BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012. 255 Style et atmosphère1 Denis Bertrand Résumé. En hommage à Omar Calabrese et à son aura particulière, l’auteur présente un par- cours d’analyse sur le rapport entre perception visuelle et signification. Il appréhende l’engendrement des formes depuis l’exercice de l’informe – à partir de remarques de Paul Valéry –, pour envisager ensuite l’émergence de la forme au sein de la vision – en suivant le regard de peintre de Paul Cézanne –, et fonder enfin sur la forme le concept d’atmosphère – à travers deux de ses valences possibles –, en relation avec celui de style. Mots-clefs. Vision, forme, informe, atmosphère, Calabrese, Cézanne, Valéry. Abstract: Style and atmosphère - As a tribute to Omar Calabrese and his particular aura the author presents an analysis path about the conection between visual perception and significance. He captures the génération of forms from the exercise of informing – from Paul Valéry’s notes in order to envision the form emergence in sight – followed by the painting regard of Paul Cézanne and finally founding the form over the concept of atmosphere – through two of its possible valences related to the one of style. Keywords: Vision; form; inform; atmosphere ; Calabrese ; Cézanne ; Valéry Parce que ses travaux ne sont pour l’essentiel pas traduits en français, et parce que la sémiotique des arts, son grand domaine, était jusqu’à récemment à l’extérieur de mes champs d’étude, Omar Calabrese est longtemps resté pour moi un sémioticien prestigieux et lointain. C’est ainsi que j’ai surtout perçu d’Omar une aura qui l’enveloppait, une atmosphère – un peu siennoise – qui filtrait la perception que j’en avais, un charme qui émanait de lui… Mais nos histoires séparées se sont croisées il y a quelques années, autour du projet commun d’approfondir le concept sémiotique de semi-symbolisme qu’il avait lui-même repris et avait été le seul à exploiter après les premières esquisses de Greimas et, 1 Texte de la conférence présenté à l’Université de Sienne, le 15 mai 2012, inaugurant un cycle de conférences en hommage à Omar Calabrese. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012.256 à sa suite, de Jean-Marie Floch. Prolongeant la définition structurale du semi-symbolisme, et apercevant l’extension que nous pouvions donner à ce concept, nous souhaitions y intégrer la dimension sensible et énonciative de la signification. Nous avons ainsi tenu deux colloques, l’un à Paris 8 et l’autre à Sienne sur ce sujet passionnant, et nous préparons avec Francesca Polacci le projet d’une troisième réunion sur un nouveau prolongement de cette problématique qui noue les formes du contenu à celles de l’expression dans la trame de la corporéité, lectrice du sens : ce projet a pour thème l’atmosphère. Je précise: les atmosphères, les ambiances et les climats, au sens de charme et d’aura… Ce phénomène par exemple qui faisait que le poète Rilke, jour après jour, en octobre 1907, ne pouvait s’empêcher de revenir, au Salon d’Automne, dans la salle où étaient exposés les tableaux de Paul Cézanne. Il écrit: Je suis retourné aujourd’hui voir ses tableaux; l’ambiance qu’ils créent est unique.»2 Qu’est-ce que cette «ambiance» et qu’est-ce que cette «unicité»? Voilà notre objet. Les atmosphères» sont ces phénomènes de signification vécue, à la fois incontestables dans l’expérience sensible et pourtant imperceptibles, à la fois évidents par leur inscription corporelle et mémorielle – comme en témoigne la nostalgie – et cepen- dant résistants à l’analyse par leur caractère limite, intangible, insaisissable. Ce sont des phénomènes volatiles et aériens, comme les catachrèses qui les nomment le suggèrent en faisant appel à ces mouvements imprévisibles de l’air ambiant qu’on respire. J’aimerais donc ici suggérer quelques réflexions sur cette thématique, en hommage à Omar, à la rencontre de son aura. Et si j’ai voulu associer imprudemment la notion d’atmosphère à celle de style – dont la problématique nous a intéressé tous deux éga- lement – c’est parce que l’angle, aigu, à travers lequel je vous proposerai de l’aborder est celui d’une expérience centrale de la création visuelle, celle de Paul Cézanne que je viens d’évoquer, qui associait précisément le style à l’atmosphère. Style, atmosphère… ces notions font partie, avec la «Nature», la «Vie», la «Forme» – notions qu’on écrit sou- vent avec des majuscules –, de celles dont Valéry disait qu’elles tirent «toujours vers des incertitudes éternelles et d’invincibles ambigüités»3. Il les opposait aux notions techniques, comme celles de la marine ou de la météorologie, qui sont monosémiques et étroitement référentielles. Comme celles aussi de la sémiotique. Greimas se méfiait avec raison du retour de ces notions longtemps combattues; je me souviens notamment du «style » – qui a pourtant été réacclimaté, on va y revenir. Car si nous voulons ainsi réhabiliter ce type de notions, c’est pour les transformer en concepts descriptifs; et cela implique de les envisager avec des exigences supplémentaires, ou avec la conviction que les avancées de la théorie rendent aujourd’hui leur accessibilité et leur définition meilleures. Ainsi, pour les «tmosphères» et les «climats», l’intérêt pour ces concepts, et même pour les évanescences qu’ils recouvrent, s’inscrit à mon avis dans la cohérence d’une évolution conceptuelle de la sémiotique dont on peut assez facilement retracer les grandes 2 Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, trad. Ph. Jaccottet, Paris, Seuil, 1991, p. 50. 3 Paul Valéry, Degas, Danse, Dessin, (1938) Paris, Gallimard, « Folio. Essais », 1965, p. 215. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012. 257 étapes. Ces étapes définissent des conditions différentes de saisie du sens, à mon avis plus intégratives et cumulatives que disjonctives et exclusives. On a eu d’abord le sens saisi par différence et par opposition, avec le triomphe de la relation et de la catégorisation, robuste structuralisme. Et puis, avec la querelle continuiste, on a envisagé le sens saisi comme co- présence de grandeurs en compétition, c’était l’avènement de la sémiotique tensive dont on commence à sentir l’efficacité descriptive. Et puis, intégrant plus clairement les sujets en interaction, on a eu le sens saisi par coalescence, dans une visée d’union plutôt que de conjonction, avec les propositions d’une sémiotique de la contagion développées par Eric Landowski. Et enfin aujourd’hui on évoque, en prolongeant ces effets de contagion, le sens saisi par diffusion, propagation d’effets signifiants difficilement isolables et même perceptibles, indiscrétisables en tout cas, ceux de ce qu’on appelle un climat – climat «délétère» d’une fin de règne par exemple – ou une aura – rayonnement d’une personnalité qui imprègne son environnement. C’est donc la perspective d’une sémiotique de l’atmosphère que nous chercherons à appréhender dans ce projet de colloque que nous réunirons en hommage à Omar Calabrese (avril 2013), avec pour objectif de préciser les contours et la portée signifiante de ce concept. Les quelques propositions que je vais faire ici ne souhaitent, modestement, qu’entrouvrir les perspectives de cette vaste problématique. Voilà, autour de quatre mots, le parcours que je propose : l’informe d’abord, la forme ensuite – à partir du regard de peintre de Paul Cézanne, et puis l’atmosphère – ou plutôt deux valences de l’atmosphère, et enfin le style. L’informe L’atmosphère ou l’aura qui émanent des personnes, des œuvres et des choses, nous dirigent vers ce qui se trouve en deçà ou au delà des formes. Est-ce le lieu de l’informe ? Peut-être. En tout cas l’«exercice par l’informe» dont je veux parler peut être compris, en amont des formes elles-mêmes, comme ce qui conduit vers leur saisie, comme condition de leur appréhension sensible. En évoquant «l’informe», je fais référence à un court passage du livre que Paul Valéry a consacré à son ami Degas, Degas Danse Dessin (1938), dans un chapitre précisément intitulé «Du sol et de l’informe»4. Comme sa morphologie et son étymologie l’indiquent, le nom «in-forme» implique du négatif. Mais de quelle nature est ce négatif et quel lien noue-t-il avec le positif dans l’événement et la création visuels? C’est sur l’horizon de cette double question que je me suis intéressé au texte de Valéry. Qu’est-ce que l’informe tout d’abord? Ce sont ces choses qui, selon Valéry, ont une existence de fait» dans la perception, et qui sont opposables à toutes les choses «sues». Il dit précisément de ces choses: «elles ne sont que perçues par nous, et non sues». Qu’est- 4 Paul Valéry, op. cit., pp. 102-107. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012.258 ce que cela veut dire, «non sues»? Cela signifie qu’elles ne peuvent être immédiatement prises en charge, lors de la perception, par une opération cognitive de structuration et de prévisibilité: par exemple une opération de causalité, faisant immédiatement apparaître l’agent-origine de la forme, comme un galet sur la plage roulé et formé par les vagues; ou bien une opération de symétrisation, comme un battant de fenêtre qui appelle son pendant, ou un bras gauche son bras droit; ou bien une opération d’orientation qui fait immédiatement percevoir la structuration de bas en haut, ou du devant au derrière ; ou bien une opération méréologique, distribuant la partie appréhendée par les sens au sein des autres parties à l’intérieur d’un tout qui lui donne sens; ou encore une opération taxinomique, qui nous fait immédiatement ranger un objet perçu dans une classe d’objets ; et bien d’autres opérations sans doute. Les manipulations cognitives qui font corps avec la perception pour faire être les choses sous nos yeux et les transformer en langage – en sémiotique du monde naturel –, sont nombreuses, on le sait. Et il faudrait immédiatement leur ajouter les opérations affectives et passionnelles de l’attraction ou du dégoût, du désir et de la crainte, etc. Bref, les objets non informes sont ceux qui délivrent, de l’intérieur, une sorte d’intention. Cette intention les présente au regard et à la main comme des objets sou- mis à des opérations signifiantes instantanées: la déduction, l’induction, l’anticipation, l’analogie, la prévision de saisie, l’intérêt, etc. Ce que nous percevons à travers eux, à travers une seule de leurs parties, c’est aussi la possibilité d’envisager l’ensemble d’un seul coup d’œil, coup d’œil qu’on n’a du même coup pas besoin d’exercer, car c’est davantage cette intention immanente prêtée aux objets, cette structure signifiante incrustée en eux, cette narrativité incluse qui nous les rend familiers… et nous dispense en somme de les regarder. De les regarder vraiment. Voilà précisément ce qui ne se passe pas avec l’objet informe. En effet l’informe n’est pas, comme le souligne Valéry, une absence de forme, il n’est pas la négation d’une ou de toute forme. Plus profondément et plus précisément, l’informe est une forme sur laquelle je ne peux pas appliquer un acte cognitif de structuration, une forme sur laquelle je ne peux déposer, comme sur un écran, un schème interprétatif qui la transforme en plan d’expression pour un contenu que je vais m’approprier. Dire d’une chose qu’elle est informe, c’est dire que sa forme ne trouve en nous, précise Valéry, «rien qui permette de [la] remplacer par un acte de tracement ou de reconnaissance nets»5. Bref, l’informe ainsi compris c’est le tracé aléatoire d’une flaque d’eau, une suite de notes frappées au hasard sur un piano, un caillou ou un rocher, un mouchoir froissé, un nuage qui, se déformant sans cesse, fait alterner forme et informe : il est un instant éléphant, il devient papillon et puis rien du tout, puis il s’étire à nouveau et redevient chrysalide… On pourrait voir dans cette absence de règles internes de formation, tout à l’opposé des fameux points de non-généricité analysés par Jean Petitot comme des marqueurs 5 Paul Valéry, op. cit., p. 102-103. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012. 259 d’esthéticité, la manifestation du négatif dans l’informe. Mais Valéry va bien au delà de ce constat. Parlant de peinture et de création, il envisage la relation de l’informe avec l’acte de dessiner ou de peindre. C’est là qu’il suggère ce qu’il appelle «l’exercice par l’informe»6. Il ne faut pas confondre en effet «ce qu’on voit avec ce qu’on croit voir»7. Base de l’épokhè phénoménologique, la fameuse suspension des savoir et des croire dans la perception, la vision est une construction qui multiplie les écrans devant les choses et em- pêche de les voir en elles-mêmes. Nul besoin de les voir parce que nous les «pré-voyons». L’habitude de voir et la force de l’usage, comme celle de la praxis énonciative sur les expressions verbales, dispense de considérer les choses dans leur étroite singularité de chose. Nous en captons les significations que nous inscrivons dans nos schèmes narratifs et passionnels de connaissance, d’action, de communication et d’échange, au point que nos impressions sur l’œil s’arrêtent le plus souvent aux effets utilitaires de cette lecture. Toute vision comporte ainsi sa part d’occultation, de rejet et négation. On suspend le voir dans la vision. On lui fait crédit à d’autres fins. Or, l’informe oblige à voir et à interroger la vision; il contraint le dessinateur à le regarder, à trouver en lui quelque règle secrète qui en assurera la représentabilité, à des- cendre en quelque sorte dans la matérialité et la substance de la chose pour en dégager la forme. L’informe impose ainsi un regard neuf, il met le regard à nu, il prescrit le voir. Il donne la leçon aux choses sues, et invite à réapprendre à les regarder en les débarrassant des écrans cognitivo-passionnels qui en définitive et en réalité les masquent. Ainsi donc, le négatif de l’informe m’informe sur un autre négatif, sur le négatif inhérent à la saisie perceptive des choses, sur la part négative – ou niée – dans la percep- tion ordinaire, celle qui croit voir alors qu’elle saisit au vol, à l’appel furtif d’un signal de chose, le paquet de relations que cette chose commande sous le poids de l’usage et de l’habitude. Le négatif de l’informe est ainsi chargé de positivité dans la mesure même ou il délivre le négatif de la perception enfoui sous l’illusion de positivité. C’est je crois le regard de Cézanne que je viens de décrire. Il remonte d’abord dans l’informe de toute forme. Et c’est pourquoi, s’il reste impérieusement figuratif, il ne s’intéresse pas à l’objet en tant qu’il est promesse ou fonction, il s’intéresse à la forme en tant qu’elle advient dans la vision, en tant qu’elle est vision. La forme Nous connaissons les phrases fameuses de Cézanne sur la saisie des formes géomé- triques: «Tout dans la nature se modèle selon la sphère, le cône et le cylindre»8, ou encore ceci, que rapporte deux de ses interlocuteurs, Rivière et Schnerb: «“Je m’attache, disait- -il, à rendre le côté cylindrique des objets”. Et, précisent les auteurs, l’un de ses axiomes 6 Paul Valéry, op. cit., p. 103. 7 Paul Valéry, ibid. 8 P. M. Doran, éd., Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, 1978, p. 63, puis 88, etc. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012.260 favoris, que son accent provençal faisait sonner d’une musique admirable, était: “Tout est sphérique et cylindrique.”» Ces déclarations ont été mal comprises car elles sont ambiguës. On a cru y voir la réduction de la perception des formes à des schémas géométriques – cylindre d’un tronc d’arbre, boule sphérique d’une tête, etc. – et du même coup une annonce en réalité bien réductrice de l’avènement du cubisme. En réalité, et avant tout, cône, sphère et cylindre ont une propriété en commun, celle d’être convexes: ils viennent vers le regard, ils font converger leur forme vers le regard ou la main de l’observateur. Ils s’opposent ainsi au plan. Or, pour Cézanne, tout est profondeur et convexité. Ainsi, parmi les quarante deux aphorismes supposés du peintre, rapportés par Léo Larguier d’après, dit-il, son fils même, on lit celui-ci, aphorisme XXXI: «La nature est en profondeur. Les corps vus dans l’espace sont tous convexes.»9 Cela veut dire que non seulement la pomme est convexe, mais également la table sur laquelle elle se trouve, et aussi le mur sur le fond duquel elle se détache. Et pourquoi cette convexité? Parce que chacun des points du visible focalisés par mon unique point de vue lui renvoie une lumière différente, une intensité et des timbres chromatiques distincts, qui en déterminent le modelé dans la vision. La quête de Cézanne est celle du modelé dans la vision, indépendamment des natures, des formes et des fonctions d’objets. Ils sont immédiatement déchargés de toute opération interprétative, connotative ou autre, ils sont tous à égalité devant la perception, ils sont réflecteurs de lumière et c’est cela, au seuil de leur caractère informe, que cherche à capter Cézanne pour en dégager la forme à coups de couleurs. On comprend ce qu’écrit Rilke: Comme toutes choses sont pauvres chez lu: les pommes sont toutes des pommes à cuire, les bouteilles auraient leur place dans de vieilles poches de veste évasées par l’usage.»10 Car ce qui compte, ce n’est pas que l’objet peint soit pomme ou diamant, ce n’est pas l’objet «su» comme dirait Valéry, mais c’est le dialogue des couleurs entre elles qui lui donne forme, quel qu’il soit, qu’il soit vieille chaussure ou prostituée élevée en allégorie sous le nom de «Sorrow» comme chez Van Gogh, ou pomme frippée à cuire chez Cézanne. Plus loin Rilke écrit: «Il se retourna vers la nature et sut ravaler son amour pour la pomme réelle et le mettre en sureté pour toujours dans la pomme peinte.»11 Et plus loin encore, Rilke ajoute, à propos du tableau Madame Cézanne au fauteuil rouge: «Tout n’est plus qu’une affaire de couleurs entre elles», ou: «C’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres.», et plus encore, introduisant une narrativisation des relations internes aux couleurs elles-mêmes, et construisant leur logique d’immanence, Rilke précise : «Ainsi se produisent à l’intérieur de chaque couleur des phénomènes d’intensification et de dilution qui leur permettent de soutenir le contact des autres.» Notre objet n’est pas d’entrer ici dans la théorie de le peinture et de la vision chez Cézanne, mais nous pouvons indiquer que cette position perceptive sur la convexité et 9 P. M. Doran, éd., Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 16. 10 Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, op. cit., p. 35. 11 Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, op. cit., p. 51, puis p. 71-72 pour les citations suivantes. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012. 261 les rapports de points – entre point de vision et points de l’être vu – constitue une entrée majeure dans la pensée cézannienne de la forme, éclairant ses différents aspects: il en résulte le caractère central du modelé ; il en résulte la conception chromatique des ombres; il en résulte la relation couleur / dessin et la question du contour, celui-ci émanant de la couleur; le rôle décisif de la touche est de cette manière également impliqué; et plus encore la conception polémique de la composition – qui n’est pas comprise comme l’organisation préméditée du tableau, mais comme le résultat du « balancement entre parties lumineuses et parties ombrées»12. Enfin, et globalement, la convexité explique la genèse des formes à partir de la réflexion de la lumière – en tout point différente et déterminant le modelé – où l’unicité du point du voir se trouve confrontée à la multiplicité des points de l’être vu. De cette conception est issu le statut de l’« atmosphère » dans le système cézannien. Les deux atmosphères Le modelé prend forme par la médiation d’un écran entre le sujet voyant et l’objet vu : cet écran est l’atmosphère. On peut lui donner ce nom, premier type d’atmosphère, l’atmosphère-écran. Elle est le « plan » qui s’interpose entre moi et les choses vues. Ce parcours des choses à moi, à mon regard fixé en un lieu et en moment, cette remontée des choses dans le regard passe à travers l’écran ou le filtre de l’atmosphère. Deux aphorismes de Cézanne définissent cette atmosphère13: XXXI. La nature est en profondeur. Entre le peintre et son modèle s’interpose un plan, l’atmosphère. Les corps vus dans l’espace sont tous convexes. XXXII. L’atmosphère forme le fond immuable sur l’écran duquel viennent se décomposer toutes les oppositions de couleurs, tous les accidents de lumière. Elle constitue l’enveloppe du tableau en contribuant à sa synthèse et à son harmonie générale. On peut trouver là un premier titre de problème. Le mot atmosphère est employé dans un sens absolument littéral et concret: c’est un espace à l’intérieur duquel se passe un certain nombre d’événements, un nombre considérable d’événements: tous les accidents de lumière», «toutes les oppositions de couleurs». Quel est le statut de cette «atmosphère»? Cet espace est-il le lieu, le support et la médiation des simulacres signifiants premiers? En quoi s’interpose-t-il entre le peintre et son modèle, comme un médiateur s’interpose entre des forces en conflit? Mais on pourrait surtout considérer, à travers une analyse qui reste à articuler, le concept d’atmosphère chez Cézanne comme un «modèle», à la fois concret car ancré dans la perception, et abstrait car généralisable. Un modèle pour mieux comprendre le sens des «atmosphères» qui innervent nos perceptions et nos appréciations sensibles. Ces atmosphères nous parlent, car elles sont le support d’inscription d’un langage; elles nous 12 P. M. Doran, éd., Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 90. 13 Léo Larguier, in P. M. Doran, éd., Conversations avec Cézanne, op. cit., p. 14-17. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012.262 parlent de ce qui se diffuse dans un espace, de ce qui s’échappe des choses, des êtres, des personnes qui l’occupent, à leur insu naturellement, et ce sont ces propriétésqui en font le «climat». Tout se passe comme si une multitude d’instances venaient des choses pour se greffer sur des instances en attente au sein du sujet, des capteurs sensibles qui conver- tissent ces micro-perceptions en signification et en discours, faits à la fois de perceptions et de mémoire, d’aspectualité où se croisent l’inchoatif et le terminatif, de modalisations, de tensions, bref d’éléments constituants qui restent à localiser, à identifier et à analyser. L’«atmosphère» dans ce sens pourrait être appréhendée un peu à la manière du biologis- te généticien qui cherche à identifier, en remontant à partir des effets réalisés, les gènes responsables et les opérations qu’ils ont effectuées en passant de l’ADN à l’ARN pour donner lieu à ces éléments actifs et transformateurs que sont les protéines. Tout comme les opérations de la lumière réfléchie qui conduisent, mystérieusement, à la touche hésitante, longuement réfléchie elle-même, de Cézanne. Atmosphère et style Cette atmosphère-là résulte d’une globalité discernable de réseaux signifiants. Et cette globalité fait une singularité. Elle définit un style. Il faudrait naturellement prendre le temps de se pencher sur l’histoire compliquée des rapports entre sémiotique et style pour avancer sur ce point. Ce n’est pas notre objet ici. Je rappellerai seulement que l’avancée peut-être la plus intéressante dans ce domaine a été celle de ce qu’on a appelé, en sémiotique générative, le « style sémiotique ». Il est défini par un pli, une courbure donnée, une déformation cohérente transversale à un discours, à une réalisation langagière qu’elle soit verbale, plastique ou autre, une déformation qui affecte, dans le même sens, les différents étages du parcours génératif, depuis la gestion de la tensivité et des dynamiques catégorielles, jusqu’aux figurativisations – rhétoriques par exemple –, en passant par les formes aspectuelles privilégiées, les priorités modales, les réitérations narratives, etc. L’hétérogénéité apparente des constituants d’une atmosphère pourrait être ap- préhendée comme les marqueurs d’un style. Le style étant par exemple ce qui détermine l’engendrement de telle ou telle atmosphère. Conclusion Pour conclure, je voudrais évoquer un texte d’Omar Calabrese, encore à paraître en français, dans les Actes de notre premier colloque sur le semi-symbolisme, tenu à l’université Paris 814. Il y a écrit un texte intitulé «La Bataille sacrée. Un thème iconogra- phique à la recherche de sa propre figuralité.» Il y montre comment la sacralité se dégage 14 D. Bertrand, M. Costantini et O. Leguern, éds., Semi-symbolisme et signification sensible, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, à paraître en 2013. BERTRAND, D. Style et atmosphère. Galaxia (São Paulo, Online), n. 24, p. 255-263, dez. 2012. 263 des formants plastiques et figuratifs du motif de la bataille, outrepassant l’action, le récit et ses acteurs, mais se diffusant à travers eux au moyen d’éléments précis qu’il identifie soigneusement, au point qu’il en arrive à se demander si la sacralité n’est pas une cons- tante du tableau de bataille, liant la violence guerrière à la transcendance. Cette sacralité rayonne, et parfume l’atmosphère dans le champ de la perception. De même que l’aura d’Omar, qui fait rayonner sa présence dans l’absence et au nom de laquelle, ensemble, nous poursuivons son œuvre. Denis Bertrand est Professeur de Littérature et de sémiotique à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis. Il enseigne la sémiotique du discours social à l’Ecole de la communication de Sciences Po-Paris. Il co-dirige le Séminaire de Sémiotique de Paris (avec J.-F. Bordron, I. Darrault, J. Fontanille, A. Hénault). Il a publié plusieurs ouvrages (L’espace et le sens, Précis de sémiotique littéraire, Parler pour convaincre, etc.) et de nombreux articles et contributions à des ouvrages collectifs. Il s’intéresse actuellement aux relations entre discours politique et médiatique, et aux relations entre écriture et peinture. dcotar@club-internet.fr Referências BERTRAND, D., COSTANTINI, M. et LEGUERN, O. (éds.). (à paraître en 2013). Semi-symbolisme et signification sensible, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes. DORAN, P. M. (éd.) (1978). Conversations avec Cézanne, Paris, Macula. LARGUIER, L. (1978). In P. M. Doran, éd., Conversations avec Cézanne, Paris, Macula. RILKE, R. M. (1991). Lettres sur Cézanne, trad. Ph. Jaccottet, Paris, Seuil. VALERY, P. (1965). Degas, Danse, Dessin, (1938) Paris, Gallimard, «Folio. Essais». Artigo recebido em setembro e aprovado em novembro de 2012