HStud_30(2016)1.indb LA CRUCIFIXION TRANSPORTÉE. L’EXEMPLE DE L’ART CONTEMPORAIN HONGROIS (1900-1980) RÉGIS LADOUS Professeur d’histoire. Université Jean Moulin Lyon III E-mail : regis@ladous.net Comme dans d’autres régions de l’Europe, un nouvel art religieux s’est développé au seuil du XXe siècle en Hongrie, un art religieux, plus exactement au thème re- ligieux, qui se situe en dehors des commandes et de la surveillance de l’Église. Adoptant les styles de l’époque, expressionnistes, cubistes, surréalistes, ces oeuvres posent la question du rapport entre le sacré et le profane, dans le contexte politique complexe échangeant qui fut celui de la Hongrie pendant cette période. Mots-clefs : peinture hongroise contemporaine, art religieux, christianisme, crucifi xion Depuis la fi n du XIXe siècle un grand nombre d’artistes ont peint, dessiné, gravé, sculpté des crucifi xions en dehors des commandes d’Eglise et de toute forme d’encadrement religieux. Depuis le Christ jaune de Gauguin (1889), le Christ vert de Maurice Denis (1890), le Christ à la lande de Charles Filiger (1894), le Christ tourmenté par les démons de James Ensor (1895) ou le Golgotha d’Edvard Munch (1900), ces crucifi xions ont transporté le principal symbole chrétien loin de son terreau d’origine et l’ont replanté en terre séculière, avec tout ce que cela suppose de changement de style et de sens. Du côté de Budapest, on pourrait citer à titre d’exemple Jó zsef Rippl-Ró nai, le « Nabi hongrois », l’ami de Gauguin et de Maurice Denis. Sa tapisserie de la naissance et de la mort du Christ1 montre comment il a su intégrer de manière très personnelle les recherches postimpres- sionnistes tout en réinterprétant l’héritage des Préraphaélites anglais mais aussi de l’art médiéval et populaire magyar. Avec ses aplats de couleurs pures et cette très savante naïveté de la perspective qui met en valeur le crucifi é et les saintes femmes sur un mode méditatif et poétique, la crucifi xion de Rippl-Ró nai se dé- gage de l’aliénation académique comme de la reproduction sans fi n des épigones de Raphaël. S’agit-il pour autant d’une œuvre sécularisée ? Oui, parce qu’elle ne s’inscrit pas dans les codes et canons ecclésiastiques de l’époque ; en 1895, elle était irrecevable dans un lieu de culte. Mais pourquoi Rippl-Ró nai et tant d’autres avec ou après lui ont-ils fi guré le Christ crucifi é s’ils ne songeaient pas à soutenir la prière, illustrer la prédication HStud 30 (2016)1, 111–124 DOI: 10.1556/044.2016.30.1.7 Hungarian Studies 30/1(2016) 0236-6568/$20 © Akadémiai Kiadó, Budapest HStud_30(2016)1.indb 111HStud_30(2016)1.indb 111 2016.08.02. 12:38:172016.08.02. 12:38:17 112 RÉGIS LADOUS ou orner la liturgie ? La sécularisation de la croix est importante du point de vue artistique, il est peu de peintres qui ne l’ait pratiquée. Mais ses causes ne sont pas toujours simples ni explicites. À qui veut les débrouiller, la Hongrie offre une belle série d’œuvres de premier plan mais encore trop peu connues en France, en dépit d’importantes expositions comme celle qui a été consacrée aux Fauves hongrois à Dijon au printemps de 2009. La période choisie correspond à la grande vague de sécularisation des motifs religieux, mais en s’arrêtant aux années 1980, pour garder du recul. Avec deux grandes guerres, un traité de paix calamiteux et trois régimes politiques très contrastés, la Hongrie fournit tout ce qu’il faut pour vérifi er le lien – ou l’absence de lien – entre les tumultes du monde et les dérives iconiques du crucifi é. Rippl-Ró nai Jó zsef, Krisztus szü leté se é s halá la 1. La croix sans l’espérance a. Grünewald revisité Beaucoup d’artistes contemporains ont été fascinés par les représentations an- ciennes du corps souffrant ; le retable d’Issenheim de Matthias Grünewald en constitue une sorte d’archétype ou « d’horizon insurpassable ». La crucifi xion chrétienne, depuis très longtemps, et la crucifi xion sécularisée depuis un siècle ont ceci de commun qu’elles veulent montrer la destinée humaine dans ce qu’elle a d’essentiel, et le montrer par l’image d’un corps torturé, mort ou ago- nisant. Mais si la crucifi xion chrétienne représente une dramaturgie où la mort sacrifi cielle annonce la résurrection, la crucifi xion sécularisée sert assez souvent à illustrer la tragédie de la souffrance absurde où, sous un ciel vide, le dernier mot appartient à la mort. Tragédie universelle, souffrance liée à la condition même de l’homme. On peut la dépeindre sans la situer dans une époque où un pays précis. D’où la possibilité de recourir au symbole de la croix qui devient, HStud_30(2016)1.indb 112HStud_30(2016)1.indb 112 2016.08.02. 12:38:172016.08.02. 12:38:17 LA CRUCIFIXION TRANSPORTÉE 113 par un renversement de sens, la métaphore de la souffrance sans espoir. Ces crucifi xions subverties sont souvent simplifi ées (disparition des stigmates et de la couronne d’épines) et dépeuplée : plus de larrons, plus de bourreaux, plus de foule : le Christ est seul avec sa mère désespérée. Ou bien la crucifi xion est très peuplée, mais la violence de la croix contraste cruellement avec l’indifférence de la foule. La simplifi cation tragique est illustrée de manière saisissante par le Christ en croix (1912) de Ró bert Beré ny,2 où Marie, une ombre noire tordue au pied de la croix, embrasse les genoux de son fi ls mort. Disparus les larrons, les bour- reaux, les disciples. Dans un paysage de cauchemar, un Christ souffrant, très Grünewald, se trouve écartelé, les bras distendus, la cage thoracique hypertro- phiée, la tête effondrée. Mais ce qui à la fi n du XVe siècle ou au début du XVIe signifi ait l’incarnation du sauveur et sa souffrance rédemptrice se réduit ici à une double violence : violence des couleurs, violence de la composition, pour représenter une solitude à deux, le fi ls et sa mère abandonnés des hommes et de Dieu. Beré ny Ró bert, Krisztus a kereszten Avec son Golgotha de 1912, Lajos Gulá csy illustre bien la tragédie peuplée. Le Christ crucifi é, auréolé, fi gure d’icône entre les deux larrons, est rejeté au second plan. Au pied de la croix, comme chez Berény, la silhouette noire de Marie. La mère et son fi ls sont abandonnés par la foule qui, au premier plan, s’écoule en tournant le dos aux suppliciés.3 La scène est à rapprocher du Golgotha de Ká lmá n Istó kovits (gravure publié en 1926 dans la revue Nyugat) et celui de Bé la Ká dá r (c.1920), où des cavaliers vont et viennent (et, chez Ká dá r, des personnages nus) en toute indifférence (ou autonomie, si l’on veut) par rapport au crucifi é. Encore plus tragique que chez Berény, l’homme qui souffre est seul dans la foule. Non seulement le ciel est vide mais les hommes sont cruels. HStud_30(2016)1.indb 113HStud_30(2016)1.indb 113 2016.08.02. 12:38:182016.08.02. 12:38:18 114 RÉGIS LADOUS Gulácsy Lajos, Golgotha b. Le massacre des innocents Il en va autrement quand il s’agit d’exprimer non pas la souffrance en général, celle à laquelle tout homme est voué, mais plus précisément la violence de l’his- toire, la violence que l’homme infl ige à l’homme : injustices de toutes sortes subies individuellement ou collectivement, et, surtout, les malheurs de la guerre, la torture et les massacres. S’il est toujours possible de symboliser ces fl éaux de manière intemporelle, il arrive aussi qu’ils soient situés par des détails précis. Dans l’entre-deux-guerres, il était fréquent d’associer à la croix la Hongrie mu- tilée par le traité de Trianon. Tantôt elle est représentée par une femme crucifi ée, vêtue d’une longue robe et coiffée de la couronne de Saint Etienne ; tantôt c’est une carte de Hongrie qui est clouée sur la croix et couronnée d’épines. Ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher des oeuvres d’art. L’extermination des Juifs de Hongrie, en 1944-1945, a au contraire inspiré des peintures et dessins inou- bliables qui font de la crucifi xion le symbole absolu de la souffrance innocente et de l’humanité persécutée, torturée, exterminée. Ná ndor Szú dy, peintre mais aussi pasteur protestant à Budapest, a représenté l’irruption du mal dans le monde avec d’autant plus de force que dans ses ta- bleaux le mal ne pèse pas, il danse. Son archange Gabriel apeuré, son Christ difforme ou son centurion-squelette peuvent être interprétés comme une manière chrétienne d’illustrer le texte biblique par un alliage très personnel d’expressio- nisme et de surréalisme. Il en va autrement de sa représentation de la Shoah, une HStud_30(2016)1.indb 114HStud_30(2016)1.indb 114 2016.08.02. 12:38:182016.08.02. 12:38:18 LA CRUCIFIXION TRANSPORTÉE 115 suite de tableaux exposée en 1947 où Szú dy recourt au symbole de la crucifi xion. Il ne s’agit pas de donner une signifi cation chrétienne à l’extermination. Face au mystère d’iniquité, il ne saurait être question de sacrifi ce rédempteur ni d’espé- rance de la résurrection. Szú dy ne représente pas le Christ en Juif, mais le Juif sous les apparences du Christ. Il s’agit bien ici de la croix sans résurrection, sous un ciel vide creusé par un astre dont on ne sait trop s’il est un soleil qui se dé- compose ou une lune cancéreuse. Dans À la manière de Caïn le Juif martyrisé est grotesque : ses bourreaux lui ont tout pris, y compris son humanité. Nous sommes dans un monde sans rédemption possible. Quant à la mise en situation dans le temps et dans l’espace, elle est sans équivoque : le Juif est crucifi é sur un champ de bataille, une étoile jaune sert de titulus, et le soldat est hongrois. Á mos Imre rajza Des peintres et dessinateurs juifs ont repris la symbolique de la crucifi xion. Dans La croix offensée, Tibor Jankay, qui a pu s’évader du train qui l’emmenait à Auschwitz, a représenté les déportés, gardés par des soldats empanachés, qui défi lent devant le Christ crucifi é dont le visage se détourne et le titulus s’effondre. Imre Á mos, le Chagall hongrois, n’a pu s’évader du train ; il a disparu dans la nuit et le brouillard à la fi n de 1944 ou au début de 1945. En mai 1944 il a réa- lisé dans l’urgence et la certitude d’appartenir à un peuple perdu une série de dessins, intitulée Szolnoki vázlatkönyv (le Carnet de dessins de Szolnok) où il ne représente pas directement l’extermination mais la symbolise par des scènes de l’Apocalypse de saint Jean et la mort du Christ sur la croix. Comme dans certains tableaux de Szú dy, c’est vers un ciel vide où les astres meurent et tombent que le HStud_30(2016)1.indb 115HStud_30(2016)1.indb 115 2016.08.02. 12:38:182016.08.02. 12:38:18 116 RÉGIS LADOUS crucifi é tend sa face. Pour symboliser ce que la condition humaine a de tragique, la crucifi xion n’a pas attendu la Shoah. Mais c’est bien avec la Shoah qu’elle est devenue l’un des emblèmes du génocide. Et cela suffi rait presque à expliquer le succès du thème de 1945 à nos jours. Szú dy Ná ndor, Káin ú tja 2. La polysémie d’un symbole fort a. Le sacré surréaliste Presque. Parce qu’il s’agit tout de même d’une amputation sémantique, de la ré- duction monosémique d’un symbole fort qui s’est caractérisé longtemps, comme tous les symboles forts, par sa polysémie. Pendant une quinzaine de siècles, c’est- à-dire pendant toute la période où sa signifi cation est restée exclusivement reli- gieuse, la crucifi xion a porté simultanément deux sens différents et complémen- taires, au moins : la mort bien entendu, mais aussi la vie sous la forme chrétienne de la résurrection. La sécularisation du thème n’a pas effacé cette ambivalence. On la retrouve dans toute une série d’œuvres contemporaines, et d’abord chez les surréalistes. Non pour des motifs théologiques, évidemment, mais parce que beaucoup de surréalistes s’intéressent d’une part aux grands mythes dans la me- sure où ils expriment la nature irrationnelle de l’homme, et d’autre part à la no- tion de sacré, un sacré sans transcendance mais qui manifeste l’hétérogénéité du monde et la possibilité de rencontres entre des univers différents. C’est ainsi que la polysémie fondamentale de la croix est bien suggérée par une gouache sur papier rehaussée d’or réalisée au pochoir à 50 exemplaires par Auré l Berná th en 1922 : la Croisée des chemins (Keresztú t).4 Berná th était athée, ce qui ne veut pas dire que toute dimension religieuse soit exclue de cette œuvre. Berná th s’est en effet inspiré d’un tableau peint un an auparavant par son ami Já nos Schadl, un Christ dans une spirale. Schadl, lui, était croyant, et il a HStud_30(2016)1.indb 116HStud_30(2016)1.indb 116 2016.08.02. 12:38:192016.08.02. 12:38:19 LA CRUCIFIXION TRANSPORTÉE 117 repris avec cette spirale une thématique chrétienne : celle du Christ cosmique, qui existe depuis l’origine de la création et emplit l’univers qu’il résumera à la fi n des temps. D’autre part, la spirale peut aussi bien se refermer (la mort) que s’ouvrir (la résurrection et la vie). De l’ambivalence de la spirale de Schadl, Berná th a retenu la polysémie de la croix qu’il suggère par métaphores : le par- tage du tableau entre un champ noir et un champ blanc ; la croix comme croisée de chemins, lieu de passage ; l’ombre d’un Christ médiéval, un Christ crucifi é, souffrant ; le dédoublement de ce Christ noir sur fond blanc par un Christ blanc qui passe du champ clair au fond noir ; et ce Christ blanc est auréolé, les bras non plus crucifi és mais ouverts. S’agit-il d’une résurrection ? Sans doute pas, mais de l’exploitation très réfl échie de la surabondance sémantique d’un symbole qui déborde de sens et que l’on ne saurait réduire à une agonie sous un ciel vide. Ici il y a du sacré parce qu’il y a la rencontre de deux univers différents et la pos- sibilité d’un passage de l’un à l’autre. Ce n’est pas encore de la transcendance, mais ça peut y conduire. Schadl Já nos, Christ Berná th Auré l, Keresztú t Parmi d’autres exemples de crucifi xion surréaliste et polysémique, il faut citer le Crucifi x II de Dezső Korniss (1947), où un Christ blanc sans visage s’étire sur une croix aux bras étagés comme les branches d’un arbre. Cette croix rappelle le fameux Cèdre solitaire de Tivadar Csontvá ry (1907). L’identifi cation de la croix à un arbre est une très ancienne métaphore qui rappelle que cette potence n’a vraiment de sens que si elle est vivante et source de vie. Quant à Lajos Vajda, compagnon de Korniss et adepte du « surréalisme constructif », il s’est attaché à manifester la présence active du sacré dans le profane. Ses Maisons avec un HStud_30(2016)1.indb 117HStud_30(2016)1.indb 117 2016.08.02. 12:38:192016.08.02. 12:38:19 118 RÉGIS LADOUS crucifi x à Szentendre (1937) montrent un crucifi é immense, renversé, qui plane sur la ville, la démonte et la réorganise dans un ailleurs fi guré par un vaste ciel bleu. Attentif à toutes les formes de l’art populaire, Vajda est de ceux qui balisent le retour des icônes traditionnelles dans l’art contemporain. Vajda Lajos, Szentendrei házak feszülettel b. Le Christ paysan Menyhé rt Tó th n’est pas un peintre solitaire, il a même vécu dans l’une de ces colonies d’artistes qui caractérisent l’histoire culturelle de la Hongrie moderne. Mais après avoir fi ni ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Budapest, il est retourné dans son village, gagnant sa vie en travaillant la terre, en repeignant les maisons et en peignant des tableaux. Son art n’a rien de folklorique ni de naïf ; il n’en n’est pas moins puissamment enraciné. Il a peint plusieurs crucifi xions. Celle qu’il a intitulée Corpus (1940) est bien une icône, ses rutilances dorées créent une distance et écartent la mort. Le corps du Christ est droit, hiératique ; la tête du Christ est droite, son visage serait indiscernable s’il n’était percé de deux yeux clairs grands ouverts. On retrouve là une fi gure ancienne, le Christ triom- phant, souverain, cosmique, victorieux de la mort et rédempteur des mondes. Deux ans auparavant, Menyhé rt Tó th a peint un grand Christ Pentocrator avec, inscrit dans le tableau, le verset de saint Jean (14, 6) : « Je suis la voie, la vérité et la vie ». Pas solitaire mais franc-tireur, Tó th a travaillé loin de toute régulation ecclésiastique, son Corpus serait impossible dans une église. En dépit du retour du sacré, nous restons dans un art sécularisé dont l’objectif n’est pas cultuel mais culturel. Tó th préfi gure un courant artistique durable qui s’épanouit après guerre et s’attache à sauver la culture populaire en réinventant les principales expressions, à commencer par le Paraszt Krisztus (le Christ paysan) et le Plé hkrisztus, le Christ d’étain, ce que les Anglais appellent le roadside crucifi x, le crucifi x au HStud_30(2016)1.indb 118HStud_30(2016)1.indb 118 2016.08.02. 12:38:192016.08.02. 12:38:19 LA CRUCIFIXION TRANSPORTÉE 119 bord des carrefours, des routes et des chemins, abrité des intempéries par un auvent métallique. Il faudrait citer ici Margit Ková cs5 mais aussi Piroska Szántó, qui a rejoint en 1937, à Szentendre, le groupe des jeunes artistes réunis autour de Dezső Korniss et Lajos Vajda. Dans les années soixante, elle s’alarma de la disparition rapide de la folk culture. Son Magyar Krisztus de 1968, dûment re- couvert de l’auvent métallique, rappelle le Christ triomphant de Menyhé rt Tó th avec ses yeux grands ouverts, ses bras horizontaux. Mais il est simple, si simple, le visage apaisé, le regard attentif. Au pied de ce Christ familier, bon gardien des âmes et de leurs espérances, Marie n’est plus une forme noire fi gée dans le dé- sespoir, mais une fi gure médiatrice et recueillie. La même année, Piroska Szántó peignit deux autres Christs paysans, le Crucifi x d’Izbeg (Izbé gi feszü let) et le Crucifi x aux corbeaux (Varjak é s feszü let), ornés de fl eurs ou de gerbes offertes par les fi dèles. Tó th Menyhé rt, Corpus Szántó Piroska, Magyar Krisztus Kovács Margit, Crucifi x De la décennie suivante il faut citer Győ ző Somogyi, une personnalité aty- pique, aussi indépendante que Menyhé rt Tó th. Ordonné prêtre à Esztergom il fut curé de paroisse jusqu’en 1975, quand il rompit et choisit de réinvestir son sacerdoce dans l’art. Son Le Corp de Csobá nc (ca. 1970) est situé, enraciné dans un terroir: il se détache sur l’une des collines qui bordent le lac Balaton. Il est sanglant mais paisible et nimbé de vives couleurs qui nous promettent qu’il ressu- scitera le troisième jour ; la croix est toute rouge, la couronne d’épines est verte, le Christ est nimbé d’or, la vigne pousse à ses pieds et la colline est bleue. Ces vigueurs picturales effrayèrent ; elles étaient dignes d’un fauve ou d’un nabi, et tournèrent par la suite à un expressionisme violent. Aucun prêtre, aucun évêque, aucune commission d’art sacré ne fi t jamais appel à Győ ző Somogyi pour orner une église. Et son art resta aussi séculier que celui de Menyhé rt Tó th. HStud_30(2016)1.indb 119HStud_30(2016)1.indb 119 2016.08.02. 12:38:202016.08.02. 12:38:20 120 RÉGIS LADOUS Somogyi Győ ző , Csobá nci korpusz c. Du retour du sacré à sa réinvention : le cas Bé la Kondor L’intérêt des Christ paysans est double. D’abord ils rendent la crucifi xion à sa polysémie fondamentale, image de mort, image de vie. D’autre part il n’est pas impossible qu’ils contribuent un jour à combler le fossé entre l’art moderne et l’art d’église. Le risque est qu’à force de récupérer plus que de réinventer, cer- tains artistes ne donnent dans le pastiche, l’archéologisme, le folklore. Le risque existe. Parmi ceux qui l’ont évité, Béla Kondor se signale par une symbolique à la fois très personnelle et très intelligible. Vrai dissident, artiste reconnu mais incontrôlable, mort jeune en 1972, Kondor a compris et exploré les ambivalences du sacré. L’un des nombreux anges qui peuplent son œuvre joue de la harpe, un autre tient un couteau entre ses dents. Les anges ne sont pas gentils, ils ne sont pas méchants, ils sont les signes annonciateurs d’une rencontre. Engelsz József, Paraszt Krisztus HStud_30(2016)1.indb 120HStud_30(2016)1.indb 120 2016.08.02. 12:38:202016.08.02. 12:38:20 LA CRUCIFIXION TRANSPORTÉE 121 Un article du Hungarian Quarterly6 rapproche Kondor de Lajos Vajda dans une volonté commune d’intégrer le sacré dans le quotidien (Forgács, 2006). Pour le surréaliste Vajda, le sacré n’est pas un motif, n’est pas un ornement, n’est pas un élément du décor, mais la rencontre du monde des hommes et du monde des dieux. Et c’est bien cette rencontre qu’il veut rendre visible en utilisant le sym- bole commun de la religion chrétienne, comme ce grand crucifi x renversé planant sur les maisons de Szentendre. Mais chez Vajda le sacré reste du domaine de la différence, de l’hétérogénéité. Avec les crucifi és de Kondor, on passe très clairement de l’hétérogénéité sur- réaliste à la transcendance chrétienne, à ce que le christianisme appelle l’incar- nation dont la croix est l’expression la plus dramatique. Dramatique mais non tragique, car la violence de la scène s’ouvre sur une espérance. D’où les teintes chaudes, cette gamme de rouges que Béla Kondor utilise dans son Christ paysan de 1964, cette couleur de sang qui est à la fois celle de la mort et celle de la vie. Les bras et les mains du Christ sont démesurées : chez Kondor, la main est la marque de l’humain, tandis que l’aile est le symbole du divin. Pour manifester de manière intelligible ce qui constitue le sacré, c’est-à-dire la rencontre de l’hu- main et du divin, Kondor associe la main et l’aile, l’ange et le crucifi é dans son Pléhkrisztus, son Christ d’étain de 1971 : l’ange, ailes déployées, nous présente le crucifi é et nous en révèle ainsi la nature divine. Cette fresque ensoleillée d’or et d’orange évoque une vieille église de campagne, si ce n’est qu’à l’arrière-plan, dans la grande plaine rouge sombre, un tracteur s’est échoué. Kondor préfère les anges aux tracteurs. Il n’a jamais orné aucune église. Il a obtenu des prix mais n’a reçu que deux commandes, en 1968 et 1972. Des commandes profanes avec des motifs religieux.7 Kondor Bé la, Pléhkrisztus Kondor Bé la, Krisztus a kereszten HStud_30(2016)1.indb 121HStud_30(2016)1.indb 121 2016.08.02. 12:38:202016.08.02. 12:38:20 122 RÉGIS LADOUS 3. Pour conclure a. La circulation entre le profane et le sacré Des artistes comme Gizella Dömötör,8 Já nos Schadl, Menyhé rt Tó th, Győ ző So- mogyi ou Bé la Kondor s’affi rmaient chrétiens. Ils ont si bien bousculé les tradi- tions et réinventé la fi gure du Christ que leurs œuvres n’ont pas trouvé de place dans les lieux de culte. Mais d’autres peintres ont lancé des passerelles, ils ont su infuser un peu de l’art profane dans l’art d’Eglise. Le premier a tout de même servi de laboratoire au second, en s’adaptant aux exigences propres des lieux de culte qui doivent être lisibles et consensuels. Les plus importants de ces pas- seurs sont peut-être Vilmos Aba-Nová k (1894-1941) et Pá l Molná r (1894-1981). Vilmos Aba-Nová k a peint en 1922, alors qu’il fréquentait la colonie d’artistes de Nagybánya, un Golgotha en clair-obscur, dense et mouvementé, une grande dramaturgie sacrée avec, au premier plan, le Christ portant sa croix et, au centre du tableau, les saintes femmes qui se lamentent. Après avoir séjourné à l’Acadé- mie hongroise de Rome, Aba-Nová k a réalisé des fresques pour plusieurs églises, dont celles de Já szszentandrá s (1933) et de Városmajor à Budapest (1938). Pour Pá l Molná r le christianisme était à la fois un humanisme, une philosophie et une éthique. En tant qu’artiste, il voulait proclamer « la sainte Trinité de la beauté, de la vérité et de la bonté ». Son oeuvre profane abonde en sujets religieux. Il les traite comme un Fra Angelico qui serait passé par le cubisme, l’expressionisme et le surréalisme. Il a aussi peint des fresques dans une trentaine de lieux de culte, dont l’église paroissiale de la Cité à Budapest (1948), l’église Saint-Elisabeth de Szombathely (1954) et l’église de Józsefváros à Budapest (1959).9 Borsos Mikló s, Feltá madá s HStud_30(2016)1.indb 122HStud_30(2016)1.indb 122 2016.08.02. 12:38:212016.08.02. 12:38:21 LA CRUCIFIXION TRANSPORTÉE 123 b. Quel rapport au politique ? Pá l Molná r travailla toute sa vie, y compris durant les années les plus dures de la République Populaire. Il semble diffi cile d’établir un lien direct entre les drames de l’histoire hongroise et les aventures de la crucifi xion. Que l’on considère celle- ci comme une dramaturgie sacrée ou une tragédie humaine, l’intérêt qu’elle suscite transcende les clivages politiques. Ró bert Beré ny, Ká roly Kernstock10 et Sá ndor Bortnyik11 ont été des membres actifs de la République des Conseils de 1919, et Gyula Derkovits12 a adhéré à la fi n de 1928 au parti communiste autrichien. Piroska Szánto s’est fait expulser de l’Académie des Beaux-Arts de Budapest pour ses activités gauchistes et a adhéré en 1934 au groupe des artistes socialistes. Après la deuxième guerre mondiale, un sculpteur comme Jenő Keré nyi réalisa des statues de héros du travail, d’ouvriers de choc et d’offi ciers soviétiques avant de produire un Saint Jean Baptiste debout devant la croix (1957), un Moïse pré- sentant les Dix Commandements (1973) et un Golgotha massif mais solidement construit (1972). Il semble qu’il faille en venir à Bé la Kondor pour trouver un lien explicite entre les icônes de la transcendance et cette exigence politique, humaine et métaphysique que l’on appelle la liberté. Kondor a été un véritable dissident. Il n’y en a pas tant que cela dans l’histoire mondiale des arts visuels.13 Liste des fi gures Fig. 1 : Rippl-Ró nai Jó zsef, Krisztus szü leté se é s halá la [Naissance et mort du Christ], tapisserie, 44×111cm, Magyar Iparművészeti Múzeum, Budapest, 1894-1895. Fig. 2 : Beré ny Ró bert, Krisztus a kereszten [Le Christ sur la Croix], 70×60cm, Magyar Nemzeti Galé ria, Budapest, 1912. Fig. 3 : Gulácsy Lajos, Golgota, huile sur toile, 100×64cm, coll. privée, Budapest, 1912. Fig. 4 : Á mos Imre (dessin n° 4) Fig. 5 : Szú dy Ná ndor, Káin ú tja [À la maniè re de Caï n], 4., huile sur toile, 140×94 cm, Sá rospatak, coll. du collège réformé, 1954. Fig. 6 : Schadl Já nos, Krisztus, huile sur toile, 65×54cm, coll. privée, 1921. Fig. 7 : Berná th Auré l, Keresztú t [Croisé e des chemins], encre, gouache, or sur papier, 280×380 mm, Coll. privé e, 1922. Fig. 8 : Tó th Menyhé rt, Corpus, ca. 1940 Fig. 9 : Szántó Piroska, Magyar Krisztus [Christ hongrois], huile sur toile, 100×60 cm, Ferenczy Mú zeum, Szentendre, 1968. Fig. 10 : Kovács Margit, Crucifi x, terre cuite peinte à l’engobe, 120 cm, Ferenczy Múzeum, Szent- endre, 1948. Fig. 11 : Somogyi Győ ző , Csobá nci korpusz [Le corps de Csobánc], 40×30 cm, ca. 1970. Fig. 12 : Engelsz József, Paraszt Krisztus [Christ paysan], ca. 1980. Fig. 13 : Vajda Lajos, Szentendrei házak feszülettel [Maisons de Szentendre avec crucifi x], tempera, papier, montage, 62×46 cm, Ferenczy Múzeum, Szentendre, 1937. Fig. 14 : Kondor Bé la, Pléhkrisztus [Christ paysans], huile sur toile, 145×185 cm, Magyar Nemzeti galeria, Budapest, 1964. HStud_30(2016)1.indb 123HStud_30(2016)1.indb 123 2016.08.02. 12:38:212016.08.02. 12:38:21 124 RÉGIS LADOUS Fig. 15 : Kondor Bé la, Krisztus a kereszten [Christ en Croix], huile et crayons de couleur sur bois, 99×60 cm, Magyar Nemzeti Galéria, Budapest, 1971. Fig. 16 : Borsos Mikló s, Feltá madá s [Résurrection], crayon et encre, coll. privée, 1975. References Forgács, Éva. 2006. « Hands and Constructs—The Art of Béla Kondor » In: Hungarian Quarterly, Vol. XLVII n°184, pp. 68–72. Notes 1 Krisztus szü leté se é s halá la, Iparművészeti Múzeum, Budapest, 1894-95. 2 Magyar Nemzeti Galéria, Budapest. 3 De Lajos Gulá csy on peut voir dans la Collection Deá k à la Galerie municipale de Szé kesfehé rvá r un autre Golgota, une esquisse au crayon de 1910, qui constitue peut-être l’expression la plus simple d’un désespoir absolu. 4 Il s’agit de la sixième œuvre de son portfolio Graphik. 5 L’une des plus importantes céramistes du XXe siècle. Son Crucifi x de 1948, conservé au Musée Ferenczy de Szentendre, illustre bien sa volonté de sauvegarder l’art populaire hongrois. 6 Forgács, Éva. 2006. « Hands and Constructs—The Art of Béla Kondor » In: Hungarian Quar- terly, Vol. XLVII n°184, pp. 68–72. 7 La Légende de la bienheureuse Marguerite pour la Margitsziget – l’Île Marguerite - de Buda- pest ; et la Procession des saints dans la ville, qui aurait dû être un mural à la mexicaine mais a fi ni au Kiscelli Mú zeum de Budapest. 8 Cf. sa Crucifi xion (1925) très construite, cubiste, qui se trouve à la Magyar Nemzeti Galéria de Budapest. 9 Il faudrait citer aussi la céramiste Margit Ková cs, qui a réalisé un décor mural pour l’église Szent Imre de Győr. 10 Cf. ses Pèlerins d’Emmaüs, sa Dernière Cène (1920), sa Mise au tombeau (1920-1921), sa Descente de Croix (1930). 11 Cf. sa Mise au tombeau (1917). 12 Cf. son Christ mort (1917), sa Dernière Cène (1922), sa Lamentation sur la mort du Christ (1924). 13 Sur l’utilisation par Kondor des images religieuses comme métaphore de la liberté, cf. Éva Forgács, « Hands and Constructs » opus cité. HStud_30(2016)1.indb 124HStud_30(2016)1.indb 124 2016.08.02. 12:38:212016.08.02. 12:38:21