « chair et sang », mais uniquement son « concept »20. D’ailleurs, il précise que la Mariée avait été apportée sur la toile «d’une manière ou d’une autre », c’est-à-dire dans une forme relative, en créant une sorte de figure allégorique en tant que substitut de la « vraie Mariée quadridimensionnelle ». Du moment où pour Duchamp « les mots » et les « expressions verbales » avaient une importance égale sinon plus grande que celle du signe graphique quant à l’approximation des limites d’un monde à quatre dimensions, il nous semble juste de nous interroger sur les moyens par lesquels l’artiste voulait « apporter sur la toile », c’est-à-dire de « visualiser » son discours théorique21. Dès le début il avait voulu accompagner son Verre d’une documentation écrite, une sorte de catalogue, partie intégrante du Verre, où chaque détail aurait dû être expliqué, les mots accompagnant l’image22. Ses célèbres « boîtes », la « verte » et la « blanche », n’en sont que le reflet tardif. Par cette « symbiose » l’artiste espérait-il « actualiser » l’image quadridi- mensionnelle proprement-dite, autrement impossible à « apporter sur la toile » ? Peut- être que oui, mais ce qui est certain c’est que forçant les limites du monde quadridimensionel en tant qu’artiste peintre, Duchamp ne parvenait pas à se débarasser de ses habitudes visuelles tridimensionnelles. D’ailleurs il avoue cet échec en nous partageant sa stratégie qui l’avait obligé de remplacer la «mariée quadridimensionnelle» par l’ombre que celle-ci projette sur notre monde tridimensionnel. En d’autres termes, Duchamp est conscient qu’il n’est pas capable de représenter des séquences d’un monde à quatre dimensions autrement qu’en respectant les conventions de la perception et de la représentation tridimensionnelle, mais en leur « ajoutant » des éclaircissements verbaux. Les mots utilisés par Duchamp doivent être interprétés comme des vrais « prolongements » de 76 l’image tridimensionnelle qui manifeste la tendance de s’emparer de la quatrième dimension. Munis d’une force propulsive, ces « prolongements » semblent franchir la frontière qui sépare le monde visible à trois dimensions du monde invisible à quatre dimensions. Afin de s’unir aux « mots trampoline », l’image tridimensionnelle doit subir ses propres avatars, qui la séparent de l’image tridimensionnelle « ordinaire ». Cela signifie que les réalités tridimensionnelles représentées par tel ou tel peintre d’une manière traditionnelle ne sont pas toutes obligatoirement des « projections » venues d’un monde à quatre dimensions. Même s’il ne nous renseigne pas sur le « statut » de ces « ombres », Duchamp induit l’idée que l’artiste qui « opère » avec l’espace à quatre dimensions doit dissocier entre deux catégories d’entités tridimensionnelles: celles qui ne sont que des entités tridimensionnelles ordinaires et d’autres qui s’identifient aux « projections » venues d’un monde à quatre dimensions. Un indice qui pourrait nous guider au cours de cette action séparatrice est précisément le faible degré de réalisme qui caractérise ces «ombres » jetées sur notre monde par les entités quadridimensionnelles. C’est pourquoi il est utile de nous rappeler les propos de Duchamp sur sa Mariée. En parlant de cette œuvre, il indique que : « […] ce que le Verre représente en réalité, ce n’est pas la copie d’une mariée vêtue de ses meilleurs vêtements, ou quelque chose comme cela… ». Donc, l’artiste précise qu’il ne s’agit pas d’une représentation réaliste, mais bien au contraire. C’est pourquoi il est possible de formuler l’hypothèse selon laquelle Duchamp concevait les « ombres » des réalités à quatre dimensions comme des entités tridimensionnelles, crées au point de vue plastique selon les exigences d’un art anti-mimétique, dont le moteur était une « nécessité déformatrice », pour rappeler le célèbre syntagme inventé par Paul Klee23. On peut donc affirmer que la réalité tridimensionnelle à fonction « d’ombre remplaçante » d’une réalité à quatre dimensions se laisse reconnaître chez Duchamp par l’anti-mimétisme formel qui la caractérise et par le corpus de pensées qui l’accompagne, dirigeant l’attention du spectateur – sinon sa compréhension – vers les frontières invisibles d’un monde à quatre dimensions. « Féru » de mathématiques, après avoir lu Lobachevsky, Riemann, Poincaré, ainsi que le Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions d’Élie Jouffret24, Duchamp s’est mis à rédiger les notes préparatoires pour son chef-d’œuvre, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ou Le Grand Verre. On a vu que cette œuvre était non conventionnelle non seulement au point de vue technique, substituant à la peinture à l’huile – que Duchamp détestait depuis 1912 – de nouveaux matériaux, tels le verre, le fil de plomb ou la surface argentée d’un miroir, mais aussi par sa structure, qui comporte deux sections : plastique et « théorique ». Comme nous l’avons déjà précisé, cette dernière aurait dû être ajoutée à l’œuvre proprement-dite sous la forme d’un catalogue explicatif. Durant l’élaboration du Verre, Duchamp renonce à son idée, mais il y en revient ultérieurement, en 1934, lorsqu’il publie sa Boîte verte, et une seconde fois en 1966, avec sa Boîte blanche25. Si la première des « boîtes » restitue des informations essentielles sur l’iconographie du Grand Verre, la seconde renseigne sur l’étendue et la profondeur des connaissances mathématiques de Duchamp, rapportées à la quatrième dimension. Les mots « étendue » et « profondeur » doivent être prises cum granum salis, car il suffit de jeter un coup d’œil dans la Boîte blanche pour se rendre compte que les notes que l’artiste y avait mises sont une preuve péremptoire du fait qu’il n’hésitait pas à « sacrifier » ses habiletés mathématiques sur l’autel de ce qu’on indique ordinairement par le syntagme « gai savoir ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce « maniement » humoristique des concepts et notions mathématiques n’est pas la preuve d’une attitude dadaïste, mais 77 la tentative sincère d’un artiste qui voulait à tout prix matérialiser une utopie. Si Élie Jouffret affirme que malgré la considérable valeur théorique de la géométrie à n- dimensions, il est impossible de « voir » un corps n-dimensionnel26, Duchamp s’entête à imaginer le modèle d’un œil apte à « capter » les images surgies d’un monde à quatre dimensions : « Cet œil 4.dimsll peut être figuré (3 dmsllmt) par une rétine sphérique fermée qui, à la fois, recevrait l’impression de tous les objets tridmsll. de la surface – Cette impression 4 dimsll. de la surface n’est pas un dénombrement (à l’infini) des aspects tridmsll. de la surface. Elle est une formule rétinienne synthétisant cette surface »27 (Fig. 4). Après un tel « tour de force », on n’est nullement surpris de constater que Duchamp s’intéressait également à la perception quadridimensionnelle: « Une forme 4 dimsl est perçue (?) sous un ∞ d’aspects 3 dimsl qui sont les sections de cette figure 4 dimsl avec le nombre infini d’espaces (à 3 dim.) qui enveloppent cette figure. – Autrement dit : on peut tourner autour de la figure 4 dimsl selon les 4 directions de l’étendue. Le nombre de positions du percepteur est ∞ mais on peut réduire à un nombre fini ces différentes positions (comme pour les figures régulières à 3 dim.) et alors chaque perception, dans ces différentes positions, est une figure 3 dimsl. L’ensemble de ces perceptions 3 dimsl de la figure 4 dimsl serait la base d’une reconstitution de la figure 4 dimsl »28. En parcourant ces notes, on peut aisément se rendre compte que chez Duchamp la « perception » quadridimensionnelle se réduit constamment à celle d’une image tridimensionnelle. Il est quand même intéressant de remarquer que l’artiste ne s’interroge pas sur les causes profondes qui empêchent toute « visualisation » de la quatrième dimension. Il y a dans la Boîte blanche certains passages qui glosent sur la nécessité d’une expérience visuelle plus complexe, à laquelle le sens tactile soit associé, afin de « capter », ne fut-ce qu’approximativement, « l’image » quadridi- mensionnelle29. Voilà pourquoi on peut parler plutôt d’un échec, quant à la représentation d’un espace ou d’un objet à quatre dimensions. Pour rendre visibles cet espace et cet objet « d’une manière ou d’une autre » – comme Duchamp s’est exprimé lui-même –, il avait imaginé tout un système qui associe à « l’ombre tridimensionnelle » d’une supposée réalité à quatre dimensions le discours théorique fondé sur une interprétation sui generis des connaissances mathématiques acquises après la lecture des travaux de Riemann, Lobachewsky, Poincaré et Jouffret30. A la différence des auteurs dont les recherches sur Duchamp et la quatrième dimension ont précédé les nôtres, nous sommes persuadés qu’à ces tentatives composites qui unissaient la représentation plastique quasi-traditionnelle au langage écrit fondé sur les recherches mathématiques, il faut ajouter les préoccupations philosophiques que l’artiste partageait avec les autres membres du groupe de Puteaux. On sait qu’ils lisaient et débattaient les livres d’Henri Bergson31. Mais les lectures philosophiques de Duchamp étaient plus vastes, même si sa bibliothèque32 ne nous donne pas des indications précises à cet égard. Nous pensons notamment à la philosophie platonicienne, que Duchamp aurait dû connaître, en jugeant d’après certaines de ses notes comprises dans les deux « boîtes », mais surtout en considérant les liens qui l’unissaient à Constantin Brancusi (Fig. 5), sculpteur dont l’œuvre repose presque entièrement sur des fondements platoniciens33. Si nous prêtons l’attention nécessaire à la signification du mot « ombre », tel que Duchamp l’utilise voulant motiver sa démarche qui a pour but la « visualisation » de la quatrième dimension, certains aspects de la philosophie platonicienne semblent lui venir au secours. Ainsi, le « mythe de la grotte » de la République de Platon illustre à merveille le rapport établi entre le monde quadridimensionnel invisible et son « ombre » visible jetée sur notre monde matériel. À cet égard, il est utile de nous rappeler les mots de Duchamp, déjà cités : « Tout ce qui possède une forme tridimensionnelle, est, dans notre monde, la 78 projection venue d’un monde quadri- dimensionnel. Par exemple, ma Mariée serait la projection tridimensionnelle d’une Mariée à quatre dimensions »34. Fig. 4 – Marcel Duchamp, Rétine sphérique – dessin de la Boîte Blanche. Fig. 5 – Duchamp, Brancusi, Tzara dans l’atelier de l’impasse Ronsin (photo Brancusi). 79 Il faut donc accepter qu’une poétique fondée sur Platon soit apte à soutenir un programme de création plastique qui s’appuie sur les mathématiques non euclidiennes. Duchamp et Brancusi veulent la même chose : rendre visibles des réalités inaccessibles à la vue (Fig. 6). Il est intéressant de nous rappeler que les deux artistes et amis ont été préoccupés constamment de « doubler » leur démarche plastique par un considérable effort théorique, destiné à motiver leur choix stylistique. Les « boîtes » de Duchamp et les « aphorismes » de Brancusi – ceux-ci publiés du vivant de l’artiste – ont un seul et même but : aider le public à comprendre les solutions plastiques choisies, ainsi que la voie par laquelle elles conduisaient vers le message de l’œuvre. Par leur côté « écrivain », Duchamp et Brancusi prenaient soin de divulguer leurs choix stylistique et leurs idées, afin de faciliter au public un juste décodage de l’œuvre. Cette stratégie commune devient manifeste si on juxtapose aux assertions de Duchamp déjà citées les suivantes, dues à Brancusi : « Ce sont des imbéciles qui disent mon travail abstrait; ce qu’ils qualifient d’abstrait est le plus réaliste, car ce qui est réel, ce n’est pas la forme extérieure mais l’idée, l’essence des choses »35. Il y a toutefois une différence entre la manière dont les deux artistes illustrent le rapport établi entre « l’aspect visible » et « l’essence des choses ». Tandis que Duchamp reste conscient qu’il ne représente que la « projection » d’une réalité invisible, Brancusi est persuadé qu’en choisissant la forme abstraite, non- réaliste, il parvient à approximer le contour- même de l’idée invisible. Rendre visibles les choses inaccessibles à la vue matérielle semble être son projet majeur et son ambition à la fois. Fig. 6 – Constantin Brancusi, Muse endormie (photo Brancusi). 80 Il est temps maintenant de remarquer une coïncidence surprenante. Nous savons que Duchamp avait rencontré Brancusi en 1912, l’année-même de l’élaboration de certaines des notices comprises dans les deux boîtes, la « verte » et la « blanche ». D’ailleurs, l’ensemble de ces notices avait été rédigé durant l’intervalle 1912-1915, quand, arrivé à New York, Duchamp avait amorcé son œuvre capitale, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ou Le Grand Verre. Il est donc très probable que visitant Brancusi en tant qu’ami, Duchamp s’était approprié certains aspects de la poétique du sculpteur, fondée sur la philosophie platonicienne. Simultanément il avait essayé « enseigner » à Brancusi la quatrième dimension. Entrevoyant la coïncidence qui existait entre ses propres convictions et la poétique du sculpteur, il voulait peut-être mettre à la disposition de son ami un instrument théorique, voire mathématique, apte à approfondir et à élargir ses conceptions platoniciennes. Les reflets d’une pareille pédagogie sont à trouver dans la bibliothèque de Constantin Brancusi. En parcourant son inventaire, on constate non sans surprise la présence d’un certain nombre de livres, dont les titres et le contenu illustrent les préoccupations des membres du groupe de Puteaux36. La liste dressée au Centre Georges Pompidou37 nous réserve une surprise, en nous renseignant que les pages de certains de ces volumes n’ont été même pas coupées, signe que Brancusi ne leur a pas accordé une grande importance. Sachant que Duchamp rencontrait Brancusi depuis 1912, leur amitié se consolidant avec le temps, nous croyons que ces livres que Brancusi avait dédaignés, mais qu’il avait quand même gardés dans sa bibliothèque, étaient des cadeaux que Duchamp lui avait faits au début de leur amitié. Il est intéressant de savoir que l’année de la parution des volumes mentionnés correspond à l’intervalle de l’élaboration des notes préparatoires pour Le Grand Verre38. Examinant cette partie de la bibliothèque de Brancusi, on est tenté de supposer qu’elle représente le reflet d’une certaine pédagogie que Duchamp avait exercée sur la personne du sculpteur. L’hypothèse semble être confirmée par un témoignage de l’auteur du Grand Verre, qui se plaignait lors d’un entretien entre amis que le sculpteur n’était pas sensible aux nouvelles suggestions aptes à reformuler sa pensée et, par extension, sa poétique39. Mais l’échange d’idées avait un double sens : Duchamp enseignait à Brancusi la quatrième dimension d’une manière discrète, en lui offrant des livres, s’emparant à la fois du « système platonicien » de son ami, qui rendait visibles les idées platoniciennes. Ainsi, Duchamp n’était plus obligé de reproduire uniquement « l’ombre » tridimensionnelle des réalités quadridimensionnelles, mais, par l’intermédiaire des idées platoniciennes, ces réalités pouvaient passer directement dans l’œuvre. Ce qui signifie que Duchamp avait établi un rapport d’équivalence entre les idées platoniciennes et les réalités quadridi- mensionnelles. En jugeant d’après les notes comprises dans les deux « boîtes », nous croyons qu’au moins pour le groupe des célibataires, Duchamp agissait en authentique platonicien. En voilà un exemple extrait du chapitre Apparence apparition, inclus dans la Boîte blanche : « Ces couleurs natives dans l’apparition déterminent les couleurs réelles à changements dus à l’éclairage extérieur dans l’apparence par teinture physique. Elles se rapportent généralement à des matières. Il y a une seule couleur native chocolat qui sert à déterminer tous les chocolats »40. La démonstration de Duchamp s’appuie sur des notions corrélatives, qui illustrent le rapport dichotomique sur lequel Platon avait fondé sa pensée : « couleurs natives » – « couleurs réelles », « apparence » – « apparition » en sont des exemples. Tandis que les « couleurs natives » et « l’apparition » correspondent au monde des idées platoniciennes, les « couleurs réelles » et « l’apparence » n’en sont que le faible reflet. En parcourant la fin du fragment cité, il devient clair que « la couleur native chocolat » est l’archétype chromatique de « tous les chocolats ». Il est sous-entendu que le mot « archétype » se charge d’une signification platonicienne. 81 Deux témoignages consignés par Arturo Schwarz, offrent des renseignements selon lesquels les célibataires du Cimetière des uniformes et livrées ou les Moules Mâlic41 (Fig. 7) se laissent interpréter en tant qu’archétypes platoniciens : « […] les Moules Mâlic ne sont pas les formes elles-mêmes puisqu’elles sont à l’intérieur, les moules étant plutôt des sortes de catafalques, de cercueils. Un cercueil debout pour chaque forme – et il est évident que les cercueils n’ont pas la forme des cadavres qu’ils abritent. Pour simplifier les choses, je n’ai pas voulu entrer dans le détail de chaque forme – et mon idée d’utiliser le gaz était bonne car le gaz pouvait prendre la forme de la chose, m’évitant ainsi de le dessiner matériellement ; car l’idée de la chose était plus importante que le dessin même ; et puis le dessin très détaillé d’un agent de police m’aurait pris trop de temps, je serais encore probablement au travail »42. La seconde variante du même témoignage, légèrement modifiée, nous offre des arguments d’une plus grande précision quant aux convictions platoniciennes de Duchamp : « Cette œuvre réalise donc l’idée de formes en soi, les formes étaient à l’intérieur. Les Moules étaient plutôt une espèce de catafalque ou de cercueil… Pour tout simplifier, je n’ai pas voulu détailler de très près ces formes et ce fut une bonne idée d’utiliser le gaz, qui pouvait prendre la forme d’une chose que je n’étais plus obligé de dessiner, car l’idée de la chose était plus importante que son dessin effectif, et le dessin effectif très détaillé d’un policier m’aurait pris trop de temps… »43. Nous pensons qu’au point de vue platonicien, les deux assertions relatives aux « célibataires » parlent d’elles-mêmes. Quand Duchamp nous informe que « cette œuvre réalise […] l’idée de formes en soi », il est clair que l’artiste avait en vue non pas la forme que l’on voit, mais bien au contraire, le principe-même de la réalité dite forme, qui se soustrait à toute perception sensorielle. De même que pour la couleur chocolat « il y a une seule couleur native chocolat qui sert à déterminer tous les chocolats », il faut accepter que « la forme en soi » est capable d’engendrer toutes les formes perceptibles. Mais si nous nous rappelons que pour l’artiste la forme quadridimensionnelle invisible est une synthèse de touts les aspects de son « ombre tridimensionnelle visible »44, aspects qui « enveloppent » la figure quadridimensionnelle comme une sorte d’aura, on parvient à déduire que « la forme en soi » appartient au monde des idées platoniciennes et au « règne quadridimensionnel » à la fois. C’est pourquoi, en parlant d’un Duchamp- platonicien, on parle également d’un Duchamp préoccupé à rendre visibles l’espace et les réalités quadridimensionnels. En inventant ce que l’on pourrait désigner comme « stratagème de la bière », Duchamp n’est plus obligé à contourner matériellement la forme quadridimension- nelle. Il lui suffit « d’abriter la forme en soi », de nature quadridimensionnelle, dans une « bière » tridimensionnelle, qui se soustrait à toute perception sensorielle. En prêtant attention aux deux variantes du même témoignage, on peut remarquer que les « uniformes » du Cimetière des uniformes et livrées n’étaient pas des uniformes réels au point de vue matériel, mais « l’idée platonicienne d’uniforme », c’est-à-dire la cause ultime de tous les uniformes existant matériellement. Duchamp était conscient que « dessiner » ce principe fondateur était une impossibilité. En optant pour la variante réaliste, voire mimétique, l’artiste aurait été obligé à représenter matériellement tous les uniformes qui existent au monde. D’ailleurs, il nous communique avec humour qu’en procédant de la sorte, il aurait été probablement « encore au travail ». Duchamp ne craignait donc pas l’effort exigé par la représentation réaliste d’un uniforme, mais uniquement la transposition dans le « règne visible » d’un uniforme-idée invisible, à quatre ou à « n » dimensions. Si dessiner cet uniforme- principe était chose impossible, Duchamp ne voyait aucun empêchement à le « remplir » avec du gaz, qui aurait pris la 82 forme quadridimensionnelle de cet uniforme. Voilà la manière humoristique, genre « gai savoir », qui l’aidait à franchir les frontières séparatrices des mondes tri, quadri, ou n-dimensionnels. La Mariée mise à nu par ses célibataires, même avait été créée à New York, durant l’intervalle 1915-1923. Selon Duchamp, le chef-d’œuvre est resté « définitivement inachevé »45. Nous ignorons les causes profondes de ce fait, que l’artiste cherchait à dissimuler en invoquant sa paresse46. Il est possible qu’à la fin de son travail au Verre, Duchamp ait soudain réalisé l’échec de son entreprise, voué à la « visualisation » d’un espace et des créatures à quatre dimensions. Ou faut- il plutôt combiner l’hypothèse de la paresse avec l’utopie du projet ? Ce qui est certain c’est que dans œuvre de Victor Brauner nous avons pu découvrir deux toiles distinctes au point de vue stylistique, mais qui ensemble reconstituent la majeure partie de l’iconographie et de la signification du Grand Verre, y compris le « mécanisme érotique », dont le fonctionnement a pour but la « mise à nu » de la Mariée. Il s’agit de Passivité courtoise (Fig. 8) et de Tête et deux boxeurs47 (Fig. 9). En considérant attentivement la toile que Brauner avait intitulée Passivité courtoise, on s’aperçoit que cet œuvre enferme deux images distinctes, mais superposées en profondeur : une première transparente et marquée par la planéité, comme si Brauner l’avait peinte sur la surface transparente d’une vitre, et une seconde caractérisée par une construction spatiale plutôt classique, conçue en tridimensionnel, et, par conséquent, offrant au regardeur l’illusion de la profondeur. La première de ces deux images enferme des épures géométriques, semblables jusqu’à l’identité aux Neuf Moules Mâlic de Marcel Duchamp. Examinant ces deux images qui constituent par superposition Passivité courtoise, on constate qu’il y a une évidente transition entre les épures mentionnées et la construction anthropomorphe, mi-homme mi-mannequin située au centre même de la toile. Par l’iconographie qu’il avait choisie, Brauner suggère soit que le principe masculin figuré à l’aide des épures se dissipe dans la multitude des hommes personnalisés, soit que chaque individu mâle est appelé à s’unir à son principe fondateur, c’est-à-dire à l’idée platonicienne de masculinité, pour rejoindre finalement la Mariée. Celle-ci personnifie pour Brauner et pour Duchamp le principe féminin même. Nous pouvons nous interroger si la ressemblance entre les épures de Brauner et les Moules mâlic de Duchamp n’est pas une simple coïncidence ? Si l’on tient compte que dans l’iconographie de Passivité courtoise la transition de la figure mâle aux épures est évidente et indubitable, la réponse doit être négative. À cet argument nous ajoutons un second, que l’on découvre en approfondissant l’iconographie de Passivité courtoise. Nous pensons au détail bien déterminé du « toboggan », que Duchamp avait projeté pour son Verre, mais qu’il avait éliminé, lorsqu’il avait décidé de laisser son chef-d’œuvre inachevé (Fig. 10). Si chez Duchamp le détail manque, même s’il avait été projeté, à Brauner, par contre, il est présent. On peut donc conclure non seulement que Brauner était au courant de l’iconographie et de la signification du Grand Verre, mais qu’il connaissait à fond le projet du chef- d’œuvre, que Duchamp allait « vulgariser » par l’intermédiaire de la Boîte verte, quatre ans après Passivité courtoise. Même si la rencontre des deux artistes n’est pas documentée pour le début des années trente, nous sommes en possession d’un important témoignage qui au moins nous permet de supposer la voie par laquelle Victor Brauner aurait pu obtenir des informations concernant l’iconographie du Grand Verre48. Le peintre surréaliste d’origine roumaine est arrivé à Paris en 1925, où, selon son propre aveu, il avait rencontré Man Ray49 (Fig. 11). Or, à l’époque, celui-ci était peut-être la seule personne qui connaissait le tréfonds de la Mariée mise à nu par ses célibataires, même, si l’on songe qu’il était ami intime de Duchamp et qu’il l’a vu dans son atelier de New York, en élaborant son Verre50. Il 83 faut donc accepter que le « tandem » Duchamp-Man Ray s’est mis dès 1925 à faire publicité dans les milieux artistiques à la Mariée, et précisément en Europe, où le chef-d’œuvre était encore presque inconnu51. Il est possible qu’à l’époque de son séjour parisien Duchamp eut senti que les liens qui l’unissaient à l’original du chef-d’œuvre étaient en train de se rompre, du moment où, en écrivant le 26 juillet 1923 à son élève et amie Ettie Stettheimer, à New York, il affirme : « Je ne pense pas repartir en Amérique maintenant – Plus tard mais quand? Je n’ai aucune idée […] »52. Le zèle missionnaire de l’auteur du Grand Verre et de Man Ray ne doit pas surprendre, du moment où Duchamp avait procédé de la même manière en 1918, à Buenos Aires, lorsqu’il avait demandé à Henri-Martin Barzun des œuvres et des livres concernant le cubisme, afin « d’exporter » le mouvement en Argentine, à l’aide d’une exposition53. Quant à Victor Brauner, il s’est montré très réceptif aux suggestions de Man Ray, car déjà en 1925 il avait élaboré sa toile intitulée Tête et deux boxeurs, la première des deux qui reconstituent ensemble la Mariée de Duchamp, « transposée » dans les matériaux traditionnels de la peinture à l’huile, que l’auteur du Grand Verre voulait fuir dès 191254. On peut donc se demander pourquoi Duchamp avait-il accepté cette « rechute » dans une technique et un espace figuratif qu’il considérait périmés ? Nous pensons à la peinture à l’huile et à l’espace tridimensionnel. Le mot « vulgarisation » en pourrait être la réponse juste. Duchamp voulait, semble-t-il à tout prix, informer les milieux artistiques parisiens sur sa Mariée mise à nu par ses célibataires, même, qu’il avait abandonnée en Amérique chez ses amis et mécènes Louise et Walter Arensberg, et ensuite chez Katherine S. Dreier. Fig. 10 – Marcel Duchamp, Le Grand Verre – détail du « toboggan ». 84 Fig. 11 – Man Ray en 1924. Revenant aux problèmes de l’espace plastique, il est sous-entendu que le système de la représentation tridimensionnelle était surtout désirable dans une pareille entreprise de vulgarisation. Afin de faciliter la transmission et sans aucun doute la réception des idées contenues dans son chef-d’œuvre, il est à supposer que Duchamp voulait les transposer dans un langage accessible au public. En délégant à Victor Brauner la mission de « refaire » le Grand Verre dans le tridimensionnel, Duchamp était conscient qu’il ne risquait pas grand chose en abandonnant ses ambitions concernant la quatrième dimension, du moment où selon la leçon apprise de Princet, il était possible de « visualiser » les réalités quadridimensionnel- les par « l’ombre » tridimensionnelle qu’elles projettent sur notre monde. 85 On peut sans aucun doute se demander pourquoi le « choix » de Duchamp s’est arrêté sur Victor Brauner, pourquoi avait-il décidé de lui déléguer la mission de « reconstituer » par des moyens plastiques plutôt classiques le message de son chef- d’œuvre révolutionnaire? Essayons à répondre à cette question en lançant des hypothèses. Lorsqu’il avait rencontré Man Ray dans le « cénacle roumain » qu’il évoque dans son témoignage, Victor Brauner était très jeune. Son esprit était donc réceptif à des suggestions et des idées nouvelles. La seconde raison pour laquelle Duchamp aurait « élu » Brauner doit être cherchée dans les options avant-gardistes du jeune peintre : il était déjà un adepte du dadaïsme55 et en train de rejoindre le mouvement surréaliste. Or, à part son aversion pour la peinture à l’huile, que les surréalistes pratiquaient de préférence, Duchamp appréciait leur art, du moment où il affirme : « Le surréalisme s’est emparé au début d’une petite partie du dadaïsme. Ultérieurement il est devenu une modalité positive de développement, ayant ses droits à lui, fondés sur le rêve, l’inconscient et la fantaisie. Les surréalistes s’intéressaient plutôt à l’esthétique qu’à la vie. En nous rapportant à la peinture, on peut affirmer que le surréalisme manifestait un penchant pour la réhabilitation de l’inconscient. Toute la période qui commence avec Courbet et Delacroix, passant par les impressionnistes, pointillistes, fauves et cubistes, était préoccupée par la perception rétinienne. (…) Le visible s’arrêtait dans la zone de la toile et dans celle de l’œil. Le grand avantage des surréalistes consistait dans le fait qu’ils ont de nouveau initié au profit du regardeur ainsi qu’à celui du peintre le recours à la substance grise »56. En parcourant le témoignage cité ci- dessus, il n’est pas difficile de reconnaître le parcours du jeune Victor Brauner, qui, sympathisant les dadaïstes, était prêt à adhérer au surréalisme, après avoir épuisé dans son pays natal les expériences expressionnistes et cubistes. En jugeant d’après certains détails de Tête et deux boxeurs et Passivité courtoise, aidé par Man Ray, Brauner devait avoir approfondi très sérieusement Le Grand Verre, y compris les idées concernant la quatrième dimension, que Duchamp n’allait divulguer – on l’a vu – qu’après 1934, avec sa Boîte verte d’abord et, quelques décennies plus tard, avec la blanche. Le moment coïncide avec celui de la parution du Phare de la mariée, première exégèse consacrée par André Breton à la Mariée mise à nu par ses célibataires, même57. Le poète surréaliste doit donc être considéré comme le second et, sans aucun doute, le plus célèbre vulgarisateur du Grand Verre, car au début des années trente, Brauner n’était pas encore parvenu à la notoriété. C’est pourquoi la confiance que Duchamp lui avait accordée par l’intermédiaire de Man Ray ou peut-être lui-même, en personne, nous semble d’autant plus incitante et mystérieuse. Il ne faut pas oublier que les avant-gardistes roumains, Brauner y compris, et Marcel Duchamp ou Man Ray parmi les étrangers, étaient les amis de Brancusi, qu’ils fréquentaient assidûment à l’époque. Donc, il n’est pas exclus que Brauner aurait pu rejoindre Duchamp lorsqu’il élaborait Tête et deux boxeurs et Passivité courtoise, même si les traces d’une pareille rencontre ne sont pas à trouver dans les archives. Duchamp et Man Ray étaient d’ailleurs présents en 1925 à Paris, l’année du premier voyage de Brauner en France. En corroborant les divers témoignages, nous avons pu reconstituer les va-et-vient de Duchamp entre New York et Paris58, pour démontrer que si une rencontre Brauner-Duchamp n’est pas mentionnée dans les documents pour cet intervalle temporelle, elle aurait été néanmoins possible. Seule une pareille circonstance est en mesure d’expliquer la précision avec laquelle Brauner maniait les détails iconographiques du Grand Verre, ainsi que les conceptions de Duchamp concernant l’espace tri-, quadri- et pluridimensionnel. Le peintre surréaliste semblait être au courant des préoccupations 86 de Duchamp, désireux de « construire un œil 4 dimensionnel ». En parcourant une note de la Boîte blanche, écrite au dos d’une facture de gaz datée du 11 novembre 1914, nous apprenons que : « Une circonférence passe (pour l’œil 3 dimsl se déplaçant au-dessus et au-dessous jusqu’à ce que le rayon visuel soit dans le plan contenant la circonférence) par beaucoup de formes déterminées conventionnellement par les lois de la perspective linéaire. (Une sphère pour l’œil 3 dimsl est toujours égale à elle-même quel que soit le point de vue). Mais une sphère (pour la perception 4 dimsl se déplaçant 4 dimensionnellement jusqu’à ce que les rayons deviennent les rayons visuels de l’œil 3 dimsl ordinaire) passe par beaucoup de formes depuis sphère 3 dimsl diminuant peu à peu de volume sans diminuer de rayon jusqu’à simple circonférence plane »59. La note doit être corroborée à une autre : « Dans le continu 4 dimsl, le plan est toujours vu comme une ligne. Il n’a plus de développement perspectif. La ligne est vue comme point. Développer comment est vu le volume. (Définir cette perception d’ensemble). L’objet 3 dimsl vu dans le continu 4 dimsl est perçu d’ensemble (A-t- il un envers et un endroit comme le plan vu dans l’espace?) »60. Fig. 12 – Brauner chez Brancusi en 1930 (photo Brancusi). 87 De ces deux témoignages il résulte que selon Duchamp un réductionnisme ayant comme résultat la perception en surface est spécifique à la vue quadridimensionnelle. Il est temps maintenant d’examiner encore une fois Passivité courtoise, et de nous rappeler que l’image créée par Brauner est « décomposable » en deux autres, distinctes au point de vue du régime de la représentation plastique. L’une est plane, l’autre tridimensionnelle, la seconde assumant les règles de la perspective classique, imposées depuis la Renaissance. En proposant ces images à une lecture simultanée, Victor Brauner voulait peut- être suggérer que l’une est destinée à l’œil ordinaire, voué à la perception tridimensionnelle, tandis que l’autre à l’œil et à la vue quadridimensionnelle. Leur superposition semble indiquer que le vrai sujet de Passivité courtoise est la perméabilité de ces mondes, favorisant le passage de la réalité tridimensionnelle à celle à quatre dimensions et vice versa. Les Moules mâlic empruntés à Duchamp, mais envisagés dans une version plane, ainsi que leur voisinage avec le mannequin tridimensionnel mâle en sont la preuve irréfutable. D’ailleurs, la planéité en tant que moyen expressif avec certaines retombées sur la signification de l’œuvre avait préoccupé Victor Brauner dès 1925, lorsqu’il a créée Tête et deux boxeurs. Chronologiquement, c’est la première des deux toiles dont le contenu renvoie à la Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Nous y trouvons deux détails iconographiques qui permettent d’identifier cette Tête à la Mariée de Duchamp. Il s’agit du « combat de boxe » (Fig. 13), placé au centre même de l’image, et du bandeau argenté d’en bas, qui correspond à la « robe de la Mariée ». À l’époque où Brauner s’intéressait au Grand Verre, la « robe » existait toujours. Le Verre s’est cassé en 1926, à New York, à Brooklyn Museum, à l’occasion de l’International Exhibition of Modern Art, organisée par Marcel Duchamp au profit de la « Société Anonyme » (Fig. 14), dont il était le cofondateur, avec Katherine S. Dreier, la propriétaire, à ce moment, du chef-d’œuvre. En 1933, l’artiste avait découvert l’endommagement. Le Verre fut restauré en septembre 1936 à West Redding, où siégeait la collectionneuse (Fig. 15). À cette occasion, Duchamp avait sacrifié le détail de la Robe. Sur son état originaire, Arturo Schwarz nous rapporte : « Un autre élément était détruit et dut être refait : le vêtement de la Mariée. À l’origine, il était composé de trois bandes de verre parallèles, traversant horizontalement le Verre dans toute sa largeur et séparant ainsi le Domaine de la Mariée de l’Appareil Célibataire. Lors de la réparation, une solide corniche d’acier remplaça le fragile vêtement de verre; toutefois, afin de rappeler la version primitive, trois bandes de verre sortent de la corniche métallique »61. Tandis que le « combat » avait été projeté par Duchamp et ultérieurement exclus de l’iconographie du Grand Verre, la « robe » était initialement présente, mais « sacrifiée » durant les opérations de restauration que Duchamp avait entreprises entre mai et septembre 1936. Si Tête et deux boxeurs obéit à une vision en surface, c’est parce que Duchamp avait conçu sa Mariée en tant que « projection » tridimensionnelle d’une Mariée quadridimensionnelle. Or, nous avons pu constater que, selon Duchamp, le passage de la quatrième à la troisième dimension, perceptible par l’œil ordinaire ou anatomique, se fait à l’aide du volume devenu superficie62. Selon les notices comprises dans la Boîte blanche que nous avons citées, ainsi que selon les deux toiles par lesquelles Brauner s’attaque au thème de la Mariée, on est obligé de constater qu’après les vaines tentatives de Duchamp de « capter » visuellement la quatrième dimension, la question d’une vraie « rechute » dans le tridimensionnel se pose. Nous sommes certains que Duchamp était conscient de cet échec au temps même où il était préoccupé par la « vulgarisation » de sa Mariée, en « déléguant » le thème à Victor Brauner. Il est très probable que les résultats du jeune peintre surréaliste n’étaient pas tout à fait satisfaisants pour Duchamp. C’est peut-être la raison pour laquelle l’auteur de la Mariée avait décidé de reprendre vers la fin de sa 88 vie son thème capital, qu’il avait déclaré dès 1923 comme « définitivement inachevé »63. Pour que le processus de la « chute » soit complet, Duchamp avait conçu une « seconde Mariée » sous la forme d’une installation déployée dans les trois dimensions de l’espace ordinaire. Il s’agit de son œuvre posthume intitulée Étant donnés : 1. La chute d’eau, 2. Le gaz d’éclairage (Fig. 16), qu’il avait élaborée en secret durant l’intervalle 1946-196664. Nous devons l’identification d’Étant donnés à la Mariée mise à nu par ses célibataires, même aux travaux d’Anne d’Harnoncourt, en collaboration avec Walter Hopps et Kynaston McShine, ainsi qu’à ceux d’Octavio Paz65. À juste titre, on peut s’interroger sur les raisons qui avaient déterminé l’artiste à concevoir une seconde variante de sa Mariée – une troisième si l’on songe aux toiles de Victor Brauner – en lui donnant cette fois une expression volumétrique réelle, sans plus passer par l’artifice de la perspective classique, redevable à la Renaissance. Étant donnés est une sorte de diorama, qui combine l’objet tridimension- nel à l’image mimétique, suggérant un « continuum » dont la vocation est de remplacer la réalité même. En modelant ou plutôt moulant le corps de la femme sculpteur Maria Martins, devenue à l’époque de l’élaboration d’Étant donnés sa maîtresse66, Duchamp voulait peut-être indiquer une nouvelle voie par laquelle la quatrième dimension se laissait conquérir. Nous croyons que le rapport d’équivalence quatrième dimension-platonisme qu’on a essayé de mettre en évidence lors de nos interprétations portées sur le Grand Verre, est à retrouver dans cette dernière œuvre. Duchamp était capable de « reconnaître » les ombres tridimensionnelles que les êtres quadridimensionnels projettent sur notre monde dépendant des trois dimensions de l’espace. Fig. 13 – Victor Brauner, Tête et deux boxeurs – détail. 89 Fig. 14 – Marcel Duchamp, Le Grand Verre à l’International Exhibition of Modern Art, 1926, Brooklyn Museum, New York. 90 Fig. 15 – Duchamp à West Redding, chez Katherine S. Dreier, 1936. Faut-t-il conclure que ces « ombres » s’entremêlent aux êtres tridimensionnels ordinaires ? Sans aucun doute oui, du moment que par sa transparence Le Grand Verre suggère une pareille cohabitation (Fig. 17). Mais alors, on peut s’interroger sur les principes d’élection qui facilitaient à Duchamp le « triage ». Il est possible que la réponse réside dans la différence saisissable entre les mots « apparition » et « apparence », que Duchamp mentionne dans sa Boîte blanche. Tandis que « l’apparition » correspond à l’essence des choses, à leur archétype, « l’apparence » est une sorte « d’ombre » de la première67. En nous rappelant que le modèle dont Duchamp s’était servi afin d’extraire le moule féminin d’Étant donnés était sa maîtresse, nous pensons que l’artiste réussissait à passer de l’apparence à l’apparition en se laissant guider non pas par la pure indifférence, comme il le faisait pour le choix de ses ready-mades, mais, bien au contraire, par le plus ardent des sentiments. Celui-ci lui indiquait, semble-t- il avec un maximum de précision, « l’ombre visible » qu’un être quadridimensionnel invisible projetait dans son immédiate proximité. Henri Poincaré – auquel Duchamp renvoie dans sa Boîte blanche68 – avait lui aussi « identifié » ces êtres, qui, selon le mathématicien, étaient « susceptibles de définition précise comme ceux de l’espace ordinaire, […] mais [que] nous ne pouvons en aucune façon représenter »69. En guise de conclusion, nous allons affirmer que l’échelle descendante des dimensions de l’espace, correspondant à une « rechute » de quatre à trois dimensions, est le « support matériel » que ces « ombres » revêtent finalement, afin de devenir « œuvre d’art ». Le passage de la quatrième dimension aux trois dimensions de l’espace ordinaire est en fait une sorte d’abdication. Duchamp l’avait avoué lors d’une interview datant de 1966 : 91 « Je dirais que j’aime la quatrième dimension comme dimension supplémentaire de notre vie. Nous avons connu un mathématicien amateur, Princet, avec lequel on avait l’habitude de discuter. Voyez-vous, maintenant je ne vis que dans trois dimensions »70. Il est significatif que le témoignage date de la fin de l’élaboration d’Étant donnés, dernière œuvre créée par Duchamp dans un total isolement et en secret. 1 « Vous savez, j’ai toujours voulu être mathématicien, mais pour cela je n’ai pas eu jamais assez de substance en moi ». Cleve Gray, Art in America, julliet-août 1969, p. 21, apud Serge Stauffer, Marcel Duchamp, Interviews und Statemets, Stuttgart, 1992, p. 200; « Bien sûr que j’étais toujours intéressé par les mathématiques, mais pas sérieusement. Jamais. Je n’avais pas les aptitudes nécessaires pour devenir un mathématicien ». Jean- Marie Drot, pellicule de 1963, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 162. 2 Jeanne Siegel, Some Late Thoughts of Marcel Duchamp, in Arts Magazine (New York), XLIII/3, décembre 1968–janvier 1969, p. 21–22, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 213. 3 Duchamp lui-même s’est exprimé une fois à l’égard des rencontres dominicales de chez ses frères, à Puteaux, où on s’entretenait sur « (…) les mathématiques, la quatrième dimension, la philosophie de Bergson et beaucoup d’autres thèmes. (…) Lui-même avait lu à l’époque Lobaschewski et Riemann » Fragment cité d’un texte que William Camfield avait rédigé à la Yale University, New Haven, Connecticut, en 1961, in Dieter Daniels, Duchamp und die anderen, Der Modellfall einer künstlerischen Wirkungsgeschichte in der Moderne, Cologne,1992, p. 295–296. 4 « Vous vous souvenez que le Nu descendant un escalier avait été refusé aux Indépendants de 1912. C’est Gleizes qui est à l’origine ; la toile avait causé un tel scandale qu’avant l’ouverture il chargea mes frères de me demander de retirer le tableau ». Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, 1995, p. 39. 5 Le second titre, raccourci de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. 6 Linda Dalrymple Henderson, Marcel Duchamp and the New Geometries, in The Fourth Dimensions and Non-Euclidean Geometry, in Modern Art, Princeton, 1983, p. 117–163. Du même auteur, voir aussi Duchamp in Context : Science et Technology in the Large Glass and Related Works, Princeton, 1998 (2005, seconde édition). 7 Voir note 1. 8 Voir note 4. 9 Voir Marcel Duchamp, Duchamp du signe – Écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, 1994, p. 105–141. 10 Elmer Ernest Southard, Mll. De l’Escalier. In Frederick P. Gay, Open Mind – Elmer Ernest Southard, 1876-1920, Chicago, Normandie House, 1938, p. 315-316, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 21. 11 Voir L. D. Henderson, Duchamp’s Introduction to n-Dimensional and Non-Euclidean Geometry, in art. cit., p. 122–130. 12 James Johnson Sweeney, Eleven Europeans in America, in The Museum of Modern Art Bulletin, New York, XIII / 4–5, 1946, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 38. 13 Maurice Princet. 14 Marcel Duchamp (Pierre Cabanne), op. cit., p. 29. 15 Il est intéressant d’observer que Duchamp ne se rappelle pas, ou feint de ne pas se rappeler le nom du vulgarisateur de la quatrième dimension qui était Gaston Pawlowski, auteur du Voyage au Pays de la quatrième dimension, paru en Comoedia à partir de 1908. Voir Marcel Duchamp (Pierre Cabanne), op. cit., p. 48. 16 Ibidem. 17 Robert Lebel, Sur Marcel Duchamp, Paris, 1959, p. 27. 18 George Heard Hamilton, New York et Richard Hamilton, Londre, Marcel Duchamp Speaks, transmis par BBC-Third Program (série Art, Anti- Art), octobre 1959, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 80. 19 Marcel Duchamp (Pierre Cabanne), op. cit., p. 50. 20 « […] il y a des parties du Verre que l’on nomme Mariée, et d’autres nommées Célibataires». Voilà une formule de Duchamp qui nous ramène directement au «nominalisme pictural ». Pour ce problème, situé à la limite de l’expression plastique et de ses retombées sur le domaine philologique ainsi que sur celui concernant la philosophie, voir Hans Belting, Der Blick hinter Duchamps Tür – Kunst und Perspektive bei Duchamp. Sugimoto. Jeff Wall, Walter König, Cologne, sans date, p. 19. 21 Duchamp avait conçu une sorte de continuum plastique-linguistique, lorsqu’il avait rédigé le suivant fragment de sa Boîte Verte : « Prendre un dictionnaire Larousse et copier tous les mots dits “abstraits”, c’est-à-dire qui n’aient pas de référence concrète. Composer un signe schématique désignant chacun de ces mots (ce signe peut être composé avec les stoppages étalon). Ces signes doivent être considérés comme les lettres du nouvel alphabet. […] Cet alphabet ne convient qu’à l’écriture de ce tableau très probablement ». Voir Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), Duchamp du signe, Paris, 1994, p. 48. 22 « J’ai voulu donc lui attacher (au Grand Verre, n.n., C.V.) un livre, ou plutôt un catalogue genre Notes 92 “Armes et Cycles de Saint-Etienne”, dans lequel chaque détail aurait dû être expliqué et catalogué. » Alain Jouffroy, Conversation avec Marcel Duchamp (New York, décembre 1961), in Une Révolution du regard, Paris, Gallimard, 1964, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 131. 23 Voir Paul Klee in Jena 1924, der Vortrag (Paul Klee à Iéna 1924, la conférence), Minerva, Jenaer Schrifften zur Kunstgeschichte, volume 10, Iéna, 1999, p. 53. 24 Dans sa Boîte blanche Duchamp renvoie expressément à cet auteur et à son ouvrage. Voir Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p. 127. 25 La Boîte blanche avait été conçue après que son auteur a retrouvé, tardivement et accidentellement, ses anciennes notes concernant Le Grand Verre. 26 Dans l’introduction à son Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions. Voir Linda Dalrymple Henderson, art. cit., p. 124. 27 Note de la Boîte blanche (À l’infinitif), in Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p. 133. 28 Ibidem, p. 127. 29 « Une reconnaissance tactile 3 dimsl promenade autour permettra peut-être une reconstruction imaginative des nombreux corps 4 dimsl pouvant porter cette perspective dans le milieu 3 dimsl. » Ibidem, p. 125. 30 Ces mathématiciens peuvent être considérés comme les « maîtres » de Duchamp en matière de quatrième dimension. 31 Voir note 3. 32 A en croire Duchamp, sa bibliothèque n’était pas très vaste : « […] Ce pourrait être le premier Lautréamont que j’avais eu en 1912 ou environ. En tout cas j’aimerais le garder comme un des 5 ou 6 livres qui forment toute ma bibliothèque. » Lettre que Duchamp envoie le 8 ou 9 décembre 1946 à Yvonne Chastel, in Francis M. Naumann & Hector Obalk, Affectt Marcel – The Selected Correspondence of Marcel Duchamp, Londre, Thames & Hudson (sans date), p. 258. 33 Pour ce problème, voir nos travaux Brâncuşi iniţiatul (Brancusi l’initié), Bucureşti, 1993 et Concepte ale poeticii lui Constantin Brâncuşi (Concepts de la poétique de Constantin Brancusi), Bucarest, 1999, p. 45–119. 34 Voir note 18. 35 Brancusi suppose, sans aucun doute, que la « carcasse » visible s’oppose à « l’essence » invisible. Brancusi cité par Claire G. Guilbert, in Prisme des Arts (Paris), 12/1957, p. 6, apud Friedrich Teja Bach, Constantin Brancusi, Metamorphosen Plastischer Form, Cologne, 1987, p. 351. 36 Les réunions dominicales de Puteaux, dans la banlieue parisienne, au numéro 7, rue Lemaître, sont à situer entre 1908–1912. Voici la liste quasi complète des participants : Guillaume Apollinaire, Henry Le Fauconnier, Roger de la Fresnaye, Frank Kupka, Fernand Léger, Jean Metzinger, Maurice Raynal, Georges Ribemont-Dessaignes. Noms auxquels s’ajoutent ceux d’Albert Gleizes, Alexandre Mercereau et Henri-Martin Barzun, trois ex-membres du phalanstère de Créteil. Francis Picabia, lui, n’était à Puteaux qu’un hôte occasionnel des frères Duchamp. C’est Raymond Duchamp-Villon, Jacques Villon (Gaston Émile Duchamp) et Marcel Duchamp qui y jouaient les amphitryons. On y pouvait croiser aussi Jacques Nayral et Maurice Princet – ce dernier le mathématicien amateur du groupe –, ou bien Gino Severini, signataire en 1910, avec quatre autres peintres italiens – Umberto Boccioni, Carlo Dalmazzo Carrà, Luigi Russolo et Giacomo Balla –, du Manifeste des peintres futuristes. La société était complétée par Sonia et Robert Delaunay, André Marc, Olivier Hourcade, André Salmon, Paul Fort, Roger Allard, ainsi que par l’artiste d’origine basque Tobeen, de son vrai nom Félix Élie Bonnet. Actif à Paris dès 1910, ce dernier avait exposé en 1912 à la Section d’Or et l’année suivante à l’Armory Show de New York. Jean Cocteau aussi y était présent, et Tancrède de Visan, de son vrai nom Vincent Biétrix, s’y chargeait d’éclaircir aux membres du groupe la philosophie de Bergson. Guillaume Apollinaire, Henry Le Fauconnier, Roger de la Fresnaye, Frank Kupka, Fernand Léger, Jean Metzinger, Maurice Raynal, Georges Ribemont-Dessaignes fréquentaient régulièrement les rencontres dominicales de chez les frères Duchamp. Voir Dieter Daniels, op. cit., p. 32. 37 Voir Doïna Lemny, La bibliothèque de Brancusi, in L’atelier Brancusi, Paris, 1997, p. 232–249. 38 Henri Bergson, Matière et mémoire. Essais sur la relation du corps à l’esprit, 12e édition, Paris, Félix Alcan, 1914, 279 p., 23 cm. (collection Bibliothèque de philosophie contemporaine). Les dernières pages ne sont pas coupées; Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 18e édition, Paris, Félix Alcan, 1914, 403 p., 23 cm. (collection Bibliothèque de philosophie contemporaine); Henri Bergson, Henri Poincaré, Ch. Gide, Le Matérialisme actuel, préface Paul Doumergue, Paris, Flammarion, 1913, 261 p., 19 cm. (collection Bibliothèque de philosophie scientifique); Henri Poincaré, Dernières pensées, Paris, Flammarion, 1913, 258 p., 19 cm. (collection Bibliothèque de philosophie scientifique); Henri Poincaré, La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1914, 276 p., 19 cm. (collection Bibliothèque de philosophie scientifique); Henri Poincaré, Science et Méthode, Paris, Flammarion, 1914, 314 p., 19 cm. (collection Bibliothèque de philosophie scientifique); Henri Poincaré, La Science et l’Hypothèse, Paris, Flammarion, 1916, 292 p., 19 cm. (collection Bibliothèque de philosophie scientifique). Les livres mentionnés sont cités d’après le catalogue édité au Centre Georges Pompidou. Voir Doïna Lemny, art. cit., p. 232–249. 39 À propos de l’obstination de Brancusi, Anaïs Nin nous rapporte : « Marcel (Duchamp n.n., C.-R.V.) avait pris place auprès de nous et se mit à nous raconter de Brancusi. Il nous a dit qu’il serait “emprisonné”. Il aurait trouvé sa philosophie à laquelle il ne voulait plus renoncer, ni l’abandonner. Marcel est d’avis qu’un artiste ne doit pas être prudent, mais ouvert aux changements, aventures, expériences, toujours prêt à se régénérer. » Anaïs 93 Nin, Die Tagebucher, II (1934–1939), édition et introduction par Gunther Stuhlmann, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1977, p. 58, apud Friedrich Teja Bach, op. cit., p. 373. 40 Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p. 121. 41 Titre que Duchamp avait choisi pour le groupe des célibataires, se trouvant sur le panneau inférieur du Grand Verre. 42 Arturo Schwarz, La mariée mise à nu par Duchamp même, Paris, Éditions Georges Fall, 1974, p. 153, apud Didier Ottinger, Neuf Moules Mâlic, in Marcel Duchamp dans les collections du Centre Georges Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris, 2001, p. 52. 43 Arturo Schwarz, Marcel Duchamp, Hachette – Fabri, Milan, 1969, p. 19–20. 44 « Une forme 4 dimsl est perçue (?) sous un ∞ d’aspects 3 dimsl qui sont les sections de cette figure 4 dimsl avec le nombre infini d’espaces (à 3 dim.) qui enveloppent cette figure. » Voir note 28. 45 « Au commencement de l’année 1923 il décide quand même de laisser le Grand Verre définitivement inachevé ». Dieter Daniels, op. cit., p. 82. 46 Pour la « paresse » de Duchamp, voir note 63. 47 Les toiles mentionnées se trouvent en Roumanie, dans des collections publiques. 48 Il ne faut pas exclure la possibilité que Brauner ait rencontré Marcel Duchamp chez Brancusi, sachant que durant son premier séjour parisien (1925–1928) il s’était logé chez Brancusi, 8 Impasse Ronsin (fig. 12). 49 « […] Et puis je suis parti pour Paris. Là-bas j’ai travaillé avec Robert Delaunay et Marc Chagal. Avec Ilarie Voronca, Fundoianu (Benjamin Fondane n.n., C.-R.V.) et Cosma (Claude Sernet n.n., C.-R.V.) nous avons fondé une sorte de cénacle roumain. D’autres militants modernistes venaient sporadiquement rejoindre notre groupe : Man Ray, Kassàk – avec ce dernier nous avons voulu faire paraître une revue hongroise-roumaine – et encore d’autres. » Victor Brauner cité par Ionel Jianu, in O contribuţie la istoria modernismului la noi – Ce ne spune un pictor tânăr (Une contribution à l’histoire du modernisme chez nous – Ce qu’un jeune peintre nous dit), in Rampa (Bucarest), XIII, no 1, 31 mars 1928, p. 2. 50 Voir Man Ray, Autoportrait, Arles, 2000, p. 118–120. 51 C’est André Breton qui a publié la première exégèse sur Le Grand Verre, intitulée Phare de la Mariée, mais uniquement en 1934. Voir André Breton, Phare de la Mariée, in Minotaure (Paris), no 6, 1934-1935 hiver, p. 45–49, réimprimé in Robert Lebel, op. cit., p. 88–94. 52 Francis M. Naumann & Hector Obalk, op. cit., p. 135. 53 « J’ai écrit à Barzun de me faire envoyer une exposition cubiste pour le mois de Mai Juin prochain… » Lettre que Duchamp avait adressée le 12 novembre de Buenos Aires à Carrie, Ettie et Florine Stettheimer. Ibidem, p. 67. 54 Selon l’aveu que Duchamp avait fait à Walter Pach dans une lettre datée du 27 avril 1915, la peinture à l’huile semblait l’épouvanter : « Je suis très heureux lorsque j’apprends que vous m’avez vendu ces toiles et je vous remercie très sincèrement de votre amitié. Mais j’ai peur d’en arriver à avoir besoin de vendre des toiles, en un mot d’être artiste peintre ». Les mots sont soulignés par Duchamp- même. Voir Francis M. Naumann & Hector Obalk, op. cit., p. 36. Cette orientation subsiste chez Duchamp, avec des accents extrémistes. En voilà une preuve datant de 1936 : « Mon attitude par rapport à l’art est celle d’un athée envers la religion. Je préférerais être fusillé, ou me suicider, ou bien tuer un autre, que de reprendre la peinture ». ***, Cubism to Cynicism, in Time (New York), XXVIII/9, 31 août 1936, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 29. 55 En 1924, une année avant son arrivé en France, en collaboration avec Ilarie Voronca, Victor Brauner avait publié à Bucarest le numéro unique de la revue d’avant-garde 75 H.P., dont le programme illustre les options dadaïstes des deux rédacteurs, poète et peintre. 56 Dorothy Norman, Two Conversations : Marcel Duchamp and Tristan Tzara, in The Yale Universty Library Gazette (New Haven), 60/1–2, octobre 1985, p. 77–79, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 42. 57 Voir note 51. 58 L’intervalle de 1919 à 1930 est marqué par des voyages successifs de Duchamp entre New York et Paris. En juillet 1919 il revient à Paris, où il séjourne jusqu’au commencement de 1920, avant de revenir à New York. En juin 1921, il revient à Paris pour huit mois, jusqu’au 28 janvier 1922. En 1923, il est de nouveau à Paris, y restant jusqu’en 1935. Pour la chronologie des voyages de Duchamp entre l’Amérique et l’Europe, voir Marcel Duchamp (Pierre Cabanne), op. cit., p. 75, 78, 82, 93. Voir également André Breton, Marcel Duchamp, in André Breton, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, 1988, p. 1298. Aux voyages signalés par Pierre Cabanne il faut ajouter les deux voyages de Duchamp en Amérique à l’occasion des deux expositions Brancusi qu’il avait organisées à la Brummer Gallery de New York, en 1926 et 1933. Simultanément avec la première exposition de chez Brummer, Duchamp avait installé l’International Exhibition of Modern Art au Brooklyn Museum, où il avait exposé sa Mariée mise à nu par ses célibataires, tout près de la Léda de Brancusi. 59 Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p. 126. 60 Ibidem, p. 128. 61 Arturo Schwarz, op. cit. (1969), p. 24. 62 Voir les notes 59 et 60. 63 « J’ai acheté deux grands panneaux de verre et j’ai commencé par le haut, avec la Mariée. J’ai travaillé au moins un an à cette partie. Puis, en 1916 ou 1917, j’ai travaillé à la partie inférieure, les 94 Célibataires. Cela prenait du temps, car je ne pouvais jamais travailler plus de deux heures par jour. Voyez- vous, le verre m’intéressait, mais pas assez pour être désireux de le terminer. Je suis paresseux, il ne faut pas l’oublier. De plus, je n’avais nullement l’intention de l’exposer ou de le vendre. Je le faisais, voilà tout, c’était ma vie… » Marcel Duchamp, cité par Arturo Schwarz in op. cit. (1969), p. 19. Pour cette question voir aussi Robert Lebel, op. cit., p. 49. Voir également note 45. 64 Musée d’Art de Philadelphie, don de la Cassandra Foundation. 65 Voir Anne d’Harnoncourt et Walter Hopps, Étant donnés: 1o La chute d’eau. 2o le gaz d’eclairage: Reflections on a New York by Marcel Duchamp. Philadelphia Museum of Art, 1973. Voir aussi Anne d’Harnoncourt et Kynaston McShine, Marcel Duchamp, New York: The Museum of Modern Art, Philadelphia: Philadelphia Museum of Art, 1973, 1979, p. 315-316 et Octavio Paz, Nackte Erscheinung – das Werk von Marcel Duchamp, Frankfourt, Suhrkamp Taschenbuch Verlag, p. 105 e.s. (titre originaire, Apariencia desnuda. La Obra de Marcel Duchamp, Ediciónes Era S. A., México D. F., 1978). 66 Voir l’étude préparatoire intitulée Étant donnés : Maria, la chute d’eau et le gaz d’éclairage, in Arturo Schwarz, The Complete Works of Marcel Duchamp, New York, 2000, p. 790. 67 Voir le chapitre Apparence et apparition, in Marcel Duchamp (Michel Sanouillet), op. cit., p. 120–121 e.s. 68 Ibidem, p. 138. 69 Henri Poincaré, Analysis Situs (1895), cité in Marcel Duchamp dans les collections du Centre Georges Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris, 2001, p. 130. 70 Dore Ashton, An Interview with Marcel Duchamp, in Studio International, Londre, CLXXI/878, juin 1966, p. 244–247, apud Serge Stauffer, op. cit., p. 197.