IdeAs, 14 | 2019 IdeAs Idées d'Amériques  14 | 2019 Populismes dans les Amériques Walt Whitman, chemins parcourus Cécile Roudeau Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ideas/6768 DOI : 10.4000/ideas.6768 ISSN : 1950-5701 Éditeur Institut des Amériques Référence électronique Cécile Roudeau, « Walt Whitman, chemins parcourus », IdeAs [En ligne], 14 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ideas/6768 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideas.6768 Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020. IdeAs – Idées d’Amériques est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org http://journals.openedition.org/ideas/6768 http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/ Walt Whitman, chemins parcourus Cécile Roudeau 1 To conclude, I announce what comes after me. 2 Ainsi s’inaugure l’ultime chant des Feuilles d’herbe, salut du poète à son lecteur et compagnon de route, adieu et envoi mêlés dans l’interjection finale, « so long », cri et prière du prophète marcheur, dont le regard arrimé aux lointains s’attarde aussi, en même temps, sur les chemins parcourus, à l’instant de quitter le monde, c’est-à-dire de nous en léguer le texte. Ce texte, qui nous parvient à travers l’étendue des ans, nous tient autant que nous y tenons, autant que nous le tenons, corps fugace, labile, et impérieux, entre nos mains. 3 Walt Whitman, né en 1819, à Long Island, la même année que l’homme au cachalot, Herman Melville, que John Ruskin et George Eliot en Angleterre, et un an après Frederick Douglass, cette autre voix de l’Amérique, aurait donc eu deux cents ans cette année, et alors que les États-Unis d’Amérique célèbrent le poète qui les a tant chantés, qui, de son chant, en a fait « le plus grand poème », Whitman – l’homme et le texte, ou peut-être faudrait-il dire, l’homme-texte tant les deux désirent ne faire qu’un – continue de nous interpeller, au gré de ses multiples contradictions. Prenant Whitman au mot, qui se dépeint, à la lueur chancelante de la première vieillesse, lui et son livre, jetant un dernier regard en arrière, sur les chemins parcourus (« So here I sit gossiping in the early candle-light of old age—I and my book—casting backward glances over our travel'd road »), ce dossier revient sur les lectures de Whitman, depuis un présent que le poète lui-même avait anticipé, dont il avait même désiré qu’il se souvînt d’un texte happé par son propre devenir. S’adressant aux poètes à venir (« poets to come ») qui seront les relais de sa voix, rugissante ou intime, le poème/poète sait qu’il faudra au moins un siècle (« nothing less than a hundred years from now ») pour juger de la « valeur » de ce volume qu’il appelle une « sortie » – en français dans le texte. Si l’œuvre, toujours inachevée, est ancrée dans le siècle – « ces trente années de 1850 à 1880 » » qu’elle embrasse et livre « à vous, lecteurs », elle se veut aussi un souffle vivant, fièrement propulsé vers l’avenir. Ce « maintenant », emersonien, whitmanien, américain sans doute, ou du moins construit comme tel, est celui du « yawp » poétique et barbare ; instant de l’éjaculation poétique, il est aussi celui de la rencontre, de Walt Whitman, chemins parcourus IdeAs, 14 | 2019 1 l’entrecroisement des temporalités, celle du texte et celle du camarade-lecteur, une rencontre, un toucher, que ce dossier réitère par-delà les frontières et les siècles. 4 Car si Whitman défie la circonscription de l’instant, son écriture se projette aussi hors des contours géopolitiques des nations qu’il voit se constituer dans le bruit et la fureur des guerres et des révolutions : la ferveur démocratique de 1848, le sombre vacarme de la guerre de Sécession qui résonne, lugubre et beau, de part et d’autre du livre, comme il traverse les autres écrits en prose du poète : Democratic Vistas (1871), Memoranda During the War (1875-76) ou Specimen Days (1882). Ces chants excèdent leur moment, et le terreau d’où ils surgissent. Delphine Rumeau revient sur un Whitman hémisphérique, Whitman américain, c’est-à-dire mexicain, brésilien, chilien, enrôlé, dès les années 1920, dans les combats du prolétariat mondial, un Whitman démocratique car socialiste, mobilisé, avec et contre la lettre de ses poèmes, contre l’impérialisme états-unien. Voix des prolétaires, ce Whitman-là, est aussi soviétique, britannique, montre-t-elle, mais si son chant révolutionnaire trouve un écho, à la même époque, dans le Harlem de la Renaissance afro-américaine, il faillira à emporter dans son élan les voix amérindiennes. De fait, il demeure des ombres dans le Whitman solaire et démocratique, qu’il serait vain, voire délétère, de vouloir masquer. Kenneth Price affronte la question épineuse de ce « Whitman noir », dont les écrits en prose révèlent les ambiguïtés, la tiédeur politique quand il s’agit, par exemple, de prendre parti pour le vote afro-américain. Serait-il temps de détrôner le barde, voire de ne plus lire, ne plus enseigner, des textes trop vite canonisés peut-être par l’institution littéraire ? Comment lire Whitman à l’heure de Black Lives Matter, deux siècles après sa naissance, dans une autre Amérique ? 5 Comment lire Whitman est aussi ce que nous invite à penser Thomas C. Austenfeld qui remet sur le métier la question de l’épique et du lyrique. Faut-il se laisser emporter par l’ampleur continentale du verbe whitmanien, l’incommensurable poussée de ses vers dont le rêve fou est d’embrasser l’Amérique, ou s’agit-il d’écouter, sous le tumulte et le rugissement patriotique, la voix intime, le lamento déchirant d’un moi en lambeaux, quand le flux turgescent laisse place au ressac et que le « je » lui-même se retire et se perd ? Ce lyrisme qu’on a parfois eu tendance à oublier émerge plus que jamais si l’on accepte de se laisser porter par la pulsation du poème dégagé des contraintes d’une forme fixe, sinon d’un genre – par le rythme d’un poème-danse alliant mouvement et beauté. Allant à l’encontre des chorégraphies rigides des ballets classiques, Whitman, souligne Adeline Chevrier-Bosseau, laisse danser les corps masculins hors des conventions genrées de son temps pour célébrer une sensualité que la danseuse et chorégraphe Isadora Duncan, « fille spirituelle de Walt Whitman » – c’est elle qui le dit – saura offrir à la scène américaine. Le corps des danseurs, vigoureux, électrique, exulte de santé et incarne l’action. Mais est-il aussi opposé à toute forme de régulation que la critique a voulu le dire et le croire ? Whitman, auteur sous pseudonyme d’un pamphlet intitulé Manly Health and Training (1858), Whitman journaliste au Brooklyn Eagle, impliqué dans les réformes urbaines des années 1840 et défenseur d’une administration municipale démocratique, a sans doute plus à nous dire qu’il n’y paraît sur la pratique politique et esthétique d’un en-commun toujours à venir, d’une organisation moins anarchique que démocratiquement instituée. Jeter un regard en arrière sur l’œuvre de Walt Whitman, comme il nous invite à le faire, deux cents ans après sa naissance, c’est ainsi retrouver, sous l’image que l’on croyait connaître, les contradictions d’un poète rétif à l’embrigadement dans une quelconque catégorie, c’est renouer avec l’énergie des Walt Whitman, chemins parcourus IdeAs, 14 | 2019 2 commencements et la beauté trouble, inconclusive, d’une expérimentation toujours continuée. AUTEUR CÉCILE ROUDEAU Cécile Roudeau est professeur de littérature des États-Unis à l’Université de Paris, où sa recherche porte sur le long dix-neuvième américain, l’articulation de l’esthétique et de la politique, de la littérature et de l’histoire. Auteur de La Nouvelle-Angleterre : Politique d’une écriture (PUPS, 2012), C. Roudeau a publié de nombreux articles dans des journaux français, européens et américains (ESQ, William James Studies, RFEA, EJAS…). Récemment, elle a contribué à l’ouvrage Whitman & Dickinson: a Colloquy (U. of Iowa P., 2018), dirigé par Eric Athenot et Cristanne Miller, et travaille actuellement à deux monographies : Fictions d’un en-commun : lectures de la littérature américaine au XIXesiècle et Beyond Stateless Literature : Practices of Democratic Power in Nineteenth-Century US Literature.Cécile Roudeau est directrice du LARCA- UMR 8225, responsable d’A19, le séminaire sur la littérature américaine du XIXe siècle à l’Université de Paris, et co-rédactrice en chef de Transatlantica, revue en ligne de l’Association française d’études américaines. Walt Whitman, chemins parcourus IdeAs, 14 | 2019 3 Walt Whitman, chemins parcourus