kocaman_sengul Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi The Journal of International Social Research Cilt: 10 Sayı: 51 Volume: 10 Issue: 51 Ağustos 2017 August 2017 www.sosyalarastirmalar.com Issn: 1307-9581 Doi Number: http://dx.doi.org/10.17719/jisr.2017.1749 DESTINS D’EXPATRIES ET DE DEPRESSIFS POSTERITE DU THEATRE DIT DE L’ABSURDE Sengül KOCAMAN• Résumé Célébrés de leur vivant par un noyau dur d'admirateurs même s’ils ont dû, dans le même temps, subir les remontrances de nombreux critiques, Arthur Adamov et Eugène Ionesco ont été deux piliers de ce courant baptisé par Martin Esslin "Théâtre de l'Absurde", et dans lequel il incluait également des auteurs comme Beckett, Arrabal et Genet. Il semble qu'avec le temps, ce courant théâtral soit quelque peu passé de mode. On notera que trois de ses plus principaux protagonistes : Beckett, Ionesco et Adamov avaient en commun leur expatriation pour la France. Les deux derniers connaîtront même une déchéance similaire à travers l'abus de l'alcool. Ce parallélisme dans leur destinée nous a semblé intéressant à évoquer ici, tout en opérant un rapide survol du parcours d'Arthur Adamov depuis le Théâtre dit de l'Absurde jusqu’à des engagements plus prononcés autour des réalités politiques et sociales de son temps, notamment à travers une de ses dernières pièces : La Politique des Restes. Mots-clés: Absurde, Alcool, Exil, Politique, Racisme, Suicide, Théâtre. Abstract Arthur Adamov and Eugene Ionesco were two pillars - those authors had been celebrated in their lifetime by a hard core of admirers, having in the same time to face much criticism.- of the literary movement called "Theatre of the Absurd" by the publicist Martin Esslin who included also in that movement authors like Beckett, Arrabal and Genet. It seems that with the distance the group has gone out of fashion. One can notice that three of its principal protagonists: Beckett, Ionesco and Adamov had in common their expatriation to France. Both Adamov and Ionesco would even experiment a similar forfeiture through the abuse of alcohol. This parallelism in their fate seemed to us interesting to be evoked here, giving us the possibility to overfly the career of Arthur Adamov since the so-called Theatre of the Absurd upon more pronounced commitments around the political and social realities of the times, in particularthrough one of his last plays : the Sceavengers. Keywords: Absurd, Alcohol, Exile, Politics, Racism, Suicide, Theater. Dans une présentation de l’œuvre d’Arthur Adamov, Pierre Mélèse insiste sur le relatif déclin de l’image de cet auteur d’origine russe exilé avec sa famille en France. Beckett, Ionesco, Adamov. De la « troïka » qui, dans les années 50, donna naissance à ce que Martin Esslin a nommé le théâtre de l'absurde, seuls les deux premiers ont conquis la célébrité. Si Adamov est resté en arrière, ce n'est pas par déficience; de 1930 à 1970, cet écrivain-né n'a cessé de produire : multiples articles, traductions, adaptations radiophoniques, livres de souvenirs, et surtout une œuvre dramatique considérable. Néanmoins aucune de ses pièces n'a rencontré le succès de En attendant Godot ou de La Cantatrice chauve, malgré leur puissant intérêt et l'excellence de leur mise en scène confiée aux réalisateurs les plus originaux ; aucune d'entre elles n'a dépassé un nombre restreint de représentations ; sauf Le Ping-Pong et Paolo Paoli, aucune n'a été reprise, sinon, paradoxalement, à l'étranger. Ces demi-succès — ou demi-échecs — ont profondément affecté Arthur Adamov, conscient de son incapacité à communiquer au public le fruit de ses réflexions sur la nature humaine et sur la société. Son nom et son œuvre ne sont pourtant pas inconnus de ceux pour qui le théâtre doit être autre chose que banales intrigues ou pur divertissement. Une meilleure connaissance de ses pièces, si originales dans leur conception et leur réalisation, ne peut qu'accroître sa réputation et contribuer à lui donner le rang qu'il mérite parmi les auteurs dramatiques de son temps. (Mélèse, 1973 : 5) Avec le recul, on peut se demander si ce déclin concerne le seul Adamov. Ce qui précède montre, du coup, à quel point il peut s’avérer intéressant d’étudier la destinée d’un certain nombre de théories intellectuelles ou d’écoles artistiques autrefois prisées par la critique voire par le grand public, mais aussi d’artistes et de personnalités jouissant, naguère, d’une grande réputation. Nous connaissons, tous, des artistes ou des créateurs ayant connu leur heure de gloire à une certaine époque, et qui ont sombré dans l’oubli après leur mort, ce qui fait que, souvent, on se pose à leur propos ce genre de question : « mais au fait, qu’est devenue l’œuvre d’un tel ou d’une telle ? ». • Assist. Prof. Dr., Dicle Üniversitesi, Ziya Gökalp Eğitim Fakültesi Yabancı Diller Bölümü. Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 144 - Prenons, par exemple, cette fameuse école dite du « théâtre de l’absurde », dénomination que l’on doit à l’essayiste Martin Esslin. Ce dernier tentait ainsi de caractériser les principales tendances d’un mouvement littéraire qu’il avait lui-même inventé, sans même se préoccuper de l’avis de ses supposés protagonistes, ces derniers n’ayant jamais manifesté quelque tentation de se regrouper au sein d’un collectif artistique, contrairement à ce qui a pu se passer en d’autres occasions, dans d’autres disciplines, comme en peinture, par exemple, avec le cubisme, l’impressionnisme, etc. Pour M. Esslin, les traditions anciennes que le Théâtre de l’Absurde utilise en combinaisons nouvelles et variées, pourraient sans doute être classées dans les catégories suivantes : le théâtre « pur », les clowneries, les nonsense, et la littérature de rêve ». Esslin, (Martin, 1977 : 306) Or, le moins qu’on puisse dire, est que les animateurs de ce supposé « théâtre de l’absurde », soit n’ont jamais expressément déclaré appartenir à ce cénacle (cf. Beckett), soit ont plus ou moins ouvertement pris leurs distances avec cette appellation (cf. Ionesco, Adamov), voire ont changé de trajectoire au cours de leur carrière littéraire (cf. Adamov). À propos d’Adamov, F. Lefebvre souligne que l'œuvre dramatique de cet auteur a, selon la majorité des critiques qui l'ont étudiée, suivi trois orientations. Proche, au début de sa carrière, de ce que l'on nomme le « théâtre de l'absurde », partisan d'un théâtre métaphysique, non situé, Adamov se tourne, au milieu des années 1950, vers un théâtre politique avant de tenter de concilier ses deux modes d'écriture antérieurs dans un théâtre qui cherche à saisir les rapports entre vie individuelle et vie collective. À l'image de la vie de l'auteur, la dramaturgie adamovienne est marquée par la noirceur des thèmes qui la traversent. Cet aspect sombre semble pourtant contrebalancé par le rire qui éclot malgré tout face aux pièces d'Adamov. (Lefevbre, 2012 : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01136102) Beckett, Ionesco et Adamov ont en tout cas un point commun : l’expatriation vers la France, respectivement depuis l’Irlande, la Roumanie et la Russie. Par ailleurs, les deux derniers ont en commun d’avoir traversé de profondes dépressions, Adamov ayant finalement opté pour le suicide. Le but de cette étude est particulièrement tourné vers la trajectoire créatrice d’Arthur Adamov, un des présumés protagonistes du Théâtre de l’Absurde, courant littéraire dont nous tenterons de voir, dans un premier temps, ce qu’il a pu avoir de pertinent, notamment à travers un de ses plus illustres représentants : Eugène Ionesco, avant de revenir plus précisément sur les connections éventuelles entre Adamov et Ionesco, notamment à travers leurs prises de position autour de l’intrusion du fait politique au théâtre. I. À l’exemple d’Eugène Ionesco, que reste-t-il, de nos jours, du fameux Théâtre de l’Absurde ? Mais y a-t-il seulement eu un Théâtre de l’Absurde ? Je n'écris pas du théâtre pour raconter une histoire. Le théâtre ne peut être épique…, puisqu'il est dramatique. Pour moi, une pièce de théâtre ne consiste pas dans la description du déroulement de cette histoire : ce serait faire un roman ou du cinéma. (Ionesco, 1966 : 300) Il se peut que l’essayiste Martin Esslin ait pêché par excès d’enthousiasme, mais aussi, de conformisme, en inventant une théorie théâtrale in abstracto, sans tenir le moindre compte de l’avis des principaux intéressés, lesquels se sont vus intégrés, sans leur consentement, dans un courant littéraire plus ou moins bien défini. Le fait est qu’on n’a jamais entendu ni lu quelque déclaration de Samuel Beckett, au travers de laquelle il aurait affirmé son appartenance à ce mouvement. Il est arrivé à d’autres protagonistes de se prononcer à ce sujet. La Société française des Auteurs et Compositeurs Dramatiques présente en ces termes l’œuvre de Ionesco : « (…) élu académicien en 1970, Eugène Ionesco connut à la fin de sa vie la consécration d'être le premier auteur à être publié de son vivant dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade. Largement enseigné, l'auteur est aujourd'hui presque un "classique". A l'école, il est souvent répertorié au rayon "théâtre de l'absurde", en compagnie de Beckett et Adamov, bien qu'il préférât lui-même l'expression "théâtre de dérision ». (Société des auteurs et compositeurs dramatiques, http://www.sacd.fr/Hommage-a-Eugene-Ionesco-26-11-1909-23-03-1994.1434.0.html) Le fait est que lorsqu’il était interrogé sur sa filiation avec l’école dite absurde, Ionesco semblait ne pas être trop sûr de la définition de ce mot, comme dans cet entretien avec C. Bonnefoy. Claude Bonnefoy Il y a une dizaine d'années, pour désigner le nouveau théâtre, les critiques choisirent l'expression "théâtre de l'absurde". Sous ce titre, Martin Esslin a réuni une série d'essais sur des auteurs aussi divers que Beckett, Adamov, Tardieu, Genet, Al bec, Günter Grass et vous-même. Avez-vous l'impression d'être apparenté à tous ces auteurs ou bien vous sentez-vous différent d'eux ? Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 145 - Eugène Ionesco J'espère que nous sommes tous différents les uns des autres. Je crois aussi que nous nous ressemblons, et que parmi les auteurs dits de l'absurde on pourrait mettre aussi les très grands : Shakespeare, Sophocle et Eschyle, aussi Tchékhov, aussi Pirandello et O'Neil, tous les auteurs du monde, grands et petits. L'absurde est une notion très imprécise. L'absurde est peut-être l'incompréhension de quelque chose, des lois du monde, il naît du conflit de ma volonté avec une volonté universelle ; il naît aussi du conflit entre moi et' moi-même, entre -mes diverses volontés, impulsions contradictoires : à la fois je veux vivre et je veux mourir, ou plutôt, je porte en moi un vers la mort, un vers la vie, Eros et Thanatos ; amour et haine, amour et destruction, c’est une opposition assez importante, n'est-ce pas pour me donner l'impression d'absurde, comment bâtir une logique à partir de là, même "dialectique" ?(...) Claude Bonnefoy Le caractère absurde de votre théâtre ne provient-il pas d'une part de l'étonnement devant le monde dont vous m'avez parlé au cours de nos premiers entretiens, d'autre part d'un souci de traduire la réalité brute, le comportement des hommes dans le quotidien sans chercher à expliquer ou à justifier cette réalité, ce comportement ? Eugène Ionesco Je préfère à l’expression "absurde" celle d’insolite. Il arrive que le monde semble être vidé de toute expression, de tout contenu. Il arrive qu’on le regarde comme si l’on naissait à ce moment-là et alors il nous apparaît étonnant et inexplicable. […] Mais ce qui est absurde ou plutôt ce qui est insolite, c’est d’abord le donné, la réalité. Je me rends compte que j’emploie le mot absurde pour exprimer des notions très différentes. Il y a plusieurs sortes de choses ou de faits « absurdes ». Parfois, j’appelle absurde ce que je ne comprends pas, parce que c’est moi-même qui ne peut comprendre ou parce que c’est la chose qui est essentiellement incompréhensible, impénétrable, fermée… (Ionesco, 1977 : 140 ) Il se trouve simplement que Ionesco s’est souvent contredit, allant même jusqu’à revendiquer la paternité, en tout cas, le « leadership », de ce même courant théâtral. C’est ainsi qu’il en a beaucoup voulu aux critiques, qui ont semblé vouloir le priver du titre de chef de file du Théâtre de l’Absurde. D'ailleurs, Beckett n'est pas ce qu'on appelle un "membre" de la famille de "l'absurde" : son humour provient d'ailleurs, appartient à une autre tradition, un autre folklore, irlandais. (…) En disant que Beckett est le promoteur du Théâtre de l'Absurde, en cachant que c'était moi, les journalistes et historiens littéraires amateurs commettent une désinformation dont je suis victime, et qui est calculée. Parce que je ne leur plais pas! Pourquoi ? Parce que je n'étais pas communiste, au temps où il était malséant de ne pas l'être. Ils ne m'ont pas pardonné d'avoir été anticommuniste avant eux. C'était une impertinence. Ceci m'a été confirmé par Marcabru, Arrabal et d'autres... En plus, dans la première édition du théâtre de l'absurde, Martin Esslin me donnait, comme de juste, la place principale et inaugurale du mouvement. Après il a fait, dans les éditions suivantes (et je rage !) un amalgame, il ne met plus mon nom que perdu au milieu (ou vers la fin) d'une quantité d'auteurs de cette avant-garde et qui ont ainsi l'air de me précéder, non pas de me succéder. Il évite de dater. L'ordre est faux. (Ionesco, Eugène, 1987 : 44-47) On a, donc, compris que la notion de « Théâtre de l’Absurde », inventée par Martin Esslin dans son laboratoire, avait quelque difficulté à prendre forme, de l’avis des protagonistes eux-mêmes. Et, dans ces conditions, comment aurait-elle pu se maintenir dans le temps, après la disparition de ses supposés promoteurs ? Dans sa biographie d'Eugène Ionesco, André Le Gall confie que, dans France-Soir, Paul Gordeaux se livre, le 2 mars 1961, à un exercice de prévision assez avisé : "Dans quelques années, on verra l'entrée au répertoire de la Comédie Française… du répertoire de M. Eugène Ionesco (reçu alors depuis sous la Coupole)"… Le calendrier se révèlera un peu différent, mais c'était tout de même bien vu. L'anticipation n'aurait pas déplu à Ionesco si elle n'avait été ornée de cette notation : "La Cantatrice chauve ne fait presque plus figure de théâtre d'avant-garde et encore moins d'antithéâtre." Qu'on le mette au nombre des classiques, soit, qu'on l'évince du site de l'avant-garde, c'est une chose à laquelle Ionesco ne se résignera jamais facilement. Dans La Quête intermittente (1987), il revendiquera encore sa qualité d'"auteur d'avant-garde" et son antériorité en la matière. Classique, oui, il entend l'être…(Le Gall, 2009 : 382) Et pourtant, les choses ont très vite évolué défavorablement, ainsi que Ionesco se l’avouait à lui- même : On a repris, au Théâtre, ma pièce Amédée. Pas beaucoup de monde. Ne plairais-je plus ?(…) Au téléphone, lorsqu'on me demande mon nom, je le dis clairement, à la standardiste. C'est affreux quand elle me demande de l'épeler. (…) Avant, il n'y a pas longtemps, pas longtemps du tout, il y a seulement deux ans, la téléphoniste répondait : « Comme l'écrivain ? » « Oui », répondais-je à mon tour. Ou parfois : « Oui, c'est moi-même. » (Ionesco, 1987 : 148) Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 146 - Dans ces conditions, on comprend que celui qui se voyait volontiers dans la peau de chef de file de l’école dite du Théâtre de l’Absurde ait fini par détester et abandonner le théâtre, lui préférant désormais la peinture, et ce, malgré son admission à l’Académie Française. Quand n'ai-je plus aimé le théâtre ? À partir du moment où, devenant un peu lucide, acquérant de l'esprit critique, j'ai pris conscience des ficelles, des grosses ficelles du théâtre, c'est-à-dire à partir du moment où j'ai perdu toute naïveté. Quels sont les monstres sacrés du théâtre qui pourraient nous la restituer ? Et au nom de quelle magie valable aurait-il le droit de prétendre nous envoûter ? Il n'y a plus de magie; il n'y a plus de sacré : aucune raison, aucune justification n'est suffisante pour le faire renaître en nous. (Ionesco, 1966 : 55) Voilà Ionesco devenu alcoolique et dépressif, état de déchéance que A. le Gall décrit en ces termes Ionesco lui-même : "Je ne reviendrai certainement plus jamais dans cette clinique". Ionesco est irrité de se trouver là. "Comment ai-je pu perdre mon temps ici... Seule mon angoisse prospère et se développe... angoisse insoutenable, proprement insoutenable... Le soir tombe. Et ça recommence. L'ivresse n'arrange rien." (Le Gall, 2009 : 379-380) Finalement, l’homme entré en fanfare, comme auteur de théâtre, à l’Académie Française, consécration suprême pour un écrivain de langue française, finira sa vie comme peintre, à vrai dire en repartant de zéro, ce qui rappelle ses débuts d’auteur totalement inexpérimenté du temps de la Cantatrice Chauve ! Elle (la dépression) peut m'empêcher de peindre : j'ai peur de ne plus pouvoir peindre. Oui, c'est cette peur qui risque de m'enterrer, encore vivant, pour si peu de temps encore vivant. La couleur, ô ma vie, couleurs, mes paroles dernières, couleurs, les personnages de ce monde, couleurs, mes témoins, mes univers, couleurs, existences, couleurs vivantes, accompagnez-moi, aidez-moi, vivez pour que je sois, couleurs, vous, figures vivantes, signes de la vie, parures. (Ionesco, 1987 : 14) Fort curieusement, la trajectoire d’Arthur Adamov présente d’étranges similitudes avec celle d’Eugène Ionesco : origine étrangère, arrivée en France, adoption rapide par le milieu littéraire, publication des œuvres chez les plus grands éditeurs (cf. Gallimard), et pourtant, un sentiment d’échec conduisant à la dépression, à l’alcoolisme, voire au suicide. II. Arthur Adamov, alter ego d’Eugène Ionesco ? « Je regardais le monde à vol d’oiseau, ce qui me permettait de créer des personnages presque interchangeables, toujours pareils à eux-mêmes, en un mot des marionnettes. » (Adamov, 1964 : 17) Les auteurs français ayant eu les honneurs des éditions Gallimard ne sont pas légion, et en règle générale ils constituent un cénacle plutôt huppé, c’est-à-dire prestigieux. Le fait est que tant Ionesco que Adamov ont vu leur théâtre édité chez Gallimard. Et pourtant ! L’importance d’Arthur Adamov comme auteur de théâtre, traducteur et adaptateur, nous est rappelée par N. Vedres, qui présente en ces termes la parution du deuxième volume de son théâtre chez Gallimard. Le théâtre complet d’Arthur Adamov paraît chez Gallimard et le deuxième volume vient de sortir. Qui est Arthur Adamov ? Eh bien, Arthur Adamov est quelqu’un qui a déjà un grand nom dans le théâtre d’aujourd’hui, dans ce qu’on appelle à torts ou à raison le théâtre d’avant-garde. Certains d’entre vous connaissent les pièces d’Adamov, connaissent Adamov lui-même puisqu’il est venu ici parler de sa pièce, le Ping-pong, il y a quelques mois, et, je me souviens qu’à ce moment-là, il est arrivé une chose assez drôle ; Adamov était venu, il avait parlé du Ping-pong… Adamov a une tête très caractéristique ; si vous le voyez n’importe où, même au fond d’une sombre forêt, vous vous dites tout de suite : cet homme-là ne peut être qu’un peintre ou un écrivain. (…) Adamov a écrit déjà beaucoup de pièces ; presque toutes ont été représentées ; il y en a une ou deux d’inédites dans ce volume de son théâtre, et il a fait précéder le second volume d’une préface. En général, je ne lis pas les préfaces ; je ne conseille même pas toujours aux gens de lire les préfaces. Mais si le volume du théâtre d’Adamov vous tombe entre les mains, lisez la préface du second volume, et vous verrez comment Adamov s’explique très simplement, très clairement et d’une façon à la fois sensible, modeste, ambitieuse aussi à d’autres moments sur ce qu’est son propos sur ce qu’il attend du théâtre qu’il veut faire et ce qu’il espère faire encore. Les préfaces, d’ailleurs, de pièces de théâtre sont tout de même des choses qu’il faut lire, évidemment ; on peut se référer à la préface de Cromwell, à beaucoup d’autres préfaces. Les romanciers, dans leurs préfaces, souvent donnent presque de fausses indications sur ce qu’ils ont voulu faire : vous lisez la préface et ensuite, vous lisez le roman et vous n’êtes plus d’accord avec la préface. Pour les hommes de théâtre, il y a une interrogation sur soi-même dans la préface qui est généralement, pour le lecteur, un document très utile. (Nicole Vedres, Adamov, Chronique, in Babelio, http://www.babelio.com/auteur/Arthur-Adamov/ 48057/videos) En évoquant, plus haut, l’éventualité qu’Adamov ait été l’alter ego de Ionesco, nous voulons simplement noter quelques convergences déjà ébauchées, comme l’expatriation, le choix du théâtre après Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 147 - d’autres activités, et la dépression finale. Bien entendu, Adamov n’aura pas connu la gloire d’une admission à l’Académie Française et sera resté un auteur de second plan. Une autre raison de rapprocher les deux auteurs réside dans la citation d’Adamov introduisant cette section, où il est question de personnages interchangeables. Ce critère constitue, en effet, l’une des caractéristiques que d’aucuns attribuent au théâtre dit de l’absurde, ce dernier étant censé récuser les récits linéaires et construits sur une base classique. C’est Ionesco qui admet ne pas écrire du théâtre pour raconter une histoire. Rappelons que, dans la Cantatrice chauve, de son propre aveu, « c'est parce que je ne trouvais pas une autre fin, que nous décidâmes de ne pas finir la pièce, et de la recommencer. Pour marquer le caractère interchangeable des personnages, j'eus simplement l'idée de remplacer, dans le recommencement, les Smith par les Martin. ». (Ionesco, Eugène, 1966 : 253-255) Mais, contrairement à Ionesco, qui demeurera éloigné de toute sphère politique, Adamov va très vite s’engager, ce qu’il a fait, du reste, très tôt, manifestant à Paris, alors qu’il n’avait pas vingt ans (août 1927), pour les Italiens Sacco et Vanzetti, avant de se rapprocher, plus tard, du Parti Communiste, ce qui va avoir une influence sur sa production théâtrale. Arzu Kunt relève, comme d’autres avant lui, le virage entamé par Adamov dans sa conception du théâtre, lequel va devenir de plus en plus tourné vers les questions sociales et politiques, loin des histoires sans queue ni tête et des personnages interchangeables. Prenant ainsi quelque recul vis-à-vis du langage et des dispositifs scéniques traditionnels, Adamov ne tarde pas à faire une volte-face décisive dans son cheminement dramaturgique axé sur la dénonciation d’un univers absurde, tout en étant jusqu’à présent membre inséparable du trio appelé «dramaturges de l’absurde». Ainsi, dans sa deuxième phase, il fait preuve d’une divergence nette face à ces derniers. Rappelons qu’il avait catégoriquement et résolument décrié ses œuvres situées dans la lignée absurde tout en précisant être « passé d’un théâtre situé dans l’éternel à un théâtre situé dans un temps donné ». (…) Ainsi, à partir du Ping-Pong, Adamov propose un théâtre beaucoup plus engagé, comparé à ses pièces antérieures. Il fonde un discours sur son engagement politico-social dans son œuvre, où il traite de situations ancrées dans un temps et lieu bien définis. De plus, à partir de Paolo Paoli il tâche de situer son action dans des époques précises de l’Histoire et, pour ce faire, il passe des mois et des mois entiers dans les bibliothèques parisiennes afin de restituer dans leur propre logique et langage les événements qui le préoccupent. (Kunt, 2008 : 126- 127) C’est ainsi que P. Mélèse rappelle quelques prises de position d’Adamov après son éloignement du supposé Théâtre de l’Absurde, et à l’opposé de la conception d’Eugène Ionesco : « le théâtre doit donc être politique, et résolument moderne ; il me semble que l'on a beaucoup à gagner, et très peu à perdre en situant l'action - même si celle-ci n'est pas strictement historique - dans les temps modernes... Le dépaysement, bien sûr... Mais un léger recul dans le temps, la transplantation en d'autres lieux, le seul grossissement de quelques faits bien réels, une certaine façon de distribuer la lumière sur ces faits peuvent provoquer ce glissement nécessaire, que l'on appellera, si l'on veut, poésie. » « En tout cas, il faut se méfier des événements situés dans un passé lointain, où toutes les "mesquineries "s'effacent et sur lesquels tombe "la lumière de la légende". (Mélèse, 1973: 151) C’est ce virage politique qui marque la différence fondamentale entre deux personnalités comme Ionesco et Adamov, le premier ayant toujours été allergique à tout type d’engagement politique, en tout cas dans son théâtre, ce qui lui a toujours fait détester l’œuvre de Brecht, par exemple. Le fait est que Ionesco et Adamov, bien qu’ "exilés" l’un et l’autre, n’ont pas du tout connu le même cheminement, celui d’Adamov ayant été bien plus dramatique, ainsi que le relate A. Asso, (2009 : 171-187) qui souligne que l'expérience de la xénophobie est fondatrice dans l'histoire d'Arthur Adamov. Issu d'une riche famille arménienne du Caucase qui détient une grande partie des puits de pétrole de la Caspienne, il est témoin dès sa petite enfance de massacres à Bakou, de même qu'en 1914, deux mois avant le déclenchement de la première guerre mondiale, toute la famille en possession de passeports russes quitte la Transcaucasie et s'installe successivement en Allemagne, en Suisse et en France en 1924. De ces dix années d'exil au cours desquelles il prend conscience de sa condition d'étranger, Arthur Adamov garde un souvenir amer. À Genève, "dans le sale ghetto arménien », il fait l'expérience de la xénophobie poussée jusqu'à l'outrecuidance" : "On nous nomme macaques, on nous accuse de manger le pain suisse". Lorsque la deuxième guerre mondiale éclate, il se trouve en France. C'est le temps des rafles, dont le souvenir resurgit dans son théâtre… Le 8 mai 1941, Adamov est arrêté pour avoir tenu des « propos hostiles au gouvernement de Vichy » et incarcéré dans le camp d'Argelès dont il donne une description dans L'Homme et l'enfant : Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 148 - Autour d’un fossé où s'entassent des restes de légumes avariés, des êtres aux trois quart nus, déchaînés, édentés, se pressent, se battent presque. (Adamov, 1981 : 68) C'est Adamov qui déclarait, lui-même : Je crois qu'il est impossible d'éloigner la politique, je avis qu'elle fait partie de la vie aussi bien que l'amour fait partie de la vie ou que la névrose fait partie de la vie. On n'y peut rien, il ne s'agit pas d'un jugement de valeur, il s'agit d'une constatation des faits. (Adamov, Paroles, Arthur Adamov par lui-même, cha pitre « C ritique: l e deuxième Adamov, Entretien avec Lucien Attoun, IMEC, feuillet 432D69. https: //www.fran ceculture.fr/personne-lucien- attoun.html) Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que les questions politiques rattrapent le dramaturge qu'est Adamov, et ce, d'autant plus que son parcours personnel restera ponctué de prises de positions multiples, notamment contre le pouvoir gaulliste, durant les événements d'Algérie, ainsi que lors des échauffourées parisiennes du printemps 1968. S'agissant des retombées de la guerre en Algérie, Adamov écrit : Les Algériens de Paris descendent dans la rue, déploient le drapeau vert et blanc. La riposte policière ne se fait pas attendre. Le soir même de la manifestation une centaine d'Algériens sont noyés, on retrouve les cadavres, mais la morgue n'ouvrira pas ses portes. (Adamov, 1981 : 141) C'est ce qui fait dire à M.-C. Hubert que chez Adamov, le mal est partout. L'histoire collective, qui vient doubler le drame individuel, est celle d'une vaste persécution. Le héros, cerné de toutes parts, doit subir la souffrance qui lui vient de ses proches et celle que lui inflige une société répressive, solidement structurée par les forces de l'ordre. (Hubert, 1987 : 152) Une pièce d'Arthur Adamov va nous permettre d'illustrer précisément son obsession pour l'intrusion du collectif dans les destins individuels : c'est La Politique des Restes, et à ce propos, Adamov précise qu'il a écrit la pièce en partant d'une observation clinique du docteur Minkowski : la peur de tout ce qui traîne par terre, mégots, fétus de paille, détritus. Le malade s'imagine contraint d'avaler tous ces restes et au docteur qui lui demande quel nom il donnerait à sa maladie il répond : la politique des restes. La pièce est transportée en Afrique du Sud, ou encore en Amérique du Nord, en milieu raciste. Adamov estime, par ailleurs, qu'il s'agit d'une pièce courte réussie. Je peux écrire, cela ne va donc pas "trop mal pour l'instant. Mais je bois déjà énormément, l'angoisse est donc toujours là, tenace. (Adamov, 1981 :141) Dans les faits, La Politique des restes semble bien plus s'inspirer des Etats-Unis de l'époque de la ségrégation raciale que de l'Afrique du Sud. Il se trouve qu'Adamov connaissait les Etats-Unis pour s'y être rendu, mais pas l'Afrique du Sud. Son premier contact avec la civilisation américaine date de 1959, alors qu'il était invité à New York pour la création « Off Broadway » du Ping-pong. Par ailleurs, la scénographie de la pièce fait beaucoup penser à l'agencement des tribunaux américains, ainsi que le suggère Adamov lui-même dans sa présentation. Une salle d'audience, austère, haute de plafond.(…) Au fond, sur une estrade, le Tribunal. Sur l'estrade, le Président, petit, trapu, revêtu de la toge traditionnelle. Les autres magistrats sont, eux, en tenue civile, de préférence vêtus de tweed clair, comme dans les procès américains, et, comme dans ces procès aussi, ils marcheront et fumeront même, à l'occasion. (Adamov, 1962: 145) Un homme blanc est accusé de meurtre sur la personne d'un de ses employés. Compte tenu du contexte de la société en question, ainsi que des déclarations de l'accusé lui-même, la suspicion de meurtre raciste est très forte. L'avocat général fait succinctement l'exposé des faits : Mr. Johnny Brown, industriel connu, est accusé d'avoir tué de plusieurs balles de revolver un ouvrier noir de sa fabrique, au domicile de celui-ci, ce que l'accusé reconnaît avec franchise ; la seule circonstance atténuante ajoute l'avocat général, eût pu résider dans l'irresponsabilité de l'accusé, ce qu'il ne peut admettre. Vient ensuite l'audition des témoins, d'abord un maçon qui habite en face de la victime et qui a tout vu de sa fenêtre. Le deuxième témoin au procès est le docteur Perkins, psychiatre, dans la clinique duquel l'accusé a fait un séjour, et qui, le jugeant délivré de ses obsessions, lui a rendu la liberté. Par une nouvelle scène sur le podium, le public apprend que Johnnie a été rendu à la vie publique malgré les souhaits de son frère qui a même offert de l'argent au médecin pour qu'il le garde indéfiniment à la clinique : il s'avère, en effet, que le frère et la femme de Johnnie veulent se débarrasser de ce dernier pour régner seuls sur la firme et, sans doute aussi, pour des raisons sentimentales. Outre le règlement de comptes familial, une des sources du délire de Johnnie délirer, ce sont tous ces déchets, cheveux, bacilles, acides… traînant partout, et qu'il Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 149 - soupçonne ses ennemis, notamment les "nègres"' de vouloir lui introduire dans le ventre, un jour, ce qui nous ramène au cas clinique traité par le docteur Minkowski et va justifier le titre de la pièce. Une originalité de La Politique des Restes va consister en la présence dans l'enceinte du tribunal d'un podium sur lequel vont régulièrement apparaître Tom Guiness, le Noir assassiné, en train de balayer chez lui, Johnnie Brown, l'accusé, qui doit quitter sa place pour monter sur le podium. C'est ainsi que le public va pouvoir assister à la scène qui s'est passée entre les deux hommes, conclue par le meurtre. Il est généralement admis que cette pièce ne manifeste pas de grande originalité, ayant pu être inspirée de l'Exception et la règle, de Bertolt Brecht, où il était déjà question d'un patron acquitté du meurtre d'un de ses ouvriers. À cette question strictement sociale et politique, Adamov a greffé une affaire familiale, l'accusé suspectant son épouse de le tromper avec son propre frère, et ce, dans le but de le dépouiller de son entreprise. Arrive le réquisitoire de l'avocat général. Pour lui, l'affaire "s'apparente à un crime passionnel". Aussi requiert-il sept ans de détention criminelle, avec sursis. Comme signe que la conjoncture n'était pas forcément très reluisante pour Adamov, cette "pièce courte réussie", de l'avis de son propre auteur, est publiée en 1962 ; puis elle est représentée l'année suivante, non pas en France mais à Londres, sous le titre de The Scavengers (Les Eboueurs). Mais ce n'est qu'en octobre 1967 que le metteur en scène José Valverde la montera au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, lui donnant un caractère social plus accentué par le fait de projections intercalées entre les scènes, montrant l'horreur et la misère des quartiers noirs des grandes villes des Etats-Unis et celles aussi des bidonvilles des environs de Paris. Comme Ionesco, Adamov va connaître à son tour un puissant sentiment d'échec ayant découlé sur un fort penchant pour l'alcool qui le conduira au suicide. Il se trouve que la postérité de ces deux auteurs s'est considérablement émoussée avec le temps, même si, pour sa part, le Théâtre de la Huchette, à Paris, poursuit la présentation quotidienne de la Cantatrice Chauve. Le fait est qu'en France, de nos jours, hormis Samuel Beckett, l'Ecole dite du Théâtre de l'Absurde ne semble plus intéresser grand monde. A. Kunt note que, très souvent les pièces adamoviennes restent incomprises par le lecteur-spectateur ne pouvant situer et trouver d’unité dans cette dramaturgie en constante métamorphose, qui lui échappe toujours. Comment ne pas percevoir dans cet aveu la profonde détresse et déception d’un écrivain qui n’a pas eu la réputation qu’il mérite ? « La création de la Politique des restes en France, la reprise du Ping-Pong, si elles avaient eu lieu, l’une et l’autre, il y a plusieurs années déjà, je ne serais pas, j’en suis sûr, arrivé à cet état de dépression où, pour oublier l’injustice, je buvais sans même plus savoir quoi, touchant les genoux des filles, à tâtons. » (Kunt, Arzu, 2008: 127) "Je buvais sans même plus savoir quoi…" Voilà qui vient nous rappeler les affres que cet autre "grand" du Théâtre de l'Absurde a endurés lui aussi, et quasiment pour les mêmes raisons, ce que traduit fort bien ce long passage de l'ouvrage que A. Gall a consacré à Eugène Ionesco, et qui nous servira de conclusion, où il est abondamment question de pulsions suicidaires, à ceci près que, contrairement à Adamov, Ionesco n'a jamais eu la force de passer à l'acte. Dans ses Cahiers, Cioran note le 19 avril 1967 : « E. me téléphone... Il est 10 heures du matin, et il me dit qu'il n'en peut plus ; qu'il ne peut sortir de ses crises de dépression et il me demande comment je fais pour vivre4. » C'est aussi la question que se pose Cioran : « ... Je m'admire de pouvoir continuer», concède Cioran, sobrement. Mais lui, il ne boit pas : «J'ai dit à E. que l'alcool était diabolique, que tant qu'il s'y adonnera, il ne pourra sortir de l'enfer. » Ce 19 avril 1967, Cioran rapporte : « Il avait une voix rauque, convaincante, déchirante au possible. Sa gloire malsaine, absurde, mauvaise, n'a fait qu'aggraver son état et ses problèmes. Elle a le visage de la malédiction. » Le 20 avril, Ionesco lui téléphone d'un hôtel de Zurich. Il l'appelle à minuit exactement. « Il pleure, il soupire, il miaule presque, me dit avoir bu dans la soirée une bouteille de whisky, et qu'il est au bord du suicide ; qu'il a peur 5. » Ionesco demande à Cioran qu'il vienne le voir à Zurich. Cioran insiste pour que Ionesco revienne à Paris afin que ses amis puissent aller le visiter. « Nous parlons toujours des mêmes choses, je le supplie de cesser de boire... » Il me dit qu'il ne peut pas ; « qu'il a essayé et qu'il sait qu'il ne peut y arriver ». Retourné par cette conversation, Cioran dort mal. « Ce matin, à 9 heures, il téléphone de nouveau : il est beaucoup mieux. » Moins pathétique, mais toujours aussi sérieux, le dialogue n'en est pas moins chargé d'anxiété : « Ne bois pas, si tu en ressens l'envie prends un catéchisme, dis quelque prière. » C'est comme si Cioran se sentait poussé dans ses derniers retranchements, comme si l'inquiétude fraternelle lui suggérait les remèdes ultimes. « Il me dit qu'il ne pouvait plus le faire, qu'il avait essayé dans le passé mais que maintenant cela lui était impossible. Et il recommence ses plaintes, ses récriminations. » On ne le joue plus en Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 150 - Allemagne, etc. « Je lui ai dit que tout cela n'avait aucune importance, et que ses problèmes (gloire, amour, etc.) il ne peut pas les résoudre par l'alcool ». Cioran juge que sa gloire est un poison pour Ionesco, une drogue « dont il ne connaît que les inconvénients, dont il ne tire aucun plaisir réel : une torture, une punition, une véritable agonie, mais dont il ne pourrait pas se passer. » Ionesco, suicidaire, mais que la peur retiendrait de passer à l'acte, « détresse sans nom comparable à celle de Marilyn Monroe, vedette elle aussi6 », portrait d'Eugène Ionesco au milieu des années soixante ? Mise en scène de Ionesco par soi-même pour émouvoir son confident diurne et nocturne ? Mais Cioran le trouve convaincant. Sa panique n'est pas feinte. Le dramaturge planétaire l'a réellement bouleversé. Transcription très approximative de ce que se sont dit les deux Roumains ? Interprétation par Cioran ? Manière pour lui de s'accommoder de l'obscurité relative qui enveloppe son propre nom alors que celui de Ionesco est universellement connu ? Mais Cioran aussi est assez convaincant dans ce passage des Cahiers. Il ne prend pas la pose. Il s'efforce même de combattre l'effet dévastateur de ses propres paradoxes littéraires et philosophiques. « E. me téléphone deux fois par jour de Zurich. Le matin il me promet de ne pas boire, le soir, il est soûl et me parle de suicide. Et moi, qui en ai fait l'apologie, je m'emploie à l'en détourner. » Quant aux bavardages de Ionesco, ils ont un air de déjà-vu : « J'aurais dû rester un petit fonctionnaire modeste, ne s'occupant que de sa femme et de sa fille, j'aurais été infiniment plus heureux. » (Le Gall, 2009 : 379-380) Conclusion De Beckett, Ionesco et Adamov, on peut dire que ces trois auteurs avaient un point commun notable: l'expatriation vers la France. Le premier fut le seul à connaître l’abscolue consécration scellée par le prix Nobel de Littérature. Quant aux deux autres, ils ont manifesté une forte tendance à l’autodestruction, qui a culminé dans l'abus de l’alcool. Ils ont surtout connu de profondes dépressions, Adamov ayant opté pour le suicide et Ionesco y ayant souvent pensé. Dans cet article, notre but était de retracer la trajectoire créatrice d’Adamov en faisant ressortir un certain parallélisme avec le parcours de Ionesco, ce dernier s’étant finalement distancé de l’école dite du Théâtre de l’Absurde, après s’être longtemps revendiqué, sans succès, comme le véritable précurseur du mouvement, son dépit l’ayant finalement conduit à répudier le théâtre lui- même, ce genre littéraire qui aura pourtant fait sa gloire. Quant à Adamov, il semble que ses difficultés aient été d’un ordre bassement matériel : n’ayant pas connu la gloire d’une admission à l’Académie Française, ni même d’une forte reconnaissance par la critique, il a dû se contenter du statut d’un auteur de second plan, voire d’un paria, en raison de prises de positions politiques qui lui ont valu une certaine disgrâce, dans une France gaulliste où de paisibles manifestants contre les événements d’Algérie pouvaient se retrouver noyés dans la Seine. Pour comble de malchance, il semble évident que des pièces aux relents politiques, comme La Politique des Restes, aient pâti de la comparaison avec l’oeuvre de cet illustre devancier que fut Bertolt Brecht. BIBLIOGRAPHIE ADAMOV, Arthur (1962). La Politique des Restes (Théâtre III), Paris : Gallimard ADAMOV, Arthur (1964). Ici et Maintenant, Paris : Gallimard. ADAMOV, Arthur (1981). L'Homme et l'enfant, Souvenirs, Journal, Paris: Gallimard. ADAMOV, Arthur, Paroles, Arthur Adamov par lui-même, chapitre « Critique: le deuxième Adamov, Entretien avec Lucien Attoun, IMEC, feuillet 432D69. https://www.franceculture.fr/personne-lucien-attoun.html ASSO, Annick (2009). ‘’Arthur Adamov et la dénonciation des politiques raciales’’, Onirisme et engagement chez Arthur Adamov, sous la direction de Marie-Claude Hubert et Michel Bertrand, Publications de l'Université de Provence. ESSLIN, Martin (1977). Théâtre de L’Absurde, Paris: Buchet-Chastel. IONESCO, Eugène (1966). Notes et Contre-notes, Paris: Gallimard. IONESCO, Eugène (1977) Entre La Vie et Le Rêve, Entretiens avec Claude Bonnefoy, Paris: Belfond. IONESCO, Eugène (1987). La Quête intermittente, Paris: Gallimard. KUNT, Arzu, (2008). ‘’Arthur Adamov ou la chanson du mal aimé’’, Synergies, Turquie, n° 1. LEFEBVRE, Fanny (2012). L'éclat de rire ou le suicide ? Comique, humour, ironie dans le théâtre d'Arthur Adamov à travers La Politique des restes, Sainte Europe et M. le Modéré . Littératures. Mémoire de Master II. UPPA - Université de Pau et des Pays de l'Adour. CRPHLL - Centre de Recherche en Poétique, Histoire Littéraire et Linguistique. UPPA - Université de Pau et des Pays de l'Adour : EA3003. LE GALL, André (2009). Ionesco, Paris : Flammarion. MARIE-CLAUDE Hubert (1987). Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années cinquante, Beckett, Ionesco, Adamov, Paris : José Corti. MELESE, Pierre (1973). Arthur Adamov, Paris : Seghers. NICOLE Vedres, ‘’Adamov, Chronique’’, Babelio, http://www.babelio.com/auteur/Arthur-Adamov/ 48057/videos. Société des auteurs et compositeurs dramatiques, [En ligne] http://www.sacd.fr/Hommage-a-Eugene-Ionesco- 26-11-1909-23-03- 1994.1434.0.html Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi Cilt: 10 Sayı: 51 Ağustos 2017 The Journal of International Social Research Volume: 10 Issue: 51 August 2017 - 151 -