Études photographiques, 13 | juillet 2003 Études photographiques 13 | juillet 2003 Institutions photographiques/Ressources de la photographie Paul Strand, frontalité et engagement Éric de Chassey Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/346 ISSN : 1777-5302 Éditeur Société française de photographie Édition imprimée Date de publication : 1 juillet 2003 Pagination : 136-157 ISSN : 1270-9050 Référence électronique Éric de Chassey, « Paul Strand, frontalité et engagement », Études photographiques [En ligne], 13 | juillet 2003, mis en ligne le 20 septembre 2008, consulté le 30 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/etudesphotographiques/346 Ce document a été généré automatiquement le 30 avril 2019. Propriété intellectuelle http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/346 Paul Strand, frontalité et engagement Éric de Chassey NOTE DE L’ÉDITEUR Cet article pourrait être considéré en son entier comme un écho aux considérations d’Olivier Lugon sur l’usage de la frontalité par Walker Evans. La lecture de son livre, Le Style documentaire (Paris, Macula, 2001, p. 173 sq), a joué un rôle décisif dans ma réflexion. Que son auteur trouve ici l’expression de ma gratitude et de mon admiration. 1 Paul Strand est justement célébré comme l’un des pionniers de la photographie moderniste aux États-Unis. Pour le dire simplement, il est l’un des premiers à avoir abandonné l’esthétique du pictorialisme au profit d’une straight photography, c’est-à-dire à rejeter l’esthétique symboliste de la stylisation et de l’évocation, à renoncer aux possibilités offertes par le flou et le bougé, à toutes sortes d’artifices de tirage, au profit d’une pratique photographique directe et objective, reposant sur le principe d’une saisie immédiate de la réalité, sans transformations ou le moins possible. Son article-manifeste de 1917, “Photography”, écrit à l’âge de vingt-sept ans, proclame clairement : « La plus parfaite réalisation de [cette objectivité absolue qui est le propre de la photographie] est atteinte sans aucun truc ni procédé, sans manipulation, grâce à l’utilisation de méthodes photographiques directes [straight photographic methods]1.» Comme l’a remarqué l’historien Alan Trachtenberg, ce programme moderniste repose sur l’affirmation d’une innocence de l’appareil photographique2 ; or, sans qu’il soit besoin d’aller y voir très loin, il est remarquable que cette supposée innocence et ce caractère direct soient manifestés, rendus visibles, comme toujours dans l’histoire de l’art (l’exemple de Monet vient immédiatement à l’esprit), grâce à une stratégie formelle spécifique : la neutre objectivité ne se donne à voir comme telle qu’à travers des choix subjectifs, la saisie directe n’est possible que mise à distance. Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 1 2 Si cet aspect a aussi peu retenu l’attention des commentateurs, c’est sans doute que cette stratégie a pris, chez Strand comme chez certains des artistes qui l’ont suivi, la forme d’un respect de cette convention par excellence du modernisme qu’est la planéité (le respect du caractère bi-dimensionnel de l’image tirée). La conversion de Strand aux principes du modernisme (sous l’influence de Stieglitz) se manifeste en effet par l’abandon d’un espace fluide organisé selon un point de fuite en profondeur – typiquement visible sous forme de lacets ou de zigzags – au profit d’un espace frontal, sans “fuite” justement. Une première version de cette opération de mise à plat avait été proposée dans les premières années du vingtième siècle par une sorte d’équivalent photographique de l’Art Nouveau (sans doute influencé par les ouvrages d’Arthur Wesley Dow), un japonisme linéaire dont les paysages enneigés de George Seeley sont peut-être les exemples les plus aboutis. Mais le caractère fluide des lignes ainsi que la tendance du spectateur à chercher à reconnaître ce qui est représenté dans toute image (le caractère indiciel de la photographie emporte forcément un regard de type iconographique, malgré toutes les intentions abstraites) conduisent toujours à voir les oppositions des zones planes également comme une récession vers un fond, l’œil étant conduit d’un coin de l’image à un autre par un trajet continu (d’une certaine manière, ce trajet ne devient plan qu’en exacte proportion de son ralentissement). 3 Ce n’est pas à ce japonisme qu’adhère Strand, même s’il a déclaré plus tard avoir eu une « période japonaise3 ». Ses premiers travaux, vers 1911-1914, vues de rivière ou de lacs aussi bien que vues urbaines, portent surtout l’emprise de Clarence White. Le regard y est conduit vers un arrière-plan imprécis le long d’un chemin ou d’un cours d’eau. Le flou “artistique” est alors l’un des seuls éléments qui peuvent distinguer les images ainsi obtenues d’un espace pittoresque hérité de la Renaissance, espace qui avait été largement exploité par la photographie de paysage américaine du XIXe siècle (on pense aux vues de la Yosemite Valley de Watkins, souvent organisées selon la courbe d’un bras de rivière que la longueur du temps de pose a figé en ruban4). Ce qui intéresse alors le photographe dans le paysage, c’est la notion de passage, d’une continuité spatiale de l’avant vers l’arrière, pour elle-même, ou d’un passage ménagé par des objets placés dans le paysage en proportion décroissante et en lacets. 4 Les fameux reproches qu’aurait faits Stieglitz au jeune Strand venant lui rendre visite en 1917 se concentrent, à propos de “Bay Shore, Long Island, New York”, de 1914, sur l’absence de définition des objets et non sur la question spatiale. Selon Strand en 1971, Stieglitz lui aurait dit : « Vous voyez, ce que fait l’objectif soft-focus, lorsque vous l’utilisez, il donne la même apparence à toute chose comme si tout était fait de la même matière. L’herbe a l’air de l’eau, l’eau a l’air d’avoir la même qualité que l’écorce de l’arbre ; et vous avez perdu tous ces éléments qui distinguent une forme de matière, ou de nature – que ce soit de la pierre ou n’importe quoi – d’une autre5. » Or, lorsque Strand met en pratique les conseils que son mentor lui a donnés, il est remarquable qu’en même temps qu’il adopte un principe de netteté de la prise de vue (une netteté relative il est vrai puisque l’objectif f/22 qu’il a privilégié garde un certain vague des contours), il choisit également d’abandonner la profondeur spatiale. L’un des premiers moyens adoptés réside dans l’utilisation des noirs en formes géométriques rappelant les contours orthogonaux de l’image globale. Non seulement Strand photographie régulièrement des fenêtres (dans une mise en abyme de la fenêtre picturale), mais il choisit de pousser les contrastes de telle sorte que la fenêtre devienne un pur et simple rectangle noir – et donc plan6. Dans des images de La Nouvelle-Orléans comme “Woman Carrying Children”, datant de mars- Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 2 avril 1915, l’image apparaît comme la superposition de deux plans sans épaisseur : un mur avec une fenêtre et ses volets, une femme avec son bébé. Cet aspect est encore renforcé quand les images sont exposées ou qu’elles sont reproduites dans Camera Work puisque, selon l’exemple de Stieglitz et de Dow, Strand a pris l’habitude d’encadrer ses photographies d’un filet noir7. 5 Lorsque, en mars 1916, Strand bénéficie de sa première exposition personnelle, à la galerie 291 dirigée par Stieglitz, ses œuvres sont louées par le critique Charles Caffin : « Ainsi donc les vues sont, au sens le plus strict, les enregistrements d’une objectivité réelle8. » Les commentaires que le critique consacre aux scènes de rue laissent entendre que leur spatialité est encore marquée par le modèle perspectif profond : elles sont selon lui « kaléidoscopiques ». Pourtant Strand a déjà réalisé (mais peut-être ne l’a-t-il pas encore montrée) une photographie qui marque un changement important de sa conception : “Wall Street”, de 1915, où l’on voit d’abord un rythme de rectangles noirs plats9. Malgré toutes les interprétations politiques que cette photographie a pu susciter, la noirceur complète des rectangles évite que l’on puisse les reconnaître comme les fenêtres de la banque Morgan, derrière lesquelles se déroulent des activités professionnelles (ce qui sera moins le cas lorsque le même motif apparaîtra dans son film Manhatta, en 1920). Tout au plus peut-on penser que leur présence est plus ou moins menaçante. Strand dira lui-même : « J’étais conscient par exemple de ces grandes fenêtres noires de l’immeuble Morgan, ces énormes formes noires. J’avais aussi un ami qui travaillait dans ce bâtiment. […] Et puis aussi, j’étais fasciné par tous ces petits personnages passant devant ces grandes formes sinistres, presque menaçantes […], ces formes rectangulaires noires, répétitives – comme des formes aveugles, étant donné que vous ne pouvez pas voir à l’intérieur, avec tous ces gens qui passent devant. J’ai essayé de tenir tout cela ensemble10. » Mais cette déclaration tardive de l’artiste est moins convaincante qu’on ne le dit d’ordinaire, surtout dès lors qu’il apparaît que les rectangles noirs dont les verticales sont alignées sur les bords de l’image sont des tropes récurrents de l’artiste à partir de cette époque (et pour longtemps). Quant aux lignes géométriques qui structurent la composition, si elles ne sont pas exactement orthogonales, au moins sont-elles suffisamment tangentes au plan de l’image pour ne pas susciter de sensation de profondeur (cela vient aussi de ce que les personnages sont de tailles similaires). L’opacité des fenêtres fait apparaître toute l’image comme une juxtaposition, un assemblage, de formes sur un seul plan, selon un motif en diagonales faibles. 6 Le même motif de structuration de la surface selon une grille diagonale se retrouve dans la série de photographies réalisées à Twin Lakes, dans le Connecticut, pendant l’été 1916, à partir d’un porche parcouru par les ombres rectilignes d’une balustrade. La planéité est ici suffisamment grande – l’image devenant un motif de rectangles juxtaposés en un rythme du blanc au noir – pour que l’isomorphie soit complète, qui permet tous les retournements de point de vue possibles. Il en va de même dans la série des bols (“Bowls”, 1916) sauf que la trame plane n’est plus ici orthogonale mais curviligne, en un jeu de courbes et contre-courbes, qui manifeste une application des leçons de l’abstraction à laquelle sont parvenue depuis quelques années ses amis peintres Marsden Hartley et Abraham Walkowitz11. Tardivement, Strand interprétera ces images non seulement comme des expériences en abstraction, mais aussi comme un essai pour concilier planéité et profondeur spatiale, selon l’exemple de Picasso : « Avec ce travail, je crois que j’ai vraiment compris le principe qui se trouvait au fondement de l’organisation de l’espace de l’image chez Picasso et tous les autres, de l’unité que cette organisation contenait [sic]. Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 3 J’ai aussi compris comment créer une surface bidimensionnelle qui puisse avoir un caractère tridimensionnel, de telle sorte que l’œil de la personne qui regarde l’image reste dans cet espace et rentre véritablement dans l’image au lieu de glisser sur les côtés. Tout dans cette image devait vraiment être relié à tout le reste12. » Il est permis cependant d’être dubitatif de ce point de vue, et l’on peut pour le moins affirmer que c’est tout autre chose que l’on voit, en particulier, et pour éviter une plus longue démonstration, parce que cette réconciliation entre bi- et tridimensionnalité est au fondement même du mécanisme photographique. Peut-être dans “Bowls” est-il créé une sorte d’espace circulatoire (qui anticiperait ainsi sur la série des appareils Akeley de 1923), mais, à plus court terme, c’est une photographie totalement frontale qui est proposée, où l’intégration des éléments (qui constitue l’apport essentiel du commentaire de Strand) comprend également les bords orthogonaux de l’image et sa planéité, ce qui crée par conséquent une image sans aucun point de fuite (au sens littéral de ce terme13). 7 Strand n’a cessé de valoriser l’idée que l’image est un tout unitaire, proposé d’un seul coup, sans médiation, sans préparation, sans intermédiaire – idée somme toute traditionnelle en peinture mais non en photographie, où c’est souvent une lecture par les détails qui est suggérée. À ses étudiants des années 1940, il déclarait par exemple : « Lorsque vous mettez une photographie sur un mur, soit elle marche comme une totalité soit elle ne marche pas du tout. Et tous les prétextes, tous les raisonnements, toutes les légendes dont vous pourrez l’accompagner ne la rendront pas meilleure14. » Il a également insisté dans une conférence de 1944 sur la façon dont, sur une surface plane, est proposée « une manifestation unifiée [a unified statement] du thème de l’image par la répétition de formes, de lignes et de textures en rapport les unes avec les autres. […] C’est là, je crois, la contribution esthétique majeure de l’expérimentation abstraite. L’utilité pour les photographes en fut grande, en ce qu’elle leur donna une conscience nouvelle de la voie qui permet de satisfaire leur besoin d’intégration de la réalité très complexe qu’ils doivent contrôler15. » 8 Cette intégration unitaire conduit Strand à privilégier une photographie caractérisée par une complète absence de point de fuite, au sens littéral du terme. En ce sens, il est – au moins pour la période 1915-1918 – très éloigné de la géométrisation que pratiquent les photographes qualifiés de “cubistes” par les critiques de l’époque, tels Coburn ou Stieglitz dans leurs vues de New York. Chez ces deux artistes, la géométrisation est complexe mais ménage toujours une perspective avec point de fuite ou récession des échelles. Si l’on considère une photographie de Stieglitz telle que “From the Back Window, 291”, de 1915, on s’aperçoit que la construction géométrique y est en fait organisée avec une ligne de fuite en profondeur, constituée par la médiane verticale, le long coin entre deux maisons par lequel s’aperçoit le ciel. Strand évite pour sa part systématiquement un tel motif dans ses vues urbaines de l’époque. Lorsque, au début des années vingt, dans une période de crise, il s’essaiera à un “cubisme” similaire, plus strictement influencé par Stieglitz, il produira quelques images construisant le même type d’espace, notamment dans ses vues de la caméra et des machine-outils Akeley de 1923. Cependant, si ces images sont parmi les plus connues qu’il ait réalisées, elles restent singulièrement marginales par rapport au reste de son œuvre et, dès la vue en plongée de “The Court, New York”, 1924, les diamants des terrasses avec les verticales rectangulaires des façades, vus en plongée dans l’ombre et la lumière violemment contrastées, empêchent le regard de trouver une zone de dégagement. Ils construisent l’image comme un puzzle de formes géométriques, d’une Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 4 manière certes plus complexe que dans les vues d’arrière-cours de 1917, mais proche pour ce qui concerne la planéité. 9 Strand a lui-même considéré que son travail des années 1915-1917 s’organisait en trois directions : abstraction, paysages urbains et portrait16. Même si le portrait est le genre qui se prête le moins à une opération d’aplanissement, celle-ci est une tendance trop générale pour lui à cette époque pour qu’aucun domaine de sa création y échappe. Ainsi le portrait d’un vieil homme à Twin Lakes (“Early Portrait, Twin Lakes, Connecticut”, 1916) devient- il la superposition de deux plans, sans transitions : une figure humaine sans épaisseur formelle véritable sur un fond géométrisé, le premier plan et le fond étant en outre rabattus l’un sur l’autre par la similitude des motifs linéaires qui raient la salopette du vieillard et le mur de la maison (planches de bois et montants des fenêtres et de la chaise). Il en va de même dans les portraits pris à la dérobée dans les rues de New York et publiés en 1917 dans Camera Work, généralement interprétés sans grande attention pour leur forme au profit du seul discours social, qui voit dans Strand l’héritier de Lewis Hine. Dans celui d’un mendiant barbu, l’homme se retrouve comme compressé entre deux plans plats définis par la même planéité de la typographie sur la pancarte et sur le mur. Quant à “Blind”, de 1916, deux moyens y sont combinés : une semblable géométrisation linéaire sur la pancarte blanche qui pend autour du cou de la femme et sur la pierre striée de lignes orthogonales, un aplanissement par la typographie du mot « Blind ». Il faut ici insister sur le fait que cette stratégie formelle moderniste est mise au service d’un objectif social : il s’agit de conserver l’altérité de la personne représentée, mais de la communiquer le plus directement possible, en un face-à-face radical, sans intermédiaire (il s’agit d’une littérale mise au pied du mur, avec l’intention d’éviter le brouillage de tout discours interprétatif). 10 Quant à la série de photographies qui, en 1916-1917, suit et synthétise les trois voies d’expérimentation antérieures et tire les leçons de l’exposition à 291, elle est de manière évidente marquée par les mêmes principes. Deux des photographies de Strand – “White Fence” et “From the Viaduct, New York”, de 1916 – montrent ainsi la même méthode de feuilletage des plans (par opposition à une profondeur progressive). “White Fence” est construite comme une superposition de formes géométriques planes organisée selon un angle aigu, comme un rythme de parallélépipèdes rectangles accentués par le fait que la photographie a sans doute été prise de nuit (ce qui force les contrastes et opacifie les éléments). Elle est d’ailleurs critiquée en 1918 pour ce que les effets de cette méthode produisent de non traditionnel : « On se demande bien comment on pourrait combiner plus de contraste, d’insistance, d’excentricité, de laideur entre les quatre coins d’un tirage 17. » Dans “From the Viaduct”, vue de Manhattan depuis le viaduc de la 125e rue, Strand fait une fois encore usage de la typographie des enseignes pour redresser son image, renforçant ce redressement par la verticale de la limite des palissades sur le trottoir. Les mêmes points de vue structureront le film Manhatta, réalisé en 1920 avec Sheeler, dont la plupart des plans insistent sur le caractère géométrique des surfaces18. Face à cette ville que Picabia et Duchamp ont considérée comme la « ville cubiste » par excellence, le propos est bien de transformer la verticalité de l’architecture en éléments d’assemblage sur le plan ou, pour reprendre les propos de Strand dans un communiqué de presse, de transformer « la géométrie verticale du bas de Manhattan » en « éléments […] exprimant l’esprit de New York19 ». 11 On peut penser que ces opérations photographiques conduisent Strand très près de ce que Michael Fried considère comme l’essence du modernisme : le fait de présenter Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 5 l’œuvre dans un face-à-face avec le spectateur20. Une photographie ultérieure de Strand viendra en tout cas littéralement manifester cette tendance fondamentale chez lui. Avant de la montrer, Strand fera pivoter de 90° une vue d’un pueblo dans le Colorado. “Mesa Verde, Colorado”, de 1926, fait ainsi venir vers l’avant un élément d’architecture (l’arête de deux murs) qui devient un visage, avec ses ouvertures, tandis que l’accroissement du contraste de valeur, obscurcissant totalement une petite fenêtre, transforme celle-ci en carré noir, ne permettant aucune vue vers un intérieur ou un ailleurs possibles21. 12 Mais le modernisme est plus classiquement défini comme la conscience de la part de l’artiste que son médium possède une spécificité, qu’il s’agit de rendre exclusive. Strand lui-même, dans de nombreux textes, a repris à son compte la nécessité d’une photographie “moderne” (l’article “Photography” s’ouvre par la phrase : « La photographie […] trouve sa raison d’être, comme tous les autres médiums, dans une spécificité totale de ses moyens22 »), sans pour autant insister sur ce qui est considéré historiquement comme le propre du modernisme anglo-américain, la bidimensionnalité de l’image. Tout au plus aurait-il conseillé à ses étudiants des années 1940 de visiter les musées, parce que « la photographie est seulement une autre manière d’organiser un espace bidimensionnel23 ». Pour Alan Trachtenberg, il n’y a pas là de contradiction et le propre de Strand réside dans son objectivité : « L’illusion traditionnelle de la réalité est restée son but : il s’agissait pour lui de construire des imitations bidimensionnelles de l’espace tridimensionnel dans le droit fil de la principale tradition occidentale. […] Le modernisme pouvait bien lui avoir appris à voir le monde avec une attention accrue pour la forme abstraite qui fonde chaque perception ; le romantisme, muse pour lui plus fondamentale, lui avait appris à rester loyal envers la plénitude du monde tel qu’il est24. » Pourtant, la photographie a changé les règles de l’approche de la réalité : le photographe n’est pas, comme le peintre, conduit à chercher la représentation de la troisième dimension ; son appareil est construit pour donner toujours cette illusion25. Ce qu’il peut chercher en revanche, c’est à accentuer volontairement la bidimensionnalité, à supprimer l’illusion de profondeur par la précision de sa prise de vue. Il va alors contre la nature supposée de son médium, ou plutôt il choisit entre deux natures : celle du support et celle de l’instrument. 13 Pour le dire simplement, Strand part d’une définition de l’art – celle du modernisme pictural qu’il admire et auquel il se confronte explicitement26. Il applique cette définition à la photographie, malgré qu’il en ait à l’époque (contrairement donc à sa déclaration d’indifférence à l’égard de la question de l’art27). Ce qui est interprété généralement comme un effet ou un moyen de la réalisation du concept de straight photography est donc aussi une imitation des procédés modernistes en peinture28. 14 Strand a bien reconnu le rôle qu’ont pu jouer dans sa pratique les œuvres de Picasso et de Braque. Il a pu en voir des exemples à l’Armory Show de 1913, puis dans les galeries de Stieglitz et de Marius De Zayas29. Cette influence est cependant traitée en général de façon très vague ou sur le mode de la dérive, avec une forte insistance sur une idée tout à fait erronée de ce que peut signifier historiquement la notion d’abstraction30. Il est patent que l’intérêt de Strand à cette époque est d’abord formel, ou esthétique – c’est là sa première préoccupation, comme le montrent des lettres où il insiste notamment sur le fait que, dans tout ce qu’il produit, depuis les vues de machines jusqu’à celles de nature ou les portraits, son intérêt porte sur « l’organisation des formes, dont chacune n’a d’importance que dans la mesure où elle est reliée à d’autres31. » Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 6 15 Comme tous les autres photographes “cubistes” auxquels il est alors agrégé – De Zayas l’associe ainsi dans une exposition du printemps 1917 à Sheeler et Schamberg, trio que les critiques identifient comme « affiliés à la cause de l’“art moderne”32 » –, Strand reprend des peintres français leur insistance sur la géométrie. La structure orthogonale de ses images se rapproche évidemment de celles des œuvres cubistes visibles à New York, dont plusieurs – notamment Violon et guitare peint par Picasso en 1913 ou Nature morte au violon de Braque, papier collé de la même année33 – attirent singulièrement l’attention sur un rectangle noir par lequel s’opère un aplanissement de l’image tout entière (comme dans nombre de photographies de Strand, mais chez les peintres d’une manière plus littérale, puisqu’il s’agit d’un élément hétérogène collé au-dessus des autres). Strand va plus loin cependant que cette seule géométrisation ; il adopte également la frontalisation extrême qui caractérise ces œuvres nouvelles. De telle sorte que pourraient s’appliquer aux photographies de 1916-1917 les termes que De Zayas employait en 1911 à propos de Picasso (termes qu’il a pu transmettre à Strand quelques années plus tard, sous une forme ou une autre) : « Dans ses tableaux, la perspective n’existe pas : on n’y trouve rien d’autre que des harmonies suggérées par la forme, et des registres se succédant et composant une harmonie générale qui remplit ce rectangle qu’est l’image34. » 16 Alors que Sheeler est singulièrement proche de Picasso, Strand l’est surtout de Braque. Qu’il l’ait compris dès sa visite de l’Armory Show, ou qu’il en soit devenu conscient plus tard, au moment où il réalise lui aussi des images utilisant des affiches et des enseignes (dans un contexte de vue urbaine et non de nature morte), il a retenu la leçon contenue dans un tableau comme Violon Mozart/Kubelick (1912, collection particulière). La présence de la typographie moderne permet en effet de proposer simultanément deux lectures : iconographiquement, elle établit une sorte de fond distant ; formellement, elle reporte ce fond sur le même plan que celui de l’image. Comme les autres moyens que reprend Strand, elle propose ainsi une surface homogène au regard, alors que toute suggestion de volumétrie (dont use largement Picasso) détruirait cette conception unitaire et unifiante. Chez Braque comme chez Strand, cette conception trouve dans la structure de la grille son outil le plus efficace : un premier système orthogonal, créant une unité strictement picturale au détriment des éléments, se double d’une grille diagonale, qui anime la surface, introduisant mouvement et transparence. Et chez les deux artistes, l’homogénéisation du spectacle visuel va de pair avec la volonté d’être plus direct, voire de paradoxalement lier la vision à la possibilité d’un toucher (Braque écrit dans un carnet : « Ce n’est pas assez de faire voir ce qu’on peint, il faut encore le faire toucher35. ») 17 Dans ce rapport de modélisation au cubisme, il ne s’agit pourtant pas d’une nouvelle forme de pictorialisme, qui aurait simplement échangé un modèle pictural pour un autre. Ou plutôt, il ne s’agit pas seulement de la reprise d’un style, mais plutôt de l’utilisation d’une stratégie formelle en vue d’une ambition plus grande. La pratique de Strand reste finalement cohérente avec ses propres condamnations récurrentes de l’utilisation de la photographie pour imiter la peinture. Formulé dès 1917, ce rejet trouve sa forme la plus affirmée en 1922 : « De toute part on essaie de transformer l’appareil de photo en pinceau 36. » Or, précisément, ce qui évite de faire du cubisme une nouvelle source pictorialiste, dans le cas de Strand, c’est que ce n’est pas une pratique caractérisée par une touche subjective mais que sa spécificité se situe ailleurs, dans la construction, là où il rejoint le caractère mécanique de la photographie (comme l’ont bien compris à la même époque des artistes comme Tatline ou Rodtchenko). Pour reprendre la conclusion de Strand : « Quelques photographes sont en train de démontrer par leurs œuvres que l’appareil de Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 7 photo est une machine – et une incroyable machine. Ils prouvent qu’en l’utilisant purement et intelligemment, on peut en faire l’instrument d’une nouvelle sorte de vision, aux possibilités jamais exploitées, liée à la peinture et aux autres arts plastiques, mais n’empiétant sur eux en aucune façon37. » 18 La suite de la carrière de Strand montre une incroyable résistance de ce fondement cubiste à travers toutes les vicissitudes de son style, jusque dans les moments d’humanisme le plus revendiqué, où le contenu sentimental semble devoir primer sur tout le reste. Avant et après qu’il ait rompu avec Stieglitz (en 1932), tandis que s’affirme chez lui une dimension explicitement “documentaire” qui transforme quelque peu le sens de la recherche de l’objectivité38, des éléments formels persistent qui sont pourtant extérieurs à l’expérience objective, vécue, du monde comme continuité en profondeur. Bien plus, ces éléments sont le résultat de choix délibérés. C’est ainsi que Strand choisit d’utiliser un appareil Graflex lorsque, en 1931-1932, il effectue des prises de vue dans les régions désertiques du Nouveau-Mexique, précisément parce que celui-ci ne permet pas un rendu trop détaillé (dans les mêmes conditions, Weston ou Ansel Adams feront de la précision des détails une nécessité de l’objectivité, quitte à ce que cela nuise à l’unité de l’image39). Ne changeant guère de matériel entre 1920 et 1960, Strand le choisit pour accentuer les caractéristiques frontales et le feuilletage des plans, utilisant de plus une « focale absurdement longue par rapport aux standards actuels » afin de donner une image très compressée. Quant à ses tirages, souvent sombres, ils sont souvent au platine, parce que celui-ci « obscurcit les détails ou l’absence de détails » – et Strand renforce encore cet aspect en appliquant une couche de vernis par dessus l’image40. 19 La même stratégie formelle, qui compose les images comme un assemblage de rectangles plans et frontaux, préside ainsi aussi bien à “Red River, New Mexico”, de 1931 – trois épaisseurs simplement superposées, façade puis portes et fenêtres en lamelles verticales de bois avec des montants presque horizontaux, puis fleurs dans une fenêtre centrale avec un rideau à motif – qu’à “Village” de 1946 – une image publiée en 1950 dans le livre Time in New England, où la stricte orthogonalité des murs en bois, des fenêtres à carreaux et des persiennes se décline en deux plans successifs où s’incruste à chaque fois un spectacle naturel (bâtiments puis arbre). L’humanisme se marque seulement dans le fait que Strand semble désormais chercher à préserver une possibilité de transition entre les plans, au lieu de les projeter directement vers le regard. Dans “Red River, New Mexico”, de 1931, une portion du sol est présente, qui crée un seuil vers l’image et laisse la sensation d’un très léger point de vue de côté. Dans “Village”, 1946, la courbe d’un canapé ou d’un bois de lit s’insère entre les deux vitres. Pour Robert Adams, ces légers décalages sont un véritable « principe moral » dans “Time in New England”41. Ils sont plutôt à mon sens le résultat du croisement d’une deuxième influence extra-photographique, celle du cinéma qui vient doubler le modèle pictural. Strand a en effet consacré l’essentiel de son temps entre 1933 et 1942 à la réalisation cinématographique, entre les tournages de The Wave au Mexique et de Native Land aux États-Unis. Entre ces deux films, il a réussi à abandonner le statisme qui imprégnait ses premiers essais et provenait certainement d’une esthétique photographique (statisme qui avait également marqué Manhatta) au profit d’un véritable art du mouvement. Il en tirera en 1946 une conclusion esthétique qui a valeur générale, en privilégiant ce qu’il nomme « réalisme dynamique » : « Il n’existe rien de complètement statique. Par conséquent la nécessité et le désir de cette sensation en art sont, à mon avis, la contrepartie de la vérité et du besoin humain essentiel de sentir que les choses bougent et changent42. » Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 8 20 Le titre même qu’il donne à son ouvrage sur les campagnes françaises, La France de profil (publié en 1952, à partir de photographies de 1950-1951), signale cette nouvelle volonté de Strand. Les propos liminaires de Claude Roy renforcent encore le refus de la frontalité : « Les visages aimés, c’est de profil seulement qu’on ose les regarder vraiment, qu’on garde la liberté de rêver à eux, de jouer à s’en détacher pour être enfin contraint de s’y attacher. Je n’ose pas regarder mon pays de face. Ma France de profil, c’est à ton contour perdu que je parle à voix basse43. » Pourtant, malgré une telle déclaration (qui n’appartient d’ailleurs pas à Strand, mais commente ses œuvres), le fondement esthétique de l’œuvre de Strand ne bouge que marginalement et nombre de photographies publiées dans ce livre continuent à obéir aux mêmes principes que trente-cinq ans auparavant. C’est par exemple le cas de l’image la plus célèbre de l’ouvrage – “Jeune gars, Gondeville, Charente” – qui reprend le motif du portrait frontal plaqué sur une trame de planches verticale (discrètement ponctuée par les horizontales des ferrures). Ce motif avait d’ailleurs également ordonné les apparitions de la figure humaine dans Time in New England, en des occurrences organisées savamment par l’artiste dans les deux dernières parties du livre, passant de la stricte application dans “Mr Bennett, 1944” et dans les cinq portraits suivants – un buste individuel est placé sur un fond de planches horizontales et/ ou le montant vertical d’une fenêtre ou d’une porte44 –, à une complexification par introduction des courbes d’un fil de fer et d’un bouquet dans “Leo Wass, 1946”, puis à un progressif réordonnancement qui marque une pause avec le fond neutre de “Edwin Albee, 1946” – un homme à casquette posant le torse de trois-quarts sur un fond de ciel indistinct – avant d’aboutir aux images orthonormées que sont “Woman, 1946” (en fait “Susan Thompson, Cape Split, Maine”, 1945), et “Hope Noonan, 1946”. Le même motif réapparaîtra, à côté d’images montrant une trame architecturale considérée pour elle- même, dans tous les ouvrages ultérieurs de Strand, jusque dans Ghana : An African Portrait (publié juste après la mort de l’artiste, en 1976). 21 Strand aura ainsi partagé avec nombre de ses contemporains la volonté de pratiquer une photographie “objective”. Et je dirais même qu’il a su formuler ce but avec peut-être plus de clarté encore que n’importe lequel d’entre eux : il en a fait un but au service duquel des moyens spécifiques sont mobilisés, sans intervention de la subjectivité45. C’est pour cette raison qu’il choisit de rapprocher l’image sur le plan de la photographie, en intégrant géométriquement tous ses éléments, parce qu’il veut obtenir la communication la plus directe possible, sans filtre, une projection de la réalité en pleine face du spectateur, sans possibilité d’analyse autre qu’une reconstruction46. Chez des photographes comme Stieglitz, pour qui l’image est le résultat d’une union avec la nature (Stieglitz avait coutume de dire : « Lorsque je photographie, je fais l’amour »), il n’est pas besoin de ce procédé contradictoire de mise à distance et de rapprochement à la fois : l’accès au monde peut se faire directement, sur un mode fusionnel. Tout au long de sa carrière, Strand fera quant à lui retour à ce mode privilégié de communication de l’image qu’est l’organisation frontale en plans. Après avoir tenté de procéder à une humanisation de ce principe dans les années d’après-guerre, Strand donnera dans l’une de ses dernières photographies, “Bird on the Edge of Space, New York Garden, 55th Street”, de 1975, un poignant symbole de sa volonté toujours présente, quoique de manière moins évidente que dans sa jeunesse, de réconcilier éloignement et accès direct : il y présente deux plans sans transition (une fenêtre obscurcie et une grille orthogonale) auxquels s’ajoute un oiseau sans volume et dont la position est indéterminable (devant la grille ? entre la grille Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 9 et la fenêtre ?), soit que la géométrie lui permette de s’élancer ou de tomber au dehors, soit qu’il en reste prisonnier. NOTES 1. Paul STRAND, “Photography”, Seven Arts, août 1917, p. 524, repris dans Nathan LYONS ed., Photographers on Photography, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, p. 136. 2. Alan T RACHTENBERG, “Camera Work : Notes Toward an Investigation”, in Jerome L IEBLING ed., Photography : Current Perspectives, Rochester, The Massachusetts Review, 1978, p. 207. 3. P. Strand, à Naomi Rosenblum en 1975, cit. inPaul Strand : Circa 1916 (cat. exp.), New York, Metropolitan Museum of Art, 1998, introd. de Maria Morris Hambourg, p. 18. Strand précisait alors que cette période “japonaise” se caractérisait par un « soft-lens work du même type que celui pratiqué par Clarence White pendant longtemps ». 4. À propos desquelles A. TRACHTENBERG précise : « Ce qui prend forme dans […] les photographies de Watkins, c’est le Yosemite sous l’aspect d’un spectacle pour voyageurs – une manière de voir dans laquelle l’aura, le mystère qui naît de la simple distance entre le regardeur et la vue, se dissolvent dans l’illusion de la proximité, de la possession privée. » (in Reading American Photographs : Images as History, Mathew Brady to Walker Evans, New York, Hill and Wang, 1989, p. 139). 5. Alfred Stieglitz, en 1914-1915, cité par P. Strand en 1971, interview de William Innes Homer cit. inP. Strand, op. cit., p. 23. 6. Le renforcement des contrastes est un élément capital de la nouvelle esthétique de Strand, qui prime sur la géométrisation à laquelle on a souvent attaché une importance très grande comme symptôme d’une tendance innée au modernisme. L’insistance sur les formes rectangulaires et géométriques rythmées est présente très tôt, mais elle change de nature avec la découverte du modernisme pictural. Ainsi Maria Morris Hambourg peut-elle écrire de “Garden of Dreams – Temple of Love” de 1911, que cette photographie « montre une affinité pour l’architectonique et le solide, tempérés par l’éphémère et le fortuit », cit. in P. Strand, op. cit., p. 16). En fait, la forme circulaire du temple, très perceptible et créant des échos rythmés par les piliers, empêche de voir les intervalles comme des rectangles pleins (la transformation de l’espace négatif en espace positif, nécessaire à la planéité, est impossible car l’objet photographié ne cesse jamais de nous apparaître comme une colonnade circulaire). 7. Ce fait est mentionné par Sarah G REENOUGH, “Paul Strand, 1916 : Applied Intelligence”, in Modern Art and America : Alfred Stieglitz and His New York Galleries (cat. exp.), Washington D.C., National Gallery of Art, 2001, p. 252. 8. Charles CAFFIN, “Paul Strand in ‘Straight’ Photographs”, 1916, repris dans Camera Work, n°48, octobre 1916, p. 58. 9. S. Greenough doute que cette photographie ait été exposée en 1916 (cf. S. GREENOUGH, op. cit., p. 511, n° 4). 10. Interview de Calvin Tomkins, 30 juin 1973, cit. in P. Strand, op. cit., p. 29. 11. Strand avait chez lui des œuvres de Marin, Dove, Hartley, O’Keeffe, Lachaise, etc. La série des “Military Symbols” de Hartley a fait l’objet d’une exposition à 291 en avril 1916. Strand lui-même a expliqué ces images en 1971 comme le résultat d’une volonté de comprendre l’abstraction picturale : « Je me trouvais à la campagne, dans le Connecticut, et les sujets les plus simples […] Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 10 comme des bols de cuisine, des tasses, des assiettes, des morceaux de fruit […] la balustrade du porche – des choses aussi simples que cela ont été mon matériau pour mener des expériences destinées à trouver ce que pourrait être une photographie abstraite et ce qu’était vraiment une peinture abstraite. » 12. P. Strand, interview par William Innes Homer, 1974, cit. in P. Strand, op. cit., p. 34. Comme souvent, le vocabulaire de Strand est assez imprécis. Il emploie le terme « picture » que l’on est obligé de rendre en français par « image », afin qu’il puisse s’appliquer aussi bien à la peinture qu’à la photographie. Mais le terme anglais d’origine est moins connoté iconographiquement, renvoyant simplement à un objet que l’on peut regarder. 13. Pour Victor BURGIN, la composition est « un moyen qui permet de retarder la prise en compte du cadre, et de cette autorité de l’altérité que celui-ci implique » (“Looking at Photographs”, Tracks, vol. 3, n° 3, automne 1977, p. 44). 14. P. Strand, cité par Paul Leipzig à propos de remarques faites par le photographe à la Photo League dans les années 1940, cité par Anne TUCKER, “Strand as Mentor”, in Stange, 1990, p. 135. 15. P. STRAND, “Photography and the Other Arts”, conférence prononcée au MoMA en 1944, citée par Estelle JUSSIM, “Praising Humanity : Strand’s Aesthetic Ideal”, in Stange, 1990, p. 181-182. 16. « Trois routes importantes s’ouvraient à moi. Elles m’aidèrent à trouver mon chemin au milieu du fatras d’événements passionnants qui surgirent de l’Armory Show de 1913. Mon travail se développa en réponse à 1) mon désir de comprendre l’évolution nouvelle de la peinture, 2) mon désir de pouvoir exprimer certains des sentiments suscités en moi par New York, ville où je vivais, 3) un dernier désir, aussi important que les deux précédents […] Je voulais voir si je pouvais photographier les gens dans la rue sans qu’ils se rendent compte de la présence de l’appareil de photo. » (P. Strand, entretien avec Milton W. Brown et Robert Rosenblum, 1971, repris par Milton BROWN, “The Three Roads”, in Stange, 1990, p. 18). 17. Anon., “The 1918 Wanamaker Spring Exhibition”, American Photography, avril 1918, cit. in P. Strand, op. cit., p.39. 18. Pour une analyse précise du film, voir Jan-Christopher H ORAK, “Modernist Perspectives and Romantic Impulses : Manhatta”, in Stange, 1990, p. 63. Celui-ci note que les plans se rapprochent fortement de la pratique photographique de Strand puisque, à deux exceptions près, aucun d’entre eux ne dure plus de douze secondes. 19. P. Strand, pour la sortie commerciale du film en 1921 sous le titre New York – The Magnificent, cité par Naomi ROSENBLUM, “The Early Years”, in Stange, 1990, p. 43. 20. Cf. Michael FRIED, Le Modernisme de Manet, Paris, Gallimard, 2000 (Manet’s Modernism : The Face of Painting in the 1860s, Chicago, University of Chicago Press, 1996). 21. Sur cette photographie, dans cette même version renversée, voir le commentaire de Steve YATES, “The Transition Years : New Mexico”, in Stange, 1990, p. 90-92. Yates signale notamment l’existence d’un deuxième tirage, dans l’autre sens. Celui-ci a un effet fort différent de celui que je viens de décrire. 22. P. STRAND, “Photography”, art. cit., p. 524-136. 23. Propos de P. Strand cités par Walter ROSENBLUM, “A Personal Memoir”, in Stange, 1990, p. 143. 24. A. TRACHTENBERG, “Introduction”, in Stange, 1990, p. 2. 25. Cf. Hubert DAMISCH : « […] car les principes qui président à la construction d’un appareil photographique – et d’abord à celle de la chambre noire – sont liés à une notion conventionnelle de l’espace et de l’objectivité, élaborée préalablement à l’invention de la photographie et à laquelle les photographes, dans leur immense majorité, n’ont fait que se conformer. » (“Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique”, 1963, repris in La Dénivelée, À l’épreuve de la photographie, Paris, Seuil, 2001, p. 9). 26. Dans la mesure où son exposition personnelle de 1916 se tient exactement en même temps que la Forum Exhibition qui représente l’apogée du modernisme pictural aux États-Unis. Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 11 27. Voir notamment cette déclaration : « L’existence même d’un médium est, après tout, sa justification absolue. Si, comme le souhaitent tant de gens, il a besoin d’une justification, il ne sert à rien de comparer les potentialités [des différents médiums]. […] Acceptons plutôt avec joie et gratitude tout ce qui permet à l’esprit de l’homme de chercher et d’atteindre une réalisation plus pleine et plus intense. » (P. STRAND, “Photography”, art. cit., p. 137). 28. Voir ce qu’en dit A. Trachtenberg : « L’idée de”straight photography” telle qu’elle est formulée par Strand dans son article fameux […] ne requiert rien de moins qu’une purification, afin de préserver la pratique originelle, c’est-à-dire la production d’images dignes d’être considérées comme des œuvres d’art traditionnelles. […] Dissociée d’autres pratiques de la photographie, la notion d’”objectivité” se traduit par 1) la fin du tirage à la gomme, à l’huile, etc., et 2) par une ouverture aux nouveaux moyens d’organisation de l’espace pictural (gros plan, abstraction) appris de la peinture moderne et sanctionnés par elle. » (TRACHTENBERG, op. cit., p. 209). Je pense avoir montré qu’un élément essentiel est absent de cette liste : la frontalité plane. 29. La liste des mentions de Picasso par Strand dans ses entretiens tardifs se trouve dans P. Strand, op. cit., p. 4, n° 94. À Homer, 1971, Strand déclare à propos de De Zayas : « Quand il a ouvert sa galerie [en 1915], j’ai pris l’habitude d’y aller et de voir les choses qu’il accrochait et de le voir lui aussi. » (cit. in P. Strand, op. cit., p. 46, n° 86). 30. M. MORRIS HAMBOURG (P. Strand, op. cit., p. 11) écrit par exemple : « À la différence de Steichen, qui refusait l’abstraction de Picasso et de Picabia, Strand fit bon accueil au cubisme non seulement parce qu’il était plus jeune que Steichen et qu’il n’avait pas encore trouvé son style propre, mais aussi parce qu’il ne se préoccupait pas de la question du style, sauf dans la mesure où un style pouvait transmettre des significations humaines essentielles. » Cf. ibid., p. 30-33. Sur la confusion entre “abstraction”et toutes les formes de modernisme pictural dans le vocabulaire des critiques et artistes américains du début du XXe siècle, je me permets de renvoyer au premier chapitre de mon livre La Peinture efficace, Une histoire de l’abstraction aux États-Unis (1910-1960), Paris, Gallimard, 2001. 31. Ces lettres sont écrites aux administrateurs du Camera Club de New York en 1920 pour éviter son éviction du club (soulevée par l’exposition d’une photographie de nu masculin frontal). Elles sont citées par N. Rosenblum d’après des archives conservées par W.Rosenblum (“The Early Years”, in Stange, 1990, p. 35). Trachtenberg voit dans cette esthétisation le propre de la photographie de Strand (cf. TRACHTENBERG, op. cit., p. 217). 32. Expression tirée d’un article paru dans The New York Sun du 8 avril 1917, repris in DE ZAYAS, op. cit., p. 113. 33. Ces deux œuvres furent montrées soit à 291, chez Stieglitz, en 1914-1915, soit à la Modern Gallery, chez Marius de Zayas, en 1915-1916. Une reproduction du dessin de Braque orne en outre la couverture du numéro de novembre 1915 de la revue 291. Elles furent acquises par le grand collectionneur Walter Arensberg. Elles sont aujourd’hui conservées au musée de Philadelphie. 34. M. de ZAYAS, in Camera Work, n° 34, 1911, repris dans de ZAYAS, op. cit., p. 220. Le même principe est à l’œuvre chez Braque, qui déclare par exemple : « Je dis adieu au point de fuite. Et, pour éviter une projection vers l’infini, j’interpose des plans superposés à une faible distance. Pour faire comprendre que les choses sont l’une devant l’autre au lieu de se répartir dans l’espace. » ( in Jacques LASSAIGNE, “Un entretien avec Georges Braque” [1961], XXe Siècle, n° 41, décembre 1973, p. 4). 35. Sur cet aspect chez Braque, je me permets de renvoyer à mon texte “Braque et la nature morte : tactilité littérale et virtuelle”, in Georges Braque, L’espace (cat.), Le Havre/Paris, Musée Malraux et Adam Biro, 1999, p. 31-46. 36. P. STRAND, “Photography and the New God”, Broom, 1922, repris dans LYONS, op. cit., p. 141. 37. Id. C’est moi qui souligne. Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 12 38. Cette exigence d’objectivité trouvera sa formulation la plus explicite dans un texte de 1963 : « Le véritable artiste, comme le vrai scientifique, est un chercheur utilisant un matériel et des techniques afin de pénétrer la vérité et la signification profonde du monde […] Ce qu’il crée, ou plutôt qu’il rapporte, est le résultat objectif de ses explorations. » (P. STRAND, “Letter to the Editor”, The Photographic Journal [Londres], juillet 1963, cité par N. ROSENBLUM, “The Early Years”, in Stange, 1990, p. 32). 39. Edward WESTON : « L’image ainsi rapidement saisie possède certaines qualités qui lui donnent aussitôt une spécificité photographique. Il y a d’abord l’incroyable précision de la définition, particulièrement dans la saisie des détails les plus fins ; il y a ensuite la séquence ininterrompue des gradations infiniment subtiles du noir au blanc » (“Seeing Photographically”, The Complete Photographer, 1943, repris dans LYONS, op. cit., p. 160). Il faut noter que la deuxième spécificité est aussi mise en valeur dans les textes de Strand, mais pas dans ses photographies, qui souvent fonctionnent sur la disjonction, et la distinction, des éléments visuels. 40. Cf. Richard BENSON, “Print Making”, in Stange, 1990, p. 104-106. Benson revient également sur la légende de la perfection des tirages de Strand. 41. Robert ADAMS, “Strand’s Love of Country : A Personal Interpretation”, in Stange, 1990, p. 242 (« Dans le livre, il a travaillé de manière décalée, comme si ce décalage était un principe moral (et d’une certaine manière c’était le cas), mais habituellement à peine décalée. ») 42. P. STRAND, conférence à l’Institute of Design de Chicago, juillet-août 1946, citée par Mike W EAVER, “Dynamic Realist”, in Maren STANGE ed., Paul Strand : Essays on His Life and Work, New York, Aperture, 1990, p. 203. 43. Claude ROY et P. STRAND, La France de profil, New York, Aperture, 2001 [Lausanne, La Guilde du Livre, 1952], p. 20. 44. À propos de “Mr Bennett”, John Szarkowski écrit (in “Revelations”, The New York Review of Books, 3 décembre 1998) : « On pourrait aussi considérer la superbe “Blind Woman” (1916) comme une étude pour “Mr Bennett” (1944). Elle est suffisamment simple pour une affiche – c’est en fait un objet, un principe clair, quelque chose que nous pouvons saisir politiquement. Nous pouvons la voir mais elle ne peut pas nous voir. Mr Bennett en revanche regarde à son tour, droit dans les yeux et l’âme du photographe intrusif et étranger, et dans nos yeux et notre âme également. Et ce qu’ils voient et que nous voyons tous est terrifiant. » 45. En 1974, il déclare à Calvin Tomkins (in “Profiles : Look to the Things Around You”, The New Yorker, 16 septembre 1974, repris dans Paul Strand : Sixty Years of Photographs, New York, Aperture, 1976, p. 34) : « J’ai des moyens esthétiques à ma disposition, dont j’ai besoin pour pouvoir dire ce que je veux dire à propos des choses que je vois. Et la chose que je vois se trouve à l’extérieur de moi – toujours. Je ne cherche pas à décrire un état intérieur. » 46. Il vaut la peine de signaler la contradiction apportée par Allan Sekula : « La photographie solitaire, sobrement légendée accrochée au mur de la galerie est le signe, avant tout, d’une aspiration à la condition à la fois esthétique et marchande de la peinture et de la sculpture modernes. Dans ce vide blanc, on pense que la signification émerge entièrement de l’œuvre d’art elle-même. L’importance du cadre discursif est masquée, le contexte est caché. » (“Dismantling Modernism, Reinventing Photography : Notes on the Politics of Representation”, in Jerome L IEBLING ed., Photography : Current Perspectives, Rochester, The Massachusetts Review, 1978, p. 238-241). Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 13 AUTEUR ÉRIC DE CHASSEY Université de Tours Paul Strand, frontalité et engagement Études photographiques, 13 | juillet 2003 14 Paul Strand, frontalité et engagement